INTRODUCTION A L’ÉTl'DE DE LA MÉDECINE EXPÉRIMENTALE TRAVAUX DU MEME AUTEUR : Recherches expérimentales sur 1cm rond ions «lu nerf spinal on accessoire de Wiiiis (Mémoires présentés par divers savants étrangers à l'Académie des sciences. Paris, 1851, t. XI). Nouvelle fonction gique consiste non-seulement dans 1 àmelioiation des instruments et des procédés opératoires, mais suitout °t plus dans l’usage raisonné et bien i(gh de \exp< rfftientation comparative. Nous avons dit ailleurs (page 97) qu il ne lallait pas DE 1,’EXPÉKIMENTATION CHEZ LES ÊTRES VIVANTS. confondre la contre-épreuve expérimentale avec l’ex- périmentation comparative. La contre-épreuve ne fait aucunement allusion aux causes d’erreurs qui peuvent se rencontrer dans l’observation du fait; elle les sup- pose toutes évitées, et elle 11e s’adresse qu’au raisonne- ment expérimental; elle n’a en vue que de juger si la relation que l’on a établie entre un phénomène et sa cause prochaine est exacte et rationnelle. — La contre- épreuve n’est donc qu’une synthèse qui vérifie une analyse, ou une analyse qui contrôle une synthèse. L’expérimentation comparative au contraire 11e porte (pie sur la constatation du fait et sur l ’art de le dégager des circonstances ou des autres phénomènes avec les- quels il peut être mêlé. L’expérimentation comparative 11’est pourtant pas précisément ce que les philosophes ont appelé la méthode par différence. Quand un expé- rimentateur est en face des phénomènes complexes dus aux propriétés réunies de divers corps, il procède par différenciation, c’est-à-dire qu’il sépare successivement chacun de ces corps un à un, et voit par différence ce qui appartient à chacun d’eux dans le phénomène total. Mais cette méthode d’exploration suppose deux choses : elle suppose d’abord que l’on sait quel est le nombre des corps qui concourent à l’expression de l’ensemble du phénomène; et ensuite elle admet que ces corps ne se combinent point de manière à confondre leur action dans une résultante harmonique finale. En physiologie la méthode des différences est rarement applicable, parce qu’on 11e peut presque jamais se flatter de con- naître tous les corps et toutes les conditions qui entrent CONSIDERATIONS SPÉCIALES AUX ÊTRES VIVANTS. dans l’expression d’un ensemble de phénomènes, et parce qu’ensuite, dans une infinité de cas, divers orga- nes du corps peuvent se suppléer dans les phénomènes qui leur étaient en partie communs, et dissimuler plus nu moins ce qui résulte de l’ablation d’une partie limitée, •le suppose, par exemple, que l’on paralyse isolément et successivement tout le corps en n’agissant ({lie sur un seul muscle à la fois, le désordre produit par le muscle paralysé sera plus ou moins remplacé et rétabli par les muscles voisins, et l’on arriverait finalement à conclure que chaque muscle en particulier entre pour peu de chose dans les mouvements du corps. On a très-bien exprimé la nature de cette cause d’erreur en la compa- rut à ce qui arriverait à un expérimentateur qui sup- primerait l’une après l’autre chacune des briques qui servent de base ii une colonne. Il verrait, en effet, que la soustraction successive d’une seule brique à la lois Ne fait pas chanceler la colonne, et il arriverait à en conclure logiquement mais faussement qu’aucune de ces briques ne sert à soutenir la colonne. L’expérimen- tation comparative en physiologie répond à une tout autre idée : car elle a pour objet de réduire a 1 unité la recherche la plus complexe, et pour résultat d éliminei eu bloc toutes les causes d’erreurs connues ou io connues. Les phénomènes physiologiques sont tellement com plexes, qu’il ne serait jamais possible d expérimente! avec quelque rigueur sur les animaux vivants, s il fallait Nécessairement déterminer toutes les modifications que l’on peut apporter* dans l’organisme sur lequel on opère. DE L’EXPÉRIMENTATION CHEZ LES ÊTRES VIVANTS. Mais heureusement il nous suffira de bien isoler le seul phénomène sur lequel doit porter notre examen, en le séparant, à l’aide de l’expérimentation comparative, de toutes les complications qui peuvent l’environner. Or, l’expérimentation comparative atteint ce but en ajoutant dans un organisme semblable, qui doit servir de comparaison, toutes les modifications expérimen- tales, moins une, qui est celle que l’on veut dé- gager. Si l’on veut savoir, par exemple, quel est le résultat de la section ou de l’ablation d’un organe profondément situé, et qui ne peut être atteint qu’en blessant beaucoup d’organes circonvoisins, on est nécessairement exposé ;'i confondre dans le résultat total ce qui appartient aux lésions produites par le procédé opératoire avec ce qui appartient proprement à la section et à l’ablation de l’organe dont on veut juger le rôle physiologique. Le seul moyen d'éviter l’erreur consiste à pratiquer sur un animal semblable une opération identique, mais sans faire la section ou l’ablation de l’organe sur lequel on expérimente. On a alors deux animaux chez lesquels toutes les conditions expérimentales sont les mêmes sauf une, l’ablation d’un organe, dont les effets se trou- vent alors dégagés et exprimés par la différence que l’on observe entre les deux animaux. L’expérimentation comparative est une règle générale et absolue en mé- decine expérimentale, et elle s’applique à toute espèce de recherche, soit qu’on veuille connaître les effets sur l’économie des agents divers qui exercent une influence sur allé, soit qu’on veuille reconnaître par des expé- CONSIDERATIONS SPECIALES AUX ÊTRES VIVANTS. 225 riences de vivisection le rôle physiologique des diverses parties du corps. Tantôt l’expérimentation comparative peut être faite sur deux animaux de la même espèce et pris dans des conditions aussi comparables que possible; tantôt il faut faire l’expérience sur le même animal. Quand on agit sur deux animaux, il faut, ainsi que nous venons de le dire, placer les deux animaux semblables dans les mêmes conditions moins une, celle que l’on veut com- parer. Cela suppose que les deux animaux comparés sont assez semblables pour que la différence que l'on constate sur eux, à la suite de l’expérience, ne puisse pas être attribuée à une différence tenant à leur organisme même. Quand il s'agit d’expérimenter sur des organes ou sur des tissus dont les propriétés sont fixes et faciles a distinguer, la comparaison faite sur deux animaux de la même espèce suffit, mais quand au contraire on Veut comparer des propriétés mobiles et délicates, il faut alors faire la comparaison sur le même animal, soit que la nature de l’expérience permette d’expéri- menter sur lui successivement et à des reprises diffé- rentes, soit qu’il faille agir au même moment et simul- tanément sur des parties similaires du même individu, fm effet, les différences sont plus difficiles à saisir a mesure que les phénomènes qu’on veut étudier devien- nent plus mobiles et plus délicats; sous ce rapport, jamais aucun animal n’est absolument comparable a un ,rmtre, et de plus, ainsi que nous lavons déjà dit, le même animal n est pas non plus comparable a lui- même dans les différents moments où on 1 examine, soit DE L’EXPERIMENTATION CHEZ LES ÊTRES VIVANTS. parce qu’il est dans des conditions de nutrition diffe- rentes, soit parce que son organisme est devenu moins sensible en ayant pu s’habituer à la substance qu'on lui a donnée ou à l’opération qu’on lui fait subir. Enfin, il arrive quelquefois qu’il faut étendre l'expé- rimentation comparative en dehors de l’animal, parce que les causes d’erreurs peuvent aussi se rencontrer dans les instruments que l’on emploie pour expéri- menter. Je me borne ici à signaler et à définir le principe de l’expérimentation comparative; il sera développé a propos des cas particuliers dans le cours de cet ouvrage. Je citerai, dans la troisième partie de cette introduc- tion, des exemples propres a démontrer l’importance de l’expérimentation comparative, qui est la véritable base de la médecine expérimentale ; il serait facile en effet de prouver que presque toutes les erreurs expé- rimentales viennent de ce qu’on a négligé de juger comparativement les faits, ou de ce que l’on a cru comparables des cas qui ne l’étaient pas. § IX. — De l'emploi du calcul dans l'étude des phénomènes des êtres vivants; des moyennes et de la statistique. Dans les sciences expérimentales, la mesure des phé- nomènes est un point fondamental, puisque c’est par la détermination quantitative d’un effet, relativement a une cause donnée que la loi des phénomènes peut être établie. Si en biologie on veut arriver à connaître les lois de la vie, il faut donc non-seulement observer et constater les phénomènes vitaux, mais de plus il faut CONSIDÉRATIONS SPÉCIALES AUX ÊTRES VIVANTS. fixer numériquement les relations d'intensité dans les- quelles ils sont les uns par rapport aux autres. Cette application des mathématiques aux phéno- mènes naturels est le but de toute science, parce que l’expression de la loi des phénomènes doit toujours être mathématique. Il faudrait pour cela que les données soumises au calcul fussent des résultats de faits suffi- samment analysés de manière à être sur qu’on connaît complètement les conditions des phénomènes entre lesquels on veut établir une équation. Or, je pense que les tentatives de ce genre sont prématurées dans la plu- part des phénomènes de la vie, précisément parce que ces phénomènes sont tellement complexes, qu’à côté de quelques-unes de leurs conditions que nous connais- sons, nous devons non-seulement supposer, mais être certain, qu’il en existe une foule d'autres qui nous sont encore absolument inconnues. Je crois qu’actuelle- ment la voie la plus utile à suivre pour la physiologie et pour la médecine est de chercher à découvrir des faits nouveaux, au lieu d’essayer de réduire en équations ceux que la science possède. Ce n’est point que je con- damne l'application mathématique dans les phéno- mènes biologiques, car c’est par elle seule que, dans la suite, la science se constituera ; seulement j ’ai la con- viction (pie l’équation générale est impossible pour le moment, l’étude qualitative des phénomènes devant nécessairement précéder leur étude quantitative. Les physiciens et les chimistes ont déjà essayé bien souvent de réduire au calcul les phénomènes physico- chimiques des êtres vivants. Parmi les anciens, aussi DE L’EXPÉRIMENTATION CHEZ LES ÊTRES VIVANTS. bien que parmi les modernes, des physiciens et des chimistes les plus éminents ont voulu établir les prin- cipes d’une mécanique animale et les lois d'une stati- que chimique des animaux. Bien que les progrès des sciences physico-chimiques aient rendu la solution de ces problèmes plus abordable de nos jours que par le passé, cependant il me paraît impossible d’arriver ac- tuellement à des conclusions exactes parce que les bases physiologiques manquent pour asseoir tous ces calculs. On peut bien sans doute établir le bilan de ce que consomme un organisme vivant en aliments et de ce qu’il rend en excrétions, mais ce ne seront là que de purs résultats de statistique incapables d’apporter la lumière sur les phénomènes intimes de la nutrition chez les êtres vivants. Ce serait, suivant l’expression d’un chimiste hollandais, vouloir raconter ce qui se passe dans une maison en regardant ce qui entre par la porte et ce qui sort par la cheminée. On peut fixer exactement les deux ternies extrêmes de la nutrition, mais si l’on veut ensuite interpréter l’intermédiaire qui les sépare, on se trouve dans un inconnu dont 1 ima- gination crée la plus grande partie, et d’autant plus facilement que les chiffres se prêtent souvent merveil- leusement à la démonstration des hypothèses les plus diverses. 11 y a vingt-cinq ans, à mon début dans la carrière physiologique, j’essayai, je crois, un des pre- miers, de porter l’expérimentation dans le milieu in- térieur de l’organisme, afin de suivre pas à pas et expé- rimentalement toutes ces transformations de matières que les chimistes expliquaient théoriquement, J’insti- CONSIDÉRATIONS SPÉCIALES AUX ÊTRES VIVANTS. tuai alors dos expériences pour rechercher comment se détruit dans l’être vivant le sucre, un des principes alimentaires les mieux définis. Mais, au lieu de m’in- struire sur la destruction du sucre, mes expériences me conduisirent à découvrir (!) qu’il se produit constam- ment du sucre dans les animaux, indépendamment de la nature de l’alimentation. De plus, ces recherches me donnèrent la conviction qu’il s’accomplit dans le milieu organique animal une infinité de phénomènes physico-chimiques très-complexes qui donnent nais- sance à beaucoup d’autres produits que nous ignorons encore, et dont les chimistes ne tiennent par conséquent aucun compte dans leurs équations de statique. Ce qui manque aux statiques chimiques de la vie ou aux diverses appréciations numériques que l’on donne des phénomènes physiologiques, ce ne sont certaine- ment point les lumières chimiques ni la rigueur des calculs; mais ce sont leurs hases physiologiques qui, la plupart du temps, sont fausses par cela seul qu’elles sont incomplètes. On est ensuite conduit à l’erreur d’autant plus facilement qu’on part de ce résultat expérimental incomplet, et qu’on raisonne sans vérifier à chaque pas les déductions du raisonnement. Je vais citer des exem- ples de ces calculs que je condamne en les prenant dans des ouvrages pour lesquels j’ai d’ailleurs la plus grande estime. MM. Bidder et Schmidt (de Dorpat) ont publié en 1852 des travaux très-importants sur la digestion et sur la nutrition. Leurs recherches contiennent des (1) Voyez la troisième partie de cette introduction. DE L’EXPÉRIMENTATION CHEZ IÆS ÊTRES VIVANTS. matériaux bruts, excellents et très-nombreux; mais les déductions de leurs calculs sont souvent selon moi hasardées ou erronées. Ainsi, par exemple, ces au- teurs ont pris un chien pesant 16 kilogrammes, ils ont placé dans le conduit de la glande sous-maxillaire un tube par lequel s’écoulait la sécrétion, et ils ont obtenu en une heure 5gr,6/ff) de salive; d’où ils concluent que pour les deux glandes cela doit faire llRr,280. Ils ont ensuite placé un autre tube dans le conduit d’une glande parotide du môme animal, et ils ont obtenu en une heure 8gr,790 de salive, ce qui pour les deux glan- des parotides équivaudrait à 17gr,580. Maintenant, ajou- tent-ils, si l’on veut appliquer ces nombres à l’homme, il faut établir que l’homme étant environ quatre fois plus pesant que le chien en question, nous offre un poids de G/i kilogrammes; par conséquent le calcul établi sur ce rapport nous donne pour les glandes sous-maxillai- res de l’homme k5 grammes de salive en une heure, soit par jour lki',082. Pour les glandes parotides nous avons en une heure 70 grammes, soit par jour lkîl,687; ce qui, réduction faite de moitié, donnerait environ 1ki7i0 de salive sécrétée en vingt-quatre heures par les glandes salivaires d’un homme adulte, etc. (1). 11 n’y a dans ce qui précède, ainsi que le sentent bien les auteurs eux-mêmes, qu’une chose qui soit vraie, c’est le résultat brut qu’on a obtenu sur le chien, mais tous les calculs qu'on en déduit sont établis sur des (1) Bidder et Schmidt, Die Verdaungssafte und der Stoffwechsel. Milau und Leipzig, 1852. S. 12. C0NS1DÉRAT10NS SPÉCIALES AUX ÊTRES VIVANTS. bases fausses ou contestables; d’abord il n’est pas exact de doubler le produit d’une des glandes pour avoir celui des deux, parce que la physiologie apprend que le plus souvent les glandes doubles sécrètent alter- nativement, et que, quand l’une sécrète beaucoup, l’au- tre sécrète moins; ensuite, outre les deux glandes sali- vaires sous-maxillaire et parotide, il en existe encore d’autres dont il n’est pas fait mention. Il est ensuite inexact de croire qu’en multipliant par 2/i le produit de la salive d’une heure, on ait la salive versée dans la bou- che de l’animal en vingt-quatre heures. En effet, la sé- crétion salivaire est éminemment intermittente et n’a lieu qu’au moment du repas ou d’une excitation; pendant tout le reste du temps, la sécrétion est nulle ou insi- gnifiante. Enfin la quantité de salive qu’on a obtenue des glandes salivaires du chien mis en expérience n’est, pas une quantité absolue; elle aurait été nulle si l’on n’avait pas excité la membrane muqueuse buccale, elle aurait pu être plus ou moins considérable si l’on avait employé une autre excitation plus forte ou plus faible que celle du vinaigre. Maintenant, quant à l’application des calculs précé- dents à l’homme, elle est, encore plus discutable. Si l’on avait multiplié la quantité de salive obtenue par le poids des glandes salivaires, on aurait obtenu un rap- port plus rapproché, mais je n’admets pas qu’on puisse calculer la quantité de salive sur le poids de tout le corps pris en masse. L’appréciation d’un phénomène par kilo du corps de l’animal me paraît tout à fait inexacte, quand on y comprend des tissus de toute na- DE L’EXPERIMENTATION CHEZ LES ÊTRES VIVANTS. ture et étrangers à la production du phénomène sur lequel on calcule. Dans la partie de leurs recherches qui concerne la nutrition, MM. Bidder et Schmidt ont donné une expé- rience très-importante et peut-être une des plus labo- rieuses qui aient jamais été exécutées. Ils ont fait, au point de vue de l’analyse élémentaire, le bilan de tout ce qu’une chatte a pris et rendu pendant huit jours d’alimentation et dix-neuf jours d’abstinence. Mais cette chatte s’est trouvée dans des conditions physiologiques qu’ils ignoraient; elle était pleine et elle mit bas ses petits au dix-septième jour de l’expérience. Dans cette circonstance les auteurs ont considéré les petits comme des excréments et les ont calculés avec les substances éliminées comme une simple perte de poids (1). Je crois qu'il faudrait justifier ces interpré- tations quand il s’agit de préciser des phénomènes aussi complexes. En un mot, je considère que, si dans ces travaux de statique chimique appliqués aux phénomènes de la vie, les chiffres répondent à la réalité, ce n’est (pie par ha- sard ou parce que le sentiment des expérimentateurs dirige et redresse le calcul. Toutefois je répéterai que la critique que je viens de faire ne s’adresse pas en prin- cipe a l’emploi du calcul dans la physiologie, mais qu elle est seulement relative à son application dans l’é- tat actuel de complexité des phénomènes de la vie. Je suis d’ailleurs heureux de pouvoir ici m’appuyer sur (t) Bidder el Schmidt, loc. cit., p. 397. CONSIDÉRATIONS SPÉCIALES AUX ÊTRES VIVANTS. l'opinion de physiciens et de chimistes les plus compé- tents en pareille matière. MM. Régnault et Reiset, dans leur beau travail sur la respiration, s’expriment ainsi à propos des calculs que l’on a donnés pour établir la théorie de la chaleur animale : « Nous ne doutons pas que la chaleur animale 11e soit produite entièrement par les réactions chimiques qui se passent dans l’économie; mais nous pensons que le phénomène est beaucoup trop complexe pour qu’il soit possible de le calculer d’après la quantité d’oxygène consommé. Les substan- ces qui se brûlent par la respiration sont formées en général de carbone, d’hydrogène, d’azote ou d’oxygène, souvent en proportions considérables; lorsqu’elles se détruisent complètement par la respiration, l’oxygène qu'elles renferment contribue à la formation de l’eau et de l'acide carbonique, et la chaleur qui se dégage est alors nécessairement bien différente de celle que pro- duiraient, en se brûlant, le carbone et I hydrogène, supposés libres. Ces substances ne se détruisent d’ail- leurs pas complètement, une portion se transforme en d’autres substances qui jouent des rôles spéciaux dans l’économie animale, ou qui s’échappent, dans des excré- tions, à l’état de matières très-oxydées (urée, acide urique). Or, dans toutes ces transformations et dans les assimilations de substances qui ont lieu dans les orga- nes, il y a dégagement ou absorption de chaleur; mais les phénomènes sont évidemment tellement complexes, qu’il est peu probable qu’011 parvienne jamais à les soumettre au calcul. C’est donc par une coïncidence fortuite que les quantités de chaleur, dégagées par un DE L’EXPERIMENTATION CHEZ LES ÊTRES VIVANTS. animal, se sont trouvées, dans les expériences de La- voisier, de Dulong et de Despretz, à peu prés égales ;i celles que donneraient en brûlant le carbone contenu dans l’acide carbonique produit, et l’hydrogène dont on détermine la quantité par une hypothèse bien gra- tuite, en admettant que la portion de l’oxygène con- sommée qui ne se retrouve pas dans l’acide carbonique ii servi à transformer cet oxygène en eau (1). » Les phénomènes chimico-physiques de l’organisme vivant sont donc encore aujourd’hui trop complexes pour pouvoir être embrassés dans leur ensemble autre- ment que par des hypothèses. Pour arriver à la solu- tion exacte de problèmes aussi vastes, il faut com- mencer par analyser les résultantes de ces réactions compliquées, et les décomposer au moyen de l’expéri- mentation en questions simples et distinctes. .Lai*déjà fait quelques tentatives dans cette voie analytique, en montrant qu’au lieu d’embrasser le problème de la nu- trition en bloc, il importe d’abord de déterminer la nature des phénomènes physico-chimiques qui se pas- sent dans un organe formé d'un tissu défini, tel qu’un muscle, une glande, un nerf; qu’il est nécessaire en même temps de tenir compte de l’état de fonction ou de repos de l’organe. J’ai montré de plus que I on peut régler à volonté l’état de repos et de fonction d’un or- gane à l aide de ses nerfs, et que l’on peut même agir sur lui localement en se mettant à l’abri du retentisse- (1) Voy. Régnault et Ileiset, Recherches chimiques sur la respira- tion des animaux des diverses classes {Ann. de chimie et de physique, IIIe série, t. XXVI, p. 217). CONSIDÉRATIONS SPÉCIALE5 AUX ÊTRES VIVANTS. ment sur l’organisme, quand on a préalablement séparé les nerfs périphériques des centres nerveux (1). Quand on aura ainsi analysé les phénomènes physico-chimi- ques propres à chaque tissu, à chaque organe, alors seulement on pourra essayer de comprendre l'ensemble de la nutrition et de faire une statique chimique fondée sur une base solide, c’est-à-dire sur l’étude de faits physiologiques précis, complets et comparables. Ine autre forme d application très-fréquente des ma- thématiques à la biologie se trouve dans l’usage des moyennes ou dans l’emploi de la statistique qui, en médecine et en physiologie, conduisent pour ainsi dire nécessairement à l’erreur. 11 y a sans doute plusieurs raisons pour cela; mais le plus grand écueil de l’ap- plication du calcul aux phénomènes physiologiques, est toujours au fond leur trop grande complexité qui les empêche d’être définis et suffisamment comparables entre eux. L’emploi des moyennes en physiologie et en médecine ne donne le plus souvent qu’une fausse pré- cision aux résultats en détruisant le caractère biologique des phénomènes. On pourrait distinguer, à notre point de vue, plusieurs espèces de moyennes : les moyennes physiques, les moyennes chimiques et les moyennes physiologiques ou pathologiques. Si l’on observe, par exemple, le nombre des pulsations et l’intensité de la pression sanguine par les oscillations d’un instrument (1) Claude Bernard, Sur le changement de couleur du sang dans l’é- tat de fonction et de repos des glandes. — Analyse du sang des muscles au repos et en contraction. Leçons sur les liquides de Vorganisme. Paris, 1859. DE L’EXPÉRIMENTATION CHEZ LES ÊTRES VIVANTS. hémométrique pendant toute une journée et qu’on prenne la moyenne de tous ces chiffres pour avoir la pression vraie ou moyenne du sang, ou pour connaître le nombre vrai on moyen de pulsations, on aura préci- sément des nombres faux. En effet, la pulsation dimi- nue de nombre et d’intensité à jeun et augmente pendant la digestion ou sous d’autres influences de mouvement ou de repos; tous ces caractères biologiques du phéno- mène disparaissent dans la moyenne. On fait aussi très- souvent usage des moyennes chimiques. Si l’on recueille l’urine d’un homme pendant vingt-quatre heures et qu’on mélange toutes les urines pour avoir l’analyse de l’urine moyenne, on a précisément l’analyse d’une urine qui n’existe pas; car à jeun l’urine diffère de celle de la digestion, et ces différences disparaissent dans h' mélange. Le sublime du genre a été imaginé par un physiologiste qui, ayant pris de l’urine dans un urinoir de la gare d’un chemin de fer où passaient des gens de toutes les nations, crut pouvoir donner ainsi l’analyse de l’urine moyenne européenne ! A côté de ces moyennes physiques et chimiques, il y a les moyennes physiolo- giques, ou ce qu’on pourrait appeler les descriptions moyennes de phénomènes qui sont encore plus fausses. Je suppose qu un médecin recueille un grand nombre d’observations particulières sur une maladie, et qu’il fasse ensuite une description moyenne de tous les sym- ptômes observés dans les cas particuliers; il aura ainsi une description qui 11e se trouvera jamais dans la na- ture. I)e même en physiologie il ne faut jamais donner des descriptions moyennes d’expériences, parce que les G0NS1DÉRATI0NS SPÉCIALES AUX ÊTRES VIVANTS. vrais rapports des phénomènes disparaissent dans cette moyenne ; quand on a affaire à des expériences com- plexes et variables; il faut en étudier les diverses cir- constances et ensuite donner l'expérience la plus par- faite comme type, mais qui représentera toujours un fait vrai. Les moyennes, dans les cas où nous venons de les considérer, doivent donc être repoussées parce qu’elles confondent en voulant réunir, et faussent en voulant simplifier. Les moyennes ne sont applicables qu'à la réduction de données numériques variant très- peu et se rapportant à des cas parfaitement déterminés et absolument simples. Je signalerai encore comme entachée de nombreuses causes d’erreurs la réduction des phénomènes physio- logiques au kilo d’animal. Cette méthode est fort em- ployée par les physiologistes depuis un certain nombre d’années dans l’étude des phénomènes de la nutrition (voy. page 230). On observe, par exemple, ce qu’un ani- mal consomme d’oxygène ou d’un aliment quelconque en un jour; puis on divise par le poids de l’animal et l’on en tire la consommation d’aliment ou d’oxygène par kilo d’animal. On peut aussi appliquer cette mé- thode pour doser l’action des substances toxiques ou médicamenteuses. On empoisonne un animal avec une dose limite de strychnine ou de curare, et l’on divise la quantité de poison administrée par le poids du corps pour avoir la quantité de poison par kilo. 11 faudrait, pour être plus exact, dans les expériences (pie nous ve- nons de citer, calculer non par kilo du corps de l’ani- mal. pris en masse, mais par kilo du sang et de l’élé- DE I .EX l*É R1M EN T AT I ON CHEZ LES ÊTRES VIVANTS. ment sur lequel agit le poison ; sans cela on ne saurait tirer de ces réductions aucune loi directe. Mais il res- terait encore d’autres conditions qu’il faudrait de même établir expérimentalement et qui varient avec 1 âge, la taille, l’état de digestion, etc.; telles sont toutes les conditions physiologiques, qui, dans ces mesures, doi- vent toujours tenir le premier rang. En résumé, toutes les applications du calcul seraient excellentes si les conditions physiologiques étaient bien exactement déterminées. C’est donc sur la détermina- tion de ces conditions que le physiologiste et le médecin doivent concentrer pour le moment tous leurs efforts. Il faut d’abord déterminer exactement les conditions de chaque phénomène; c’est là la véritable exactitude bio- logique, et sans cette première étude toutes les données numériques sont inexactes, et d’autant plus inexactes qu’elles donnent des chiffres qui trompent et en im- posent par une fausse apparence d’exactitude. Quant il la statistique, ou lui fait jouer un grand rôle en médecine, et dès lors elle constitue une question médicale qu’il importe d’examiner ici. La première condition pour employer la statistique, c'est que les faits auxquels on l’applique soient exactement observés afin de pouvoir être ramenés à des unités comparables entre elles. Or, cela ne se rencontre pas le plus souvent en médecine. Tous ceux qui connaissent les hôpitaux savent de quelles c aises d’erreurs grossières ont pu être empreintes les déterminations qui servent de base à la statistique. Très-souvent le nom des maladies a été donné au hasard, soit parce que le diagnostic était CONSIDÉRATIONS SPECIALES ALIX ÊTRES VIVANTS. obscur, soit parce que la cause de mort a été inscrite sans y attacher aucune importance scientifique, par un élève qui if avait pas vu le malade, ou par une personne de l’administration étrangère à la médecine. Sous ce rapport, il ne pourrait y avoir de statistique pathologique valable que celle qui est faite avec des résultats recueillis par le statisticien lui-même. Mais dans ce cas même, ja- mais deux malades ne se ressemblent exactement; l’âge, le sexe, le tempérament, et une foule d'autres circon- stances apporteront toujours des différences, d’où il ré- sulte que la moyenne ou le rapport que l’on déduira de la comparaison des faits sera toujours sujet à contesta- tion. Mais, même par hypothèse, je ne saurais admettre que les faits puissent jamais être absolument identiques et comparables dans la statistique, il faut nécessaire- ment qu'ils diffèrent par quelque point, car sans cela la statistique conduirait à un résultat scientifique, ab- solu, tandis qu’elle ne peut donner qu’une probabilité, mais jamais une certitude. J’avoue que je ne comprends pas pourquoi on appelle lois les résultats qu’on peut tirer de la statistique; car la loi scientifique, suivant moi, 11e peut être fondée que sur une certitude et sur un déterminisme absolu et non sur une probabilité. Ce serait sortir de mon sujet que d’aller m’égarer dans toutes les explications qu’on pourrait donner sur la valeur des méthodes de statistique fondées sur le cal- cul des probabilités ; mais cependant il est indispensa- ble que je dise ici ce que je pense de l’application de la statistique aux sciences physiologiques en général, et à la médecine en particulier. DE CHEZ LES ÊTRES VIVANTS. Il faut reconnaître dans toute science deux classes de phénomènes, les uns dont la cause est actuellement déterminée, les autres dont la cause est encore indéter- minée. Pour tous les phénomènes dont la cause est dé- terminée, la statistique n’a rien à faire; elle serait même absurde. Ainsi, dès que les circonstances de l’ex- périence sont bien établies, on ne peut plus faire de statistique : on n’ira pas, par exemple, rassembler les cas pour savoir combien de fois il arrivera que l’eau soit formée d’oxygène et d’hydrogène; pour savoir combien de fois il arrivera qu’en coupant le nerf sciatique on ait la paralysie des muscles auxquels il se rend. Les effets arriveront toujours sans exception et nécessaire- ment, parce que la cause du phénomène est exacte- ment déterminée. Ce n’est donc que lorsqu’un phéno- mène renferme des conditions encore indéterminées qu’on pourrait faire de la statistique; mais ce qu’il faut savoir, c’est qu’on 11e fait de la statistique que parce (pi on est dans h impossibilité de faire autrement ; car jamais la statistique, suivant moi, 11e peut donner la vérité scientifique et 11e peut constituer par conséquent une méthode scientifique définitive. U11 exemple expli- quera ma pensée. Des expérimentateurs, ainsi que nous le verrons plus loin, ont donné des expériences dans lesquelles ils ont trouvé que les racines rachi- diennes antérieures étaient insensibles; d’autres expé- rimentateurs ont donné des expériences dans lesquelles ils ont trouvé que les mêmes racines étaient sensibles. Ici les cas paraissaient aussi comparables que possible; il s’agissait de la même opération faite par le même CONSIDÉR AXIONS SPÉCIALES AUX ÊTRES VIVANTS. procédé, sur les mêmes animaux, sur les mêmes raci- nes rachidiennes. Fallait-il alors compter les cas posi- tifs et négatifs et dire : La loi est que les racines anté- rieures sont sensibles, par exemple : 25 fois sur L00 ? Ou bien fallait-il admettre, d’après la théorie de ce qu’on appelle la loi des grands nombres, que dans un nombre immense d’expériences on serait arrivé à trou- ver ({lie les racines sont aussi souvent sensibles qu’in- sensibles? Laie pareille statistique eût été ridicule, car il y a une raison pour que les racines soient insensibles et une autre raison pour qu’elles soieni sensibles; c’est cette raison qu’il fallait déterminer, je l’ai cherchée et je l’ai trouvée; de sorte qu’on peut dire maintenant : Les racines rachidiennes antérieures sont toujours sen- sibles dans des conditions données, et toujours insensi- bles dans d’autres conditions également déterminées. Je citerai encore un autre exemple emprunté à la chi- rurgie. Un grand chirurgien fait des opérations de taille par le même procédé; il fait ensuite un relevé statistique des cas de mort et des cas de guérison, et il conclut, d’après la statistique, que la loi de la mortalité dans cette opération est de deux sur cinq. Eh bien, je dis (|ue ce rapport ne signifie absolument rien scientifi- quement et 11e donne aucune certitude pour faire une nouvelle opération, car on ne sait pas si ce nouveau cas devra être dans les guéris ou dans les morts. Ce qu il y a réellement à faire, au lieu de rassembler empirique- ment les faits, c’est de les étudier plus exactement et chacun dans leur déterminisme spécial. Il faut exami- ner les cas de mort avec grand soin, chercher àydécou- DE L'EXPERIMENTATION CHEZ LES ÊTRES VIVANTS. vrir la cause des accidents mortels, afin de s’en rendre maître et d’éviter ces accidents. Alors, si l’on con- naît exactement la cause de la guérison et la cause de la mort, on aura toujours la guérison dans un cas déter- miné. On ne saurait admettre, en effet, que les cas qui ont eu des terminaisons différentes fussent identiques en tout point. Il y a évidemment quelque chose qui a été cause de la mort chez le malade qui a succombé, et qui ne s’est pas rencontré chez le malade (pii a guéri; c’est ce quelque chose qu’il faut déterminer, et alors on pourra agir sur ces phénomènes ou les reconnaître et les prévoir exactement; alors seulement on aura at- teint le déterminisme scientifique. Mais ce n’est pas à l’aide de la statistique qu’on y arrivera ; jamais la sta- tistique n’a rien appris ni ne peut rien apprendre sur la nature des phénomènes, .l’appliquerai encore ce que je viens de dire à toutes les statistiques faites pour con- naître l’efficacité de certains remèdes dans la guérison des maladies. Outre qu’on ne peut pas faire le dénom- brement des malades qui guérissent tout seuls, malgré le remède, la statistique n’apprend absolument rien sur le mode d’action du médicament ni sur le mécanisme de la guérison chez ceux où le remède aurait pu avoir une action. Les coïncidences, dit-on, peuvent jouer dans les causes d’erreurs de la statistique un si grand rôle, qu’il 11e faut conclure que d’après des grands nombres. Mais le médecin n’a que faire de ce qu’on appelle la loi des grands nombres, loi qui, suivant l’expression d’un grand mathématicien, est toujours vraie en général et fausse CONSIDÉRATIONS SPECIALES AUX ÊTRES VIVANTS. en particulier. Ce qui veut dire que la loi des grands nombres n’apprend jamais rien pour un cas particulier. Or, ce qu’il faut au médecin, c’est de savoir si son ma- lade guérira, et la recherche du déterminisme scienti- fique seul peut le conduire à cette connaissance. Je ne comprends pas qu’on puisse arriver à une science prati- que et précise eu se fondant sur la statistique. En effet, les résultats de la statistique, même ceux qui sont four- nis par les grands nombres, semblent indiquer qu’il y a dans les variations des phénomènes une compensation qui amène la loi ; mais comme cette compensation est illimitée, cela 11e peut jamais rien nous apprendre sur un cas particulier, même de l’aveu des mathématiciens; car ils admettent que, si la boule rouge est sortie cin- quante fois de suite, ce n’est pas une raison pour qu’une boule blanche ait plus de chance de sortir la cinquante et unième fois. La statistique ne saurait donc enfanter que les scien- ces conjecturales; elle ne produira jamais les sciences actives et expérimentales, c’est-à-dire les sciences qui règlent les phénomènes d’après les lois déterminées. On obtiendra par la statistique une conjecture avec une probabilité plus ou moins grande, sur un cas donné, mais jamais une certitude, jamais une détermination absolues. Sans doute la statistique peut guider le pro- nostic du médecin, et en cela elle lui est utile. Je ne repousse donc pas l’emploi de la statistique en méde- cine, mais je blâme qu’011 ne cherche pas à aller au delà et qu’on croie que la statistique doive servir de base ii la science-médicale; c’est cette idée fausse qui porte DE L’EXPÉRIMENTATION CHEZ LES ÊTRES VIVANTS. certains médecins à penser que la médecine ne peut être que conjecturale, et ils en concluent que le méde- cin est un artiste qui doit suppléer à rindéterminisme des cas particuliers par son génie, par son tact médical. Ce sont là des idées antiscientilîques contre lesquelles il faut s’élever de toutes ses forces, parce que ce sont elles qui contribuent à faire croupir la médecine dans I état où elle est depuis si longtemps. Toutes les sciences ont néces- sairement commencé par être con jecturales, il y a encore aujourd’hui dans chaque science des parties conjectu- rales. La médecine est encore presque partout conjectu- rale, je ne le nie pas; mais je veux dire seulement que la science moderne doit faire ses efforts pour sortir de cet état provisoire qui ne constitue pas un état scientifique définitif pas plus pour la médecine que pour les autres sciences. L’état scientifique sera plus long à se consti- tuer et plus difficile à obtenir en médecine à cause de la complexité des phénomènes; mais le but du médecin savant est de ramener dans sa science comme dans tou- tes les autres 1 indéterminé au déterminé. La statistique ne s’applique donc qu’à des cas dans lesquels il y a en- core indétermination dans la cause dn phénomène observé. Dans ces circonstances, la statistique ne peut servir, suivant moi, qu'à diriger l’observateur vers la recherche de cette cause indéterminée, mais elle ne peut jamais conduire à aucune loi réelle. J insiste sur ce point, parce que beaucoup do médecins ont grande con- fiance dans la statistique, et ils croient que, lorsqu’elle est établie sur des faits bien observés qu’ils considèrent comme comparables entre eux, elle peut conduire à la CONSIDÉRATIONS SPÉCIALES AUX ÊTRES VIVANTS. connaissance de la loi des phénomènes. J’ai dit plus haut que jamais les faits ne sont identiques, dès lors la statistique n’est qu’un dénombrement empirique d’ob- servations. En un mot, en se fondant sur la statistique, la mé- decine ne pourrait être jamais qu’une science conjec- turale; c’est seulement en se fondant sur le détermi- nisme expérimental qu’elle deviendra une science vraie, c’est-à-dire une science certaine. Je considère cette idée connue le pivot de la médecine expérimentale, et, sous ce rapport, le médecin expérimentateur se place à un tout autre point de vue que le médecin dit observa- teur. En effet, il suffit qu’un phénomène se soit montré une seule fois avec une certaine apparence pour ad- mettre que dans les mêmes conditions il doive se mon- trer toujours de la même manière. Si donc il diffère dans ses manifestations, c’est, que les conditions diffè- rent. Mais il n’y a pas de lois dans l’indéterminisme; il n’y en a que dans le déterminisme expérimental, et sans cette dernière condition, il ne saurait y avoir de science. Les médecins en général semblent croire qu’en médecine il y a des lois élastiques et indéterminées. Ce sont là des idées fausses qu’il faut faire disparaître si l’on veut fonder la médecine scientifique. La médecine, en tant que science, a nécessairement des lois qui sont précises et déterminées, qui, connue celles de toutes les sciences, dérivent du critérium expérimental. C’est au développement de ces idées que sera spécialement consacré mon ouvrage, et je l’ai intitulé Principes de médecine expérimentale, pour indiquer que ma pensée DE [/EXPÉRIMENTATION CHEZ LES ÊTRES VIVANTS. est simplement d’appliquer à la médecine les principes de la méthode expérimentale, afin qu’au lieu de rester science conjecturale fondée sur la statistique, elle puisse devenir une science exacte fondée sur le déterminisme expérimental. En effet, une science conjecturale peut reposer sur l’indéterminé; mais une science expérimen- tale n’admet que des phénomènes déterminés ou dé- terminables. Le déterminisme dans l’expérience donne seul la loi qui est absolue, et celui qui connaît la loi véritable n’est plus libre de prévoir le phénomène autrement. L’indéterminisme dans la statistique laisse à la pensée une certaine liberté limitée par les nombres eux- mêmes, et c’est dans ce sens que les philosophes ont pu dire que la liberté commence où le déterminisme finit. Mais quand l’indéterminisme augmente, la sta- tistique ne peut plus le saisir et l’enfermer dans une limite de variations. On sort alors de la science, car c’est le hasard ou une cause occulte quelconque qu’on est obligé d’invoquer pour régir les phénomènes. Cer- tainement nous n’arriverons jamais au déterminisme absolu de toute chose; l’homme ne pourrait plus exis- ter. 11 y aura donc toujours de l’indéterminisme dans toutes les sciences, et dans la médecine plus que dans toute autre. Mais la conquête intellectuelle de l’homme consiste à faire diminuer et à refouler l’indéterminisme à mesure qu’à Laide de la méthode expérimentale il ga- gne du terrain sur le déterminisme. Cela seul doit sa- tisfaire son ambition, car c’est par cela qu’il étend et qu’il étendra de plus en plus sa puissance sur la nature, CONSIDÉRATIONS SPÉCIALES AUX ÊTRES VIVANTS. 247 § X. — lin laboratoire du physiologiste et de divers moyens nécessaires à l’étude de la médecine expérimentale. Toute science expérimentale exige un laboratoire. C’est là que le savant se retire pour chercher à com- prendre, au moyen de l’analyse expérimentale, les phé- nomènes qu’il a observés dans la nature. Le sujet d’étude du médecin est nécessairement le malade, et son premier champ d’observation est par conséquent l’hôpital. Mais si l’observation clinique peut lui apprendre à connaître la forme et la marche des maladies, elle est insuffisante pour lui en faire com- prendre la nature; il lui faut pour cela pénétrer dans l’intérieur du corps et chercher quelles sont les parties internes qui sont lésées dans leurs foncti s. C’est pour- quoi on joignit bientôt à l’observation cln. ne des ma- ladies leur étude nécropsique et les dissections cadavé- riques. Mais aujourd’hui ces divers moyens 11e suffisent plus ; il faut pousser plus loin l’investigation et analy- ser sur le vivant les phénomènes élémentaires des corps organisés en comparant l’état normal à l’état patholo- gique. Nous avons montré ailleurs l’insuffisance de l’a- natomie seule pour rendre compte des phénomènes de la vie, et nous avons vu qu’il faut encore y ajouter l’é- tude de toutes les conditions physico-chimiques qui entrent comme éléments nécessaires des manifestations vitales, normales ou pathologiques. Cette simple indi- cation fait déjà pressentir que le laboratoire du phy- siologiste médecin doit être le plus compliqué de tous les laboratoires, parce qu’il a à expérimenter les phéno- DE L’EXPÉRIMENTATION CHEZ LES ÊTRES VIVANTS. mènes de la vie, qui sont les plus complexes de tous les phénomènes naturels. Les bibliothèques pourraient encore être considérées comme faisant partie du laboratoire du savant et du médecin expérimentateur. Mais c’est à la condition qu’il lise, pour connaître et contrôler sur la nature, les observations, les expériences ou les théories de ses de- vanciers, et non pour trouver dans les livres des opi- nions toutes faites qui le dispenseront de travailler et de chercher a pousser plus loin l’investigation des phé- nomènes naturels. L’érudition mal comprise a été et est encore un des plus grands obstacles à l’avancement des sciences expérimentales. C’est cette fausse érudition qui, mettant l’autorité des hommes à la place des faits, arrêta la science aux idées de Galien pendant plusieurs siècles sans que personne osât y toucher, et cette su- perstition scientifique était telle, que Mundini et Vé- sale, qui vinrent les premiers contredire Galien en confrontant ses opinions avec leurs dissections sur nature, furent considérés comme; des novateurs et comme de vrais révolutionnaires. C'est pourtant tou- jours ainsi que l’érudition scientifique devrait se prati- quer. Il faudrait toujours l’accompagner de recherches critiques faites sur la nature, destinées à contrôler les faits dont on parle et à juger les opinions qu’on discute. De cette manière, la science, en avançant, se simpli- fierait en s’épurant par une bonne critique expérimen- tale, au lieu de s’encombrer par l’exhumation et l’accu- mulation de faits et d’opinions innombrables parmi lesquelles il n’est bientôt plus possible de distinguer le CONSIDÉRATIONS SPÉCIALES AUX ÊTRES VIVANTS. vrai du faux. Il serait hors de propos de m’étendre ici sur les erreurs et sur la fausse direction de la plupart de ces études de littérature médicale que l’on qualifie d’études historiques ou philosophiques de la médecine. Peut-être aurai-je occasion de m’expliquer ailleurs sur ce sujet; pour le moment, je me bornerai à dire que, suivant moi, toutes ces erreurs ont leur origine dans une confusion perpétuelle que l’on fait entre les pro- ductions littéraires ou artistiques et les productions de la science, entre la critique d’art et la critique scienti- fique, entre l’histoire de la science et l’histoire des hommes. Les productions littéraires et artistiques ne vieillis- sent jamais, en ce sens qu elles sont des expressions de sentiments immuables comme la nature humaine. On peut ajouter que les idées philosophiques représentent des aspirations de l’esprit humain qui sont également de tous les temps. Il y a donc là grand intérêt à recher- cher ce que les anciens nous ont laissé, parce que sous ce rapport ils peuvent encore nous servir de modèle. Mais la science, qui représente ce que l’homme a appris, est essentiellement mobile dans son expression; elle varie et se perfectionne h mesure que les connaissances acquises augmentent. La science du présent est donc nécessairement au-dessus de celle du passé, et il n’y a aucune espèce de raison d'aller chercher un accroisse- ment de la science moderne dans les connaissances des anciens. Leurs théories, nécessairement fausses puis- qu'elles 11e renferment pas les faits découverts depuis, ne sauraient avoir aucun profit réel pour les sciences DE L’EXPÉRIMENTATION CHEZ LES ÊTRES VIVANTS. actuelles. Toute science expérimentale ne peut donc faire de progrès qu’en avançant et en poursuivant son œuvre dans l’avenir. Ce serait absurde de croire qu’on doit aller la chercher dans l’étude des livres que nous a légués le passé. On ne peut trouver là que l’histoire de l’esprit humain, ce qui est tout autre chose. 11 faut sans doute connaître ce qu'on appelle la litté- rature scientifique et savoir ce qui a été fait par les de- vanciers. Mais la critique scientifique, faite littéraire- ment, ne saurait avoir aucune utilité pour la science. En effet, si, pour juger une œuvre littéraire ou artisti- que, il n’est pas nécessaire d’être soi-même poète ou artiste, il n’en est pas de même pour les sciences ex- périmentales. On ne saurait juger un mémoire de chimie sans être chimiste, ni un mémoire de physio- logie si l’on n’est pas physiologiste. S'il s’agit de dé- cider entre deux opinions scientifiques différentes, d ne suffit pas d’être bon philologue ou bon traducteur, il faut surtout être profondément versé dans la science technique, il faut même être maître dans cette science et être capable d’expérimenter par soi-même et de faire mieux que ceux dont on discute les opinions. J’ai eu autrefois à discuter une question anatomique relative- ment aux anastomoses du pneumogastrique et du spi- nal (1). Willis, Scarpa, Bischoff, avaient émis à ce sujet des opinions différentes et même opposées. Un érudit n’aurait pu que rapporter ces diverses opinions et colla- (1) Claude Bernard, Recherches expérimentales sur les fonctions du nerf spinal (Mémoires présentés par divers savants étrangers à l'Acadé- mie des sciences, t. X, 1851). CONSIDÉRATIONS SPÉCIALES AUX ÊTRES VIVANTS. 251 tionner les textes avec plus ou moins d’exactitude, mais cela n’aurait pas résolu la question scientifique. Il fal- lait donc disséquer et perfectionner les moyens de dis- section pour mieux suivre les anastomoses nerveuses, et collationner sur la nature la description de chaque ana- tomiste : c’est ce que je fis, et je trouvai que la diver- gence des auteurs venait de ce qu’ils n’avaient pas assi- gné aux deux nerfs les mêmes délimitations. Dès lors c’est l’anatomie, poussée plus loin, qui a pu expliquer les dissidences anatomiques. Je n’admets donc pas qu’il puisse y avoir dans les sciences des hommes qui fassent leur spécialité de la critique, comme il y en a dans les lettres et dans les arts. La critique dans chaque science, pour être vraiment utile, doit être faite par les savants eux-mêmes et par les maîtres les plus éminents. Une autre erreur assez fréquente est celle qui con- siste à confondre l’histoire des hommes avec l’histoire d’une science. L’évolution logique et didactique d’une science expérimentale n’est pas du tout représentée par l’histoire chronologique des hommes (pii s’en sont occupés. Toutefois il faut excepter les sciences mathé- matiques et astronomiques, mais cela ne saurait exister pour les sciences expérimentales physico-chimiques et pour la médecine en particulier. La médecine est née du besoin, a dit Baglivi, c'est-à-dire que, dès qu il a existé un malade, on lui a porté secours et 1 on a cher- ché à le guérir. La médecine s’est donc trouvée a son berceau une science appliquée mêlée a la religion et aux sentiments de commisération que les hommes éprouvent les uns pour les autres. Mais la médecine DE L’EXPÉRIMENTATION CHEZ LES ÊTRES VIVANTS. existait-elle comme science? Évidemment non. C’était un empirisme aveugle qui s’est, succédé pendant des siècles en s’enrichissant peu à peu et comme par hasard d’observations et de recherches faites dans des direc- tions isolées. La physiologie, la pathologie et la théra- peutique se sont développées comme des sciences dis- tinctes les unes des autres, ce qui est une fausse voie. Aujourd’hui seulement on peut entrevoir la conception d’une médecine scientifique expérimentale par la fusion de ces trois points de vue en un seul. Le point de vue expérimental est le couronnement d’une science achevée, car il ne huit pas s’y tromper, la science vraie n’existe que lorsque l’homme est arrivé à prévoir exactement les phénomènes de la nature et à les maîtriser. La constatation et le classement des corps ou des phénomènes naturels ne constituent point la science complète. La vraie science agit et explique son action ou sa puissance : c’est là son caractère, c’est là son but. Il est nécessaire ici de développer ma pensée. J’ai souvent entendu dire à des médecins que la physio- logie, c’est-à-dire l’explication des phénomènes de la vie soit à l’état physiologique, soit h l’état pathologi- que, il était qu’une partie de la médecine, parce que la médecine était la connaissance générale des maladies. J’ai également entendu dire à des zoologistes que la physiologie, c’est-à-dire l’explication des phénomènes de la vie dans toutes leurs variétés, n’était qu’un dé- membrement ou une spécialité de la zoologie, parce que la zoologie était la connaissance générale des ani- maux. En parlant dans le même sens, un géologue ou CONSIDÉR AXIONS SPÉCIALES AUX ÊTRES VIVANTS. 253 un minéralogiste pourraient dire que la physique et la chimie ne sont que des démembrements de la géologie et de la minéralogie qui comprennent la connaissance générale de la terre et des minéraux. Il y a là des er- reurs ou au moins des malentendus qu'il importe d’expliquer. D’abord il faut savoir (pie toutes nos divi- sions de sciences ne sont pas dans la nature; elles n’exis- tent que dans notre esprit qui, à raison de son infir- mité, est obligé de créer des catégories de corps et de phénomènes afin de mieux les comprendre en étudiant leurs qualités ou propriétés sous des points de vue spé- ciaux. Il en résulte qu’un même corps peut être étudié minéralogiquement, physiologiquement, pathologique- ment, physiquement;, chimiquement, etc.; mais au fond il n'y a dans la nature ni chimie, ni physique, ni zoologie, ni physiologie, ni pathologie, il n’y a que des corps qu’il s’agit de classer et des phénomènes qu’il s'agit de connaître et de maîtriser. Or, la science qui donne à l’homme le moyen d’analyser et de maîtriser expérimentalement les phénomènes est la science la plus avancée et la plus difficile a atteindre. Elle doit né- cessairement arriver il être constituée la dernière ; mais on ne saurait pour cela la considérer comme un dé- membrement des sciences qui l’ont précédée. Sous ce l’apport la physiologie, qui est la science des êtres vi- vants la plus difficile et la plus élevée, ne saurait être regardée comme un démembrement de la médecine ou de la zoologie, pas plus que la physique et la chimie 11e sont 1111 démembrement de la géologie ou de la miné- ralogie. La physique et la chimie sont les deux scien- DE L’EXPÉRIMENTATION CHEZ LES ÊTRES VIVANTS. ces minérales actives par l’intermédiaire desquelles l’homme peut maîtriser les phénomènes des corps hruts. La physiologie est la science vitale active à l’aide de laquelle l'homme pourra agir sur les animaux et sur l’homme, soit à l’état sain, soit à l’état malade. Ce serait une grande illusion du médecin que de croire qu’il connaît les maladies pour leur avoir donné un nom, pour les avoir classées et décrites, de même que ce serait une illusion du zoologiste et du botaniste que de croire qu'ils connaissent les animaux et les végé- taux parce qu’ils les ont dénommés, catalogués, dissé- qués et renfermés dans un musée après les avoir em- paillés, préparés ou desséchés. Un médecin ne connaîtra les maladies que lorsqu’il pourra agir rationnellement et expérimentalement sur elles; de même le zoologiste ne connaîtra les animaux que lorsqu’il expliquera et réglera les phénomènes de la vie. En résumé, il ne faut pas devenir les dupes de nos propres œuvres; on ne saurait donner aucune valeur absolue aux classifica- tions scientifiques, ni dans les livres ni dans les aca- démies. Ceux qui sortent des cadres tracés sont les novateurs, et ceux qui y persistent aveuglément s’op- posent aux progrès scientifiques. L évolution même des connaissances humaines veut que les sciences expé- rimentales soient le but, et cette évolution exige que les sciences de classification (pii les précèdent perdent de leur importance à mesure que les sciences expéri- mentales se développent. L’esprit de l’homme suit une marche logique et né- cessaire dans la recherche de la vérité scientifique. Il CONSIDÉRATIONS SPECIALES AUX ÊTRES VIVANTS. 255 observe des faits, les rapproche, en déduit des consé- quences qu'il contrôle par l’expérience pour s’élever à des propositions ou à des vérités de plus en plus géné- rales. Il faut sans doute que dans ce travail successif le savant connaisse ce qu’ont fait ses devanciers et en tienne compte. Mais il faut qu’il sache bien (tue ce ne sont lit que des points d’appui pour aller ensuite plus loin, et que toutes les vérités scientifiques nouvelles ne se trouvent pas dans l’étude du passé, mais bien dans des études nouvelles faites sur la nature, c’est-à-dire dans les laboratoires. La littérature scientifique utile est donc surtout la littérature scientifique des travaux modernes afin d’être au courant du progrès scienti- fique, et encore 11e doit-elle pas être poussée trop loin, car elle dessèche l'esprit, étouffe l’invention et l'origi- nalité scientifique. Mais quelle utilité pourrions-nous retirer de l'exhumation de théories vermoulues ou d’observations faites en l’absence de moyens d’investi- gations convenables? Sans doute cela peut être intéres- sant pour connaître les erreurs par lesquelles passe l’esprit humain dans son évolution, mais cela est du temps perdu pour la science proprement dite. Je pense qu’il importe beaucoup de diriger de bonne heure l’esprit des élèves vers la science active expéri- mentale, en leur faisant comprendre qu’elle se déve- loppe dans les laboratoires, au lieu de laisser croire qu elle réside dans les livres et dans 1 interprétation des écrits des anciens. Nous savons par 1 histoire la sté- rilité de cette voie scolastique, et les sciences n’ont pris leur essor que lorsqu’on a substitué à l’autorité DE L’EXPÉRIMENTATION CHEZ LES ÊTRES VIVANTS. des livres l’autorité des faits précisés dans la nature à l’aide de moyens d’expérimentation de plus en plus perfectionnés; le plus grand mérite de Bacon est d'a- voir proclamé bien haut cette vérité. Je considère, quant à moi, que reporter aujourd’hui la médecine vers ces commentaires attardés et vieillis de l’anti- quité, c’est rétrograder et retourner vers la scolastique, tandis que la diriger vers les laboratoires et vers l’étude analytique expérimentale des maladies, c’est marcher dans la voie du véritable progrès, c’est-à-dire vers la fondation d’une science médicale expérimentale. C’est chez moi une conviction profonde que je chercherai toujours à faire prévaloir, soit par mon enseignement, soit par mes travaux. Le laboratoire physiologique doit donc être, actuel- lement, l’objet cumulant des études du médecin scien- tifique; mais il importe encore ici de m’expliquer afin d’éviter les malentendus. L’hôpital ou plutôt la salle de malades n’est pas le laboratoire du médecin comme on le croit souvent ; ce n’est, ainsi (pie nous l’avons dit plus haut, que son champ d’observation; c'est là que doit se faire ce qu’on appelle la clinique, c’est-à-dire l’étude aussi complète que possible de la maladie au lit du malade. La médecine débute nécessairement par la clinique, puisque c’est elle (pii détermine et définit l’objet de la médecine, c’est-à-dire le problème mé- dical; mais, pour être la première étude du médecin, la clinique n’est pas pour cela la base de la médecine scientifique : c’est la physiologie qui est la base de la médecine scientifique, parce que c’est elle qui doit CONSIDÉRATIONS SPÉCIALES AUX ÊTRES VIVANTS. donner l’explication des phénomènes morbides en mon- trant les rapports qu’ils ont avec l’état normal. Ï1 n’y aura jamais de science médicale tant que l’on séparera l’explication des phénomènes de la vie à l’état patholo- gique de l’explication des phénomènes de la vie à l’état normal. C’est donc là que gît réellement le problème mé- dical, c’est la base sur laquelle la médecine scientifique moderne s’édifiera. On le voit, la médecine expé- rimentale n’exclut pas la médecine clinique d’observa- tion; au contraire, elle ne vient qu’après elle. Mais elle constitue une science plus élevée et nécessairement plus vaste et plus générale. On conçoit qu’un médecin observateur ou empirique qui ne sort jamais de son hôpital, considère que la médecine s’y renferme tout entière comme une science qui est distincte de la phy- siologie, dont il ne sent pas le besoin. Mais, pour le savant, il n’y a ni médecine ni physiologie distinctes, il n’y a qu’une science de la vie, il n’y a que des phéno- mènes de la vie qu’il s’agit d’expliquer aussi bien à l’état pathologique qu’à l’état physiologique. En introduisant cette idée fondamentale et cette conception générale de la médecine dans l’esprit de s jeunes gens dès le début fie leurs études médicales, on leur montrerait que les sciences physico-chimiques qu’ils ont dû apprendre sont des instruments qui les aideront à analyser les phénomènes de la vie à l’état normal et pathologique. Quand ils fréquenteront l’hôpital, les amphithéâtres et les laboratoires, ils saisiront facilement le lien général qui unit toutes les sciences médicales, au lieu de les 1)E L’EXPÉRIMENTATION CHEZ LES ÊTRES VIVANTS. apprendre comme des fragments de connaissances dé- tachées n’ayant aucun rapport entre elles. En un mot, je considère l’hôpital seulement comme le vestibule de la médecine scientifique ; c’est le pre- mier champ d’observation dans lequel doit entrer le mé- decin, mais c’est le laboratoire qui est le vrai sanctuaire de la science médicale; c’est là seulement qu’il cherche les explications de la vie à l’état normal et patholo- gique au moyen de l’analyse expérimentale. Je n’aurai pas ici à m’occuper de la partie clinique de la médecine, je la suppose connue ou continuant à se perfectionner dans les hôpitaux avec les moyens nouveaux de dia- gnostic que la physique et la chimie offrent sans cesse à la sémiotique. Je pense que la médecine ne finit pas à l’hôpital comme on le croit souvent, mais qu’elle ne fait qu’y commencer. Le médecin qui est jaloux de mériter ce nom dans le sens scientifique doit, en sor- tant de l’hôpital, aller dans son laboratoire, et c’est là qu’il cherchera par des expériences sur les animaux à se rendre compte de ce qu’il a observé chez ses ma- lades, soit relativement au mécanisme des maladies, soit relativement à l’action des médicaments, soit relativement à l’origine des lésions morbides des organes ou des tissus. C’est là, en un mot, qu’il fera la vraie science médicale. Tout médecin savant doit donc avoir un laboratoire physiologique, et cet ou- vrage est spécialement destiné à donner aux médecins les règles et les principes d’expérimentation qui devront les diriger dans l’étude de la médecine expérimentale, c’est-à-dire dans l’étude analytique et expérimentale CONSIDÉRATIONS SPÉCIALES AUX ÊTRES VIVANTS. des maladies. Les principes de la médecine expéri- mentale seront donc simplement les principes de Ya- nalyse expérimentale appliqués aux phénomènes de la vie à l’état sain et à l’état morbide. Aujourd’hui les sciences biologiques n’en sont plus à chercher leur voie. Après avoir, à cause de leur na- ture complexe, oscillé plus longtemps que les autres sciences plus simples, dans les régions philosophiques et systématiques, elles ont fini par prendre leur essor dans la voie expérimentale, et elles y sont aujourd’hui pleinement entrées. Il ne leur faut donc plus qu’une chose, ce sont des moyens de développement ; or ces moyens, ce sont les laboratoires et toutes les condi- tions et instruments nécessaires à la culture du champ scientifique de la biologie. Il faut dire à l’honneur de la science française qu’elle a eu la gloire d’inaugurer d’une manière définitive la méthode expérimentale dans la science des phénomè- nes de la vie. Vers la fin du siècle dernier, la rénova- tion de la chimie exerça une action puissante sur la marche des sciences physiologiques, et les travaux de Lavoisier et Laplace sur la respiration ouvrirent une voie féconde d’expérimentation physico-chimique ana- lytique pour les phénomènes de la vie. Magendie, mon maître, poussé dans la carrière médicale par la même influence, a consacré sa vie à proclamer l’expérimenta- tion dans l’étude des phénomènes physiologiques. Toutefois l’application de la méthode expérimentale aux animaux s’est trouvée entravée à son début par l’ab- sence de laboratoires appropriés et par des difficultés DE L’EXPÉRIMENTATION CHEZ LES ÊTRES VIVANTS. de tout genre qui disparaissent aujourd’hui, mais que j’ai souvent ressenties moi-même dans ma jeunesse. L’impulsion scientifique partie de la France s’est répan- due en Europe, et peu à peu la méthode analytique ex- périmentale est entrée comme méthode générale d’in- vestigation dans le domaine des sciences biologiques. Mais cette méthode s’est perfectionnée davantage et a donné plus de fruits dans les pays où elle a trouvé des conditions de développement plus favorables. Aujour- d’hui, dans toute l’Allemagne, il existe des laboratoires auxquels on donne le nom à'instituts physiologiques, qui sont admirablement dotés et organisés pour l’étude expérimentale des phénomènes de la vie. En Russie il eu existe également et l’on en construit actuellement de nouveaux sur des proportions gigantesques. Il est tout naturel que la production scientifique soit en harmonie avec les moyens de culture que possède la science, et il n’y a rien détonnant dès lors que l’Allemagne, où se trouvent installés le plus largement les moyens de cul- ture des sciences physiologiques, devance les autres pays par le nombre de ses produits scientifiques. Sans doute le génie de l’homme dans les sciences a une su- prématie qui ne perd jamais ses droits. Cependant, pour les sciences expérimentales, le savant se trouve captif dans ses idées s’il n’apprend à interroger la nature par lui-même et s’il ne possède pour cela les moyens convenables et nécessaires. On ne concevrait pas un physicien ou un chimiste sans laboratoire. Mais, pour le médecin, on n’est pas encore assez habitué à croire qu’un laboratoire lui soit nécessaire; on croit que l’hô- CONSIDÉRATIONS SPÉCIALES AUX ÊTRES VIVANTS. pital et les livres lui suffisent. C’est là une erreur; la connaissance clinique ne suffit pas plus au médecin que la connaissance des minéraux ne suffirait au chi- miste ou au physicien. Il faut que le physiologiste mé- decin analyse expérimentalement les phénomènes de la matière vivante, comme le physicien et le chimiste analysent expérimentalement les phénomènes de la matière brute. Le laboratoire est donc la condition sine qna non du développement de la médecine expérimen- tale, comme il Ta été pour toutes les autres sciences physico-chimiques. Sans cela l’expérimentateur et la science expérimentale ne sauraient exister. Je 11e m’étendrai pas plus longtemps sur un sujet aussi important et qu’il serait impossible de développer ici suffisamment; je terminerai en disant qu’il estime vérité bien établie dans la science moderne, c’est que les cours scientifiques ne peuvent que faire naître le goût des sciences et leur servir d’introduction. Le pro- fesseur, en indiquant dans une chaire didactique les résultats acquis d’une science ainsi que sa méthode, forme l’esprit de ses auditeurs, les rend aptes à ap- prendre et à choisir leur direction, mais il ne saurait jamais prétendre en faire des savants. C’est dans le laboratoire que se trouve la pépinière réelle du vrai savant expérimentateur, c’est-à-dire de celui qui crée la science que d'autres pourront ensuite vulgariser. Or, si l’on veut avoir beaucoup de fruits, la première chose est de soigner les pépinières des arbres à fruits. L évi- dence de cette vérité tend à amener et amènera néces- sairement une réforme universelle et profonde dans DE L’EXPÉRIMENTATION CHEZ LES ÊTRES VIVANTS. l'enseignement scientifique. Car, je le répète, on a re- connu partout aujourd'hui que c’est dans le laboratoire que germe et s’élabore la science pure pour se répan- dre ensuite et couvrir le monde de ses applications utiles. C’est donc de la source scientifique qu’il faut avant tout se préoccuper, puisque la science appliquée procède nécessairement de la science pure. La science et les savants sont cosmopolites, et il sem- ble peu important qu’une vérité scientifique se déve- loppe sur un point quelconque du globe dès que tous les hommes, par suite de la diffusion générale des sciences, peuvent y participer. Cependant je ne saurais m’empêclier de faire des vœux pour que mon pays, qui se montre le promoteur et le protecteur de tout progrès scientifique et qui a été le point de départ de cette ère brillante que parcourent aujourd’hui les sciences physiologiques expérimentales (1), possède le plus tôt possible des laboratoires physiologiques vastes et publiquement organisés de manière à former des pléiades de physiologistes et de jeunes médecins expé- rimentateurs. Le laboratoire seul apprend les difficultés réelles de la science à ceux qui le fréquentent, il leur montre que la science pure a toujours été la source de toutes les richesses que l’homme acquiert et de toutes (1) En 1771, un cours de physiologie expérimentale était professé par A. Portai au Collège de France; les expériences furent recueil- lies par M. Collomb, qui les publia sous forme de lettres en 1771, elles ont reparu en 1808 avec quelques additions dans l’ouvrage de Portai, intitulé : Mémoires sur la nature et le traitement de 'plusieurs maladies, avec le précis d’expériences sur les animaux vivants. Paris, 1800-1825. considérations spéciales aux êtres vivants. les conquêtes réelles qu’il fait sur les phénomènes de la nature. C’est là en outre une excellente éducation pour la jeunesse, parce qu’elle lui fait comprendre que les applications actuelles si brillantes des sciences ne sont que l’épanouissement de travaux antérieurs, et que ceux qui, aujourd’hui, profitent de leurs bienfaits, doi- vent un tribut de reconnaissance à leurs devanciers qui ont péniblement cultivé l’arbre de la science sans le voir fructifier. Je ne saurais traiter ici de toutes les conditions qui sont nécessaires à l’installation d’un bon laboratoire de physiologie ou de médecine expérimentale. Ce serait, on le comprend, rassembler tout ce qui doit être déve- loppé plus tard dans cet ouvrage. Je me bornerai donc à ajouter un seul mot. J’ai dit plus haut que le labo- ratoire du physiologiste médecin doit être le plus com- plexe de tous les laboratoires, parce qu’il s’agit d’y faire l’analyse expérimentale la plus complexe de toutes, analyse pour laquelle l’expérimentateur a besoin du secours de toutes les autres sciences. Le laboratoire du médecin physiologiste doit être en rapport avec l’hô- pital, de manière à en recevoir les divers produits pa- thologiques sur lesquels doit porter l’investigation scientifique. Il faut ensuite que ce laboratoire ren- ferme des animaux sains ou malades pour l’étude des questions de physiologie normale ou pathologique. Mais comme c’est surtout par des moyens empruntés aux sciences physico-chimiques que se fait l’analyse des phénomènes vitaux soit à l’état normal, soit à l’état pathologique, il finit nécessairement être pourvu d’un DE [/EXPÉRIMENTATION CHEZ LES ÊTRES VIVANTS. plus ou moins grand nombre d’instruments. Souvent meme certaines questions scientifiques exigent impé- rieusement, pour pouvoir être résolues, des instruments coûteux et compliqués, de sorte qu’on peut dire alors que la question scientifique est véritablement subor- donnée à une question d’argent. Toutefoisje n’approuve pas le luxe d’instruments dans lequel sont tombés cer- tains physiologistes. Il faut, selon moi, chercher autant que possible à simplifier les instruments, non-seule- ment pour des raisons pécuniaires, mais aussi pour des raisons scientifiques; car il faut bien savoir que plus un instrument est compliqué, plus il introduit de cau- ses d’erreur dans les expériences. L’expérimentateur ne grandit pas par le nombre et la complexité de ses instruments; c’est le contraire. Berzelius et Spallan- zanisont de grands expérimentateurs qui ont été grands par leurs découvertes et par la simplicité des instru- ments qu’ils ont mis en usage pour y arriver. Notre principe sera donc, dans le cours de cet ouvrage, de chercher autant que possible à simplifier les moyens d’études, car il faut que l’instrument soit un auxiliaire et un moyen de travail pour l’expérimentateur, mais non une source d’erreur de plus en raison de ses com- plications. TROISIÈME PARTIE APPLICATIONS IIE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE A L’ÉTUDE DES PHÉNOMÈNES DE LA AIE CHAPITRE PREMIER EXEMPLES D’INVESTIGATION EXPÉRIMENTALE PHYSIOLOGIQUE. Les idées que nous avons développées dans les deux premières parties de cette introduction seront d’autant mieux comprises que nous pourrons en faire l’appli- cation aux recherches de physiologie et de médecine expérimentales et les montrer ainsi comme des pré- ceptes faciles à retenir pour l’expérimentateur. C’est pourquoi j’jii réuni dans ce qui va suivre un certain nombre d’exemples qui m’ont paru les plus convena- bles pour atteindre mon but. Dans tous ces exemples, je me suis, autant que possible, cité moi-même, par cette seule raison qu’en fait de raisonnement et de pro- cédés intellectuels, je serai bien plus sûr de ce que j’avancerai en racontant ce qui m’est arrivé qu’en in- terprétant ce qui a pu se passer dans l’esprit des autres. D’ailleurs je n’ai pas la prétention de donner ces exem- ples comme des modèles à suivre; je ne les emploie que pour mieux exprimer mes idées et mieux faire saisir ma pensée. APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. Des circonstances très-diverses peuvent servir de point de départ aux recherches d’investigations scien- tifiques; je ramènerai cependant toutes ces variétés à deux cas principaux : 1° Une recherche expérimentale a pour point de dé- part une observation. 2° Une recherche expérimentale a pour point de dé- part une hypothèse ou une théorie. § 1. — Une recherche expérimentale a pour point de départ une observation. Les idées expérimentales naissent très-souvent par hasard et à l’occasion d’une observation fortuite. Rien n’est plus ordinaire, et c’est même le procédé le plus simple pour commencer un travail scientifique. On se promène, comme l’on dit, dans le domaine de la science, et l’on poursuit ce qui se présente par hasard devant les yeux. Bacon compare l’investigation scientifi- que à une chasse ; les observations qui se présentent sont le gibier. En continuant la même comparaison, on peut ajouter que si le gibier se présente quand on le cher- che, il arrive aussi qu’il se présente quand on ne le cherche pas, ou bien quand on en cherche un d’une autre espèce. Je vais citer un exemple dans lequel ces deux cas se sont présentés successivement. J’aurai soin en même temps d’analyser chaque circonstance de cette investigation physiologique, afin de montrer l’applica- tion des principes que nous avons développés dans la première partie de cette introduction et principalement dans les chapitres Ier et IIe, EXEMPLES D’INVESTIGATION EXPÉRIMENTALE, ETC. 267 Premier exemple. — On apporta un jour dans mon laboratoire des lapins venant du marché. On les plaça sur une table où ils urinèrent et j’observai par hasard que leur urine était claire et acide. Ce fait me frappa, parce que les lapins ont ordinairement burine trouble et alcaline en leur qualité d’herbivores, tandis que les carnivores, ainsi qu’on le sait, ont, au contraire, les urines claires et acides. Cette observation d’acidité de l’urine chez les lapins me fit venir la pensée que ces animaux devaient être dans la condition alimentaire des carnivores. Je supposai qu’ils n’avaient probablement pas mangé depuis longtemps et qu’ils se trouvaient ainsi transformés par l’abstinence en véritables animaux carnivores vivant de leur propre sang. Rien n’était plus facile que de vérifier par l’expérience cette idée pré- conçue ou cette hypothèse. Je donnai à manger de l’herbe aux lapins, et quelques heures après, leurs uri- nes étaient (devenues troubles et alcalines. On soumit ensuite les mêmes lapins à l’abstinence, et après vingt- quatre ou trente-six heures au plus leurs urines étaient redevenues claires et fortement acides; puis elle deve- naient de nouveau alcalines en leur donnant de l’herbe, etc. Je répétai cette expérience si simple un grand nombre de fois sur les lapins et toujours avec le même résultat. Je la répétai ensuite chez le cheval, animal herbivore qui a également l’urine trouble et al- caline. Je trouvai que l’abstinence produit comme chez le lapin une prompte acidité de l’urine avec un ac- croissement relativement très-considérable de l’urée, au point qu’elle cristallise parfois spontanément dans APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. l'urine refroidie. J’arrivai ainsi, à la suite de mes expé- riences, à cette proposition générale qui alors n’était pas connue, à savoir, qiià jeun tous les animaux se nour- rissent de viande, de sorte que les herbivores ont alors des urines semblables à celles des carnivores. Il s’agit ici d’un fait particulier bien simple qui permet de suivre facilement l’évolution du raisonnement expé- rimental. Quand on voit un phénomène qu’on n’a pas l’habitude de voir, il faut toujours se demander à quoi il peut tenir, ou autrement dit, quelle en est la cause prochaine ; alors il se présente à l’esprit une ré- ponse ou une idée qu’il s’agit de soumettre à l’expé- rience. En voyant l’urine acide chez les lapins, je me suis demandé instinctivement quelle pouvait en être la cause. L'idée expérimentale a consisté dans le rappro- chement que mon esprit a fait spontanément entre l’a- cidité de burine chez le lapin, et l’état d’abstinence que je considérai comme une vraie alimentation de carnas- sier. Le raisonnement inductif que j’ai fait implicite- ment est le syllogisme suivant : Les urines des carni- vores sont acides; or, les lapins que j’ai sous les yeux ont les urines acides ; donc ils sont carnivores, c’est-à- dire à jeun. C’est ce qu’il fallait établir par Xexpérience. Mais pour prouver que mes lapins à jeun étaient bien des carnivores, il y avait une contre-épreuve à faire. Il fallait réaliser expérimentalement un lapin carnivore en le nourrissant avec de la viande, afin de voir si ses urines seraient alors claires, acides et relativement chargées d’urée comme pendant l’abstinence. C’est pourquoi je fis nourrir des lapins avec du bœuf bouilli EXEMPLES D’INVESTIGATION EXPÉRIMENTALE, ETC. froid (nourriture qu’ils mangent très-bien quand on ne leur donne pas autre chose). Ma prévision fut encore vérifiée, et pendant toute la durée de cette alimenta- tion animale les lapins gardèrent des urines claires et acides. Pour achever mon expérience, je voulus en outre voir par 1 autopsie de mes animaux si la digestion de la viande s’opérait chez un lapin comme chez un carnivore. Je trouvai, en effet, tous les phénomènes d’une très-bonne digestion dans les réactions intestinales, et je constatai que tous les vaisseaux chylifères étaient gorgés d’un chyle très-abondant, blanc, laiteux, comme chez les carnivores. Mais voici qu’à propos de ces autopsies, qui m’offrirent la confirmation de mes idées sur la di- gestion de la viande chez les lapins, il se présenta un fait auquel je n’avais nullement pensé et qui devint pour moi, comme on va le voir, le point de départ d'un nouveau travail. Deuxième exemple (suite du précédent). — Il m’ar- riva, en sacrifiant les lapins auxquels j’avais fait manger de la viande, de remarquer que des chylifères blancs et laiteux commençaient à être visibles sur l’intestin grêle a la partie inférieure du duodénum, environ à 30 cen- timètres au-dessous du pylore. Ce fait attira mon at- tention, parce que chez les chiens les chylifères com- mencent à être visibles beaucoup plus haut dans le duodénum et immédiatement après le pylore. En exa- minant la chose de plus près, je constatai que cette par- ticularité chez le lapin coïncidait avec 1 insertion du canal pancréatique situé dans un point très-bas, et APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. précisément dans le voisinage du lieu où les chylifères commençaient à contenir du chyle rendu blanc et lai- teux par l’émulsion des matières grasses alimentaires. \J observation fortuite de ce fait réveilla en moi une idée et fît naître dans mon esprit la pensée que le suc pancréatique pouvait bien être la cause de l’émulsion des matières grasses et par suite celle de leur absorption par les vaisseaux chylifères. Je fis encore instinctive- ment le syllogisme suivant : Le chyle blanc est dû à l’émulsion de la graisse; or chez le lapin, le chyle blanc se forme au niveau du déversement du suc pancréatique dans l’intestin ; donc c’est le suc pancréatique qui émul- sionne la graisse et forme le chyle blanc. C’est ce qu’il fallait juger par l’expérience. En vue de cette idée préconçue, j’imaginai et j’insti- tuai aussitôt une expérience propre à vérifier la réalité ou la fausseté de ma supposition. Cette expérience consistait à essayer directement la propriété du suc pancréatique sur les matières grasses neutres ou alimen- taires. Mais le suc pancréatique ne s’écoule pas natu- rellement au dehors, comme la salive ou l’urine par exemple; son organe sécréteur est, au contraire, pro- fondément situé dans la cavité abdominale. Je fus donc obligé de mettre en usage des procédés & expérimenta- tion pour me procurer chez l’animal vivant ce liquide pancréatique dans des conditions physiologiques con- venables et en quantité suffisante. C’est alors que je pus réaliser mon expérience, c’est-à-dire contrôler mon idée préconçue, et l’expérience me prouva que l'idée était juste. En effet, du sûc pancréatique obtenu dans EXEMPLES D'INVESTIGATION EXPÉRIMENTALE, ETC. des conditions convenables sur des chiens, des lapins et divers autres animaux, mêlé avec de l’huile ou de la graisse fondue, s’émulsionnait instantanément d’une manière persistante, et plus tard acidifiait ces corps gras en les décomposant, à l’aide d’un ferment parti- culier, en acide gras et glycérine, etc., etc. Je ne poursuivrai pas plus loin ces expériences que j ’ai longuement développées dans un travail spécial (1). J’ai voulu seulement montrer ici comment une pre- mière observation faite par hasard sur l’acidité de l'urine des lapins m’a donné l’idée de faire des expé- riences sur leur alimentation carnassière, et comment ensuite, en poursuivant ces expériences, j’ai fait naître, sans la chercher, une autre observation relative à la disposition spéciale de l’insertion du canal pancréatique chez le lapin. Cette seconde observation, survenue dans l’expérience et engendrée par elle, m’a donné à son tour l’idée de faire des expériences sur l’action du suc pan- créatique. On voit par les exemples précédents comment Xob- servation d’un fait ou phénomène, survenu par hasard, fait naître par anticipation une idée préconçue ou une hypothèse sur la cause probable du phénomène ob- servé; comment l’idée préconçue engendre un raisonne- ment qui déduit l’expérience propre à la vérifier; com- ment, dans un cas, il a fallu pour opérer cette vérification recourir à l’expérimentation, c’est-à-dire à 1 emploi de procédés opératoires plus ou moins compliqués, etc. (1) Claude Bernard, Mémoire sur le pancréas et sur le rôle du suc pancréatique dans les phénomènes digestifs. Paris, 1856. APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. Dans le dernier exemple l’expérience a eu un double rôle: elle a d’abord jugé et confirmé les prévisions du raisonnement qui l’avait engendrée, mais de plus elle a provoqué une nouvelle observation. On peut donc appeler cette observation une observation 'provoquée ou engendrée par l'expérience. Cela prouve qu’il faut, comme nous l’avons dit, observer tous les résultats d’une expérience, ceux qui sont relatifs à l’idée pré- conçue et ceux même qui n’ont aucun rapport avec elle. Si l’on ne voyait que les faits relatifs à son idée préconçue, on se priverait souvent de faire des décou- vertes. Car il arrive fréquemment qu'une mauvaise expérience peut provoquer une très-bonne observa- tion, comme le prouve l’exemple qui va suivre. Troisième exemple. — En 1857, j’entrepris une série d’expériences sur l’élimination des substances par l'urine, et cette fois les résultats de l’expérience 11e confirmèrent pas, comme dans les exemples précédents, mes prévisions ou mes idées préconçues sur le méca- nisme de l’élimination des substances par l’urine. Je fis donc ce qu’011 appelle habituellement une mauvaise expérience ou de mauvaises expériences. Mais nous avons précédemment posé en principe qu’il 11’y a pas de mauvaises expériences, car, quand elles 11e répon- dent pas à la recherche pour laquelle on les avait in- stituées, il faut encore profiter des observations qu’elles peuvent fournir pour donner lieu à d’autres expé- riences. En recherchant comment s’éliminaient par le sang qui sort du rein les substances que j’avais injectées, EXEMPLES D’INVESTIGATION EXPÉRIMENTALE, ETC. j observai par hasard que le sang de la veine rénale était rutilant, tandis que le sang des veines voisines était noir comme du sang veineux ordinaire. Cette par- ticularité imprévue me frappa et je fis ainsi Xobservation d un fait nouveau qu'avait engendré l'expérience et qui était étranger au but expérimental que je poursui- vais dans cette même expérience. Je renonçai donc à mon idée primitive qui n’avait pas été vérifiée, et je portai toute mon attention sur cette singulière co- loration du sang veineux rénal, et lorsque je l’eus bien constatée et que je me fus assuré qu'il n’y avait pas de cause d’erreur dans l'observation du fait, je me demandai tout naturellement quelle pouvait en être la cause. Ensuite, examinant l’urine qui coulait par 1 uretère et en réfléchissant, l’idée me vint que cette coloration rouge du sang veineux pourrait bien être en rapport avec l’état sécrétoire ou fonctionnel du rein. Dans cette hypothèse, en faisant cesser la sécrétion ré- nale, le sang veineux devait devenir noir : c’est ce (pii arriva; en rétablissant la sécrétion rénale, le sang vei- neux devait redevenir rutilant : c’est ce que je pus véri- fier encore chaque fois que j excitais la sécrétion de l’urine. J’obtins ainsi la preuve expérimentale qu’il y a un rapport entre la sécrétion de l’urine et la coloration du sang de la veine rénale. Mais ce n’est point encore tout. A l’état normal le sang veineux du rein est à peu près constamment ruti- lant, parce que l’organe urinaire sécrète d une maniéré a peu près continue bien qu’altcrnativement pour chaque rein. Or, je voulus savoir si la couleur rutilante du sang APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. veineux constituait un fait général propre aux autres glandes, et obtenir de cette manière une contre-épreuve bien nette qui me démontrât que c’était le phénomène sécrétoire par lui-même qui amenait cette modification dans la coloration du sang veineux. Voici comment je raisonnai : si, dis-je, c’est la sécrétion (pii entraîne, ainsi que cela paraît être, la rutilance du sang veineux glandulaire, il arrivera, dans les organes glandulaires qui comme glandes salivaires sécrètent d’une manière intermittente, que le sang veineux changera de couleur d’une manière intermittente et se montrera noir pen- dant le repos de la glande et rouge pendant la sécrétion. Je mis donc à découvert sur un chien la glande sous- maxillaire, ses conduits, ses nerfs et ses vaisseaux. Cette glande fournit à l’état normal une sécrétion intermit- tente que l'on peut exciter ou faire cesser à volonté. Or, je constatai clairement que pendant le repos de la glande, quand rien ne coulait par le conduit salivaire, le sang veineux offrait en effet une coloration noire, tan- dis qu’aussitôt que la sécrétion apparaissait, le sang de- venait rutilant pour reprendre la couleur noire quand la sécrétion s’arrêtait, puis restait noir pendant tout le temps que durait l'intermittence, etc. (1). Ces dernières observations ont ensuite été le point de départ de nouvelles idées qui m’ont guidé pour faire des recherches relatives à la cause chimique du chan- gement de couleur du sang glandulaire pendant la sécrétion. Je ne poursuivrai pas ces expériences dont (1) Claude Bernard, Leçons sur les propriétés physiologiques et les altérations pathologiques des liquides de l'organisme. Paris, 1859, t. II. EXEMPLES D’INVESTIGATION EXPÉRIMENTALE, ETC. j’ai d’ailleurs publié les détails (1). Il me suffira d’avoir prouvé que les recherches scientifiques ou les idées expérimentales peuvent prendre naissance à l’occasion d’observations fortuites et en quelque sorte involon- taires qui se présentent à nous, soit spontanément, soit k l’occasion d’une expérience faite dans un autre but. Mais il arrive encore un autre cas, c’est celui dans lequel l’expérimentateur provoque et fait naître volon- tairement une observation. Ce cas rentre pour ainsi dire dans le précédent; seulement il en diffère en ce que, au lieu d’attendre que l’observation se présente par hasard dans une circonstance fortuite, on la pro- voque par une expérience. En reprenant la comparai- son de Bacon, nous pourrions dire que l'expérimenta- teur ressemble dans ce cas à un chasseur qui, au lieu d’attendre tranquillement le gibier, cherche à le faire lever en pratiquant une battue dans les lieux où il suppose son existence. C’est ce que nous avons appelé Vexpérience pour voir (p. 37 et 38). On met ce'procédé en usage toutes les fois qu’on n’a pas d’idée préconçue pour entreprendre des recherches sur un sujet à l’oc- casion duquel des observations antérieures manquent. Alors on expérimente pour faire naître des observations qui puissent à leur tour faire naître des idées. C’est ce qui arrive habituellement en médecine quand on veut rechercher l’action d’un poison ou d’une substance médicamenteuse quelconque sur l’économie animale; (1) Claude Hernard, Sur la quantité d’oxygène que contient le sang Veineux des organes glandulaires (Compt. rend, de l Acad, des sciencesj C XLVII, 6 septembre 1858). APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. on fait des expériences pour voir, et ensuite on se guide d'après ce qu’on a vu. Quatrième exemple. — En 18/| 5, M. IN douze nie remit une substance toxique appelée curare qui lui avait été rapportée d’Amérique. On ne connaissait alors rien sur le mode d’action physiologique de cette sub- stance. On savait seulement, d’après d’anciennes obser- vations et par les relations intéressantes d’Alex, de Humboldt, de MM. Boussinganlt et Roulin, que cette substance d’une préparation complexe et difficile à dé- terminer tue très-rapidement un animal quand on l’introduit sous la peau. Mais je ne pouvais point par les observations antérieures me faire une idée précon- çue sur le mécanisme de la mort par le curare, il me fallait avoir pour cela des observations nouvelles rela- tives aux troubles organiques que ce poison pouvait amener. Dès lors je provoquai l’apparition de ces obser- vations, c’est-à-dire que je fis des expériences pour voir des choses sur lesquelles je n’avais aucune idée préconçue. Je plaçai d’abord du curare sous la peau d’une grenouille, elle mourut après quelques minutes; aussitôt je l’ouvris et j’examinai successivement, dans cette autopsie physiologique, ce qu’étaient devenues les propriétés physiologiques connues des divers tissus. Je dis à dessein autopsie physiologique parce qu’il n’y a que celles-là qui soient réellement instructives. C’est la disparition des propriétés physiologiques qui explique la mort et non pas les altérations anatomiques. En effet, dans l’état actuel de la science, nous voyons les pro- priétés physiologiques disparaître dans une foule de cas EXEMPLES D’INVESTIGATION EXPÉRIMENTALE, ETC. sans que nous puissions démontrer, a l’aide de nos moyens d’investigation, aucune altération anatomique correspondante; c’est le cas du curare, par exemple. Tandis que nous trouverons, au contraire, des exemples où les propriétés physiologiques persistent malgré des altérations anatomiques très-marquées avec lesquelles les fonctions ne sont point incompatibles. Or, chez ma grenouille empoisonnée par le curare, le cœur continuait ses mouvements, les globules du sang n’é- taient point altérés en apparence dans leurs propriétés physiologiques non plus que les muscles, qui avaient conservé leur contractilité normale. Mais, bien que l’appareil nerveux eût conservé son apparence anato- mique normale, les propriétés des nerfs avaient cepen- dant complètement disparu. Il n’y avait plus de mou- vements ni volontaires ni réflexes, et les nerfs moteurs excités directement ne déterminaient plus aucune con- traction dans les muscles. Pour savoir s’il n’y avait rien d’accidentel et d’erroné dans cette première observa- tion, je la répétai plusieurs fois et je la vérifiai de di- verses manières; car la première chose indispensable quand on veut raisonner expérimentalement, c’est d’étre bon observateur et de bien s’assurer qu’il n’y a pas d’erreur dans l’observation qui sert de point de départ au raisonnement. Or, je trouvai chez les mammifères et chez les oiseaux les mêmes phénomènes que chez les grenouilles, et la disparition des propriétés physiolo- giques du système nerveux moteur devint le fait con- stant. Partant de ce fait bien établi, je pus alors pous- ser plus avant l’analyse des phénomènes et déterminer APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. le mécanisme de la mort par le curare. Je procédai toujours par des raisonnements analogues à ceux si- gnalés dans l’exemple précédent, et d’idée en idée, d’expérience en expérience, je m’élevai à des faits de plus en plus précis. J’arrivai finalement à cette propo- sition générale que le curare détermine la mort par la destruction de tous les nerfs moteurs sans intéresser les nerfs sensitifs (1). Dans les cas où l’on fait une expérience pour voir, l’idée préconçue et le raisonnement, avons-nous dit, semblent manquer complètement, et cependant on a nécessairement raisonné à son insu par syllogisme. Dans le cas du curare j’ai instinctivement raisonné de la manière suivante : Il n’y a pas de phénomène sans cause, et par conséquent pas d’empoisonnement sans une lésion physiologique qui sera particulière ou spé- ciale au poison employé; or, pensai-je, le curare doit produire la mort par une action qui lui est propre et en agissant sur certaines parties organiques déterminées. Donc, en empoisonnant l’animal par le curare et en examinant aussitôt après la mort les propriétés de ses divers tissus, je pourrai peut-être trouver et étudier une lésion spéciale à ce poison. L’esprit ici est donc encore actif et l’expérience pour voir, qui paraît faite à l’aventure, rentre cependant dans notre définition générale de l’expérience (p. 20). En effet, dans toute initiative, l’esprit raisonne toujours, et même quand nous semblons faire les choses sans (1) Yoy. Claude Bernard, Leçons sur les effets des substances toxiques. Paris, 1857; Du curare (Revue des deux mondes, 1er septembre 186&). EXEMPLES D’INVESTIGATION EXPÉRIMENTALE, ETC. 279 motifs, une logique instinctive dirige l’esprit. Seule- ment on ne s’en rend pas compte, par cette raison bien simple qu’on commence par raisonner avant de savoir et de dire qu’on raisonne, de même qu’on commence par parler avant d’observer que l'on parle, de même encore que l’on commence par voir et entendre avant de savoir ce que l’on voit et ce que l’on entend. Cinquième exemple. — Vers 18/1.6, je voulus faire des expériences sur la cause de l’empoisonnement par l’oxyde de carbone. Je savais que ce gaz avait été si- gnalé comme toxique, mais je ne savais absolument rien sur le mécanisme de cet empoisonnement; je ne pouvais donc pas avoir d’opinion préconçue. Que fallait- il faire alors? Il fallait faire naître une idée en faisant apparaître un fait, c’est-à-dire instituer encore là une expérience pour voir. En effet, j’empoisonnai un chien en lui faisant respirer de l’oxyde de carbone, et immé- diatement après la mort je fis l’ouverture de son corps. Je regardai l’état des organes et des liquides. Ce qui fixa tout aussitôt mon attention, ce fut que le sang était rutilant dans tous les vaisseaux : dans les veines aussi bien que dans les artères, dans le cœur droit aussi bien que dans le cœur gauche. Je répétai cette expérience sur des lapins, sur des oiseaux, sur des grenouilles, et partout je trouvai la même coloration rutilante générale du sang. Mais je fus distrait de poursuivre cette recher- che et je gardai cette observation pendant longtemps sans m’en servir autrement que pour la citer dans mes cours à propos de la coloration du sang. En 1856, personne n’avait poussé la question expé- APPLICATIONS DE LA METHODE EXPERIMENTALE. rimentale plus loin, et dans mon cours au Collège de France sur les substances toxiques et médicamenteuses, je repris l'étude sur F empoisonnement par l’oxyde de carbone que j’avais commencée en 1846. Je me trouvais alors dans un cas mixte, car, à cette époque, je savais déjà que l'empoisonnement par l’oxyde de carbone rend le sang rutilant dans tout le système circulatoire. Il fal- lait faire des hypothèses et établir une idée préconçue sur cette première observation afin d’aller plus avant. Or, en réfléchissant sur ce fait de rutilance du sang, j’essayai de l’interpréter avec les connaissances anté- rieures que j’avais sur la cause de la couleur du sang, et alors toutes les réflexions suivantes se présentèrent à mon esprit. La couleur rutilante du sang, dis-je, est spéciale au sang artériel et en rapport avec la présence de l’oxygène en forte proportion, tandis que la colora- tion noire tient à la disparition de l’oxygène et à la pré- sence d’une plus grande proportion d’acide carbonique; dès lors il me vint à l’idée que l’oxyde de carbone, en faisant persister la couleur rutilante dans le sang vei- neux, aurait peut-être empêché l’oxygène de se changer en acide carbonique dans les capillaires. Il semblait pourtant difficile de comprendre comment tout cela pouvait être la cause de la mort. Mais continuant tou- jours mon raisonnement intérieur et préconçu, j’ajou- tai : Si tout cela était vrai, le sang pris dans les veines des animaux empoisonnés par l’oxyde de carbone devra contenir de l’oxygène comme le sang artériel; c'est ce qu’il faut voir. A la suite de ces raisonnements fondés sur l’inter— EXEMPLES D’INVESTIGATION EXPERIMENTALE, ETC. prétation de mon observation, j instituai une expérience pour vérifier mon hypothèse relative à la persistance de l’oxygène dans le sang veineux. Je fis pour cela passer un courant d’hydrogène dans du sang veineux rutilant pris sur un animal empoisonné par l’oxyde de carbone, mais je ne pus déplacer, comme à l’ordinaire, de l’oxygène. J’essayai d’agir de même sur le sang artériel, je 11e réus- sis pas davantage. Mon idée préconçue était donc fausse. Mais cette impossibilité d’obtenir de l’oxygène du sang d’un chien empoisonné par l’oxyde de carbone fut pour moi une deuxième observation qui me suggéra de nou- velles idées d’après lesquelles je formai une nouvelle hypothèse. Que pouvait être devenu cet oxygène du sang? Il 11e s’était pas changé en acide carbonique, car on 11e déplaçait pas non plus des grandes quan- tités de ce gaz en faisant passer un courant d'hydro- gène dans le sang des animaux empoisonnés. D’ailleurs cette supposition était en opposition avec la couleur du sang. Je m’épuisai en conjectures sur la manière dont l’oxyde de carbone pouvait faire disparaître l’oxygène du sang, et comme les gaz se déplacent les uns par les autres, je dus naturellement penser que l’oxyde de carbone pouvait avoir déplacé l’oxygène et l'avoir chassé du sang. Pour le savoir, je résolus de varier l’expéri- mentation et de placer le sang dans des conditions arti- ficielles qui me permissent de retrouver l’oxygène dé- placé. J'étudiai alors l’action de l’oxyde de carbone sur le sang par Xempoisonnement artificiel. Pour cela, je pris une certaine quantité de sang artériel d un animal sain, je plaçai ce sang sur le mercure dans une éprou- APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. vette contenant de l’oxyde de carbone, j’agitai ensuite le tout afin d’empoisonner le sang à l’abri du contact de l’air extérieur. Puis après un certain temps j’examinai si l’air contenu dans l’éprouvette, en contact avec le sang empoisonné, avait été modifié, et je constatai que cet air en contact avec le sang s’était notablement en- richi en oxygène, en même temps que la proportion d’oxyde de carbone y avait diminué. Ces expériences, répétées dans les mêmes conditions, m’apprirent qu’il y avait eu là un simple échange de volume à volume entre l’oxyde de carbone et l’oxygène du sang. Mais l’oxyde de carbone, en déplaçant l’oxygène qu’il avait expulsé du sang, était resté fixé dans le globule du sang et ne pou- vait plus être déplacé par l’oxygène ni par d’autres gaz. De sorte que la mort arrivait par la mort des globules sanguins, ou autrement dit par la cessation de l’exer- cice de leur propriété physiologique qui est essentielle à la vie. Ce dernier exemple, que je viens de rapporter d’une manière très-succincte, est complet, et il montre d’un bout à l’autre comment la méthode expérimentale procède et réussit pour arriver à connaître la cause prochaine des phénomènes. D’abord je ne savais abso- lument rien sur le mécanisme du phénomène empoi- sonnement par l’oxyde de carbone. Je fis une expé- riencqpour voir, c’est-à-dire pour observer. Je recueillis une première observation sur une modification spéciale de la couleur du sang. J’interprétai cette observation, et je fis une hypothèse que l’expérience prouva être lausse. Mais cette expérience me fournit une deuxième EXEMPLES D’INVESTIGATION EXPÉRIMENTALE, ETC. observation, sur laquelle je raisonnai de nouveau en m’en servant comme point de départ pour faire une nouvelle hypothèse sur le mécanisme de la soustraction de l’oxygène au sang. En construisant des hypothèses successivement sur les faits à mesure que je les obser- vais, j’arrivai finalement à démontrer que l’oxyde de carbone se substitue dans le globule du sang à la place de l’oxygène, par suite d’une combinaison avec la sub- stance du globule du sang. Ici l’analyse expérimentale a atteint son but. C’est un des rares exemples en physiologie que je suis heu- reux de pouvoir citer. Ici la cause prochaine du phéno- mène empoisonnement est trouvée, et elle se traduit par une expression théorique qui rend compte de tous les faits et qui renferme en même temps toutes les obser- vations et toutes les expériences. La théorie formulée ainsi pose le fait principal d’où se déduisent tous les autres : L’oxyde de carbone se combine plus fortement que ïoxygène avec ïhémato-globuline du globule du sang. On a prouvé tout récemment que l’oxyde de car- bone forme une combinaison définie avec l’hémato- globuline (1). De sorte que le globule du sang, comme minéralisé par la stabilité de cette combinaison, perd ses propriétés vitales. Dès lors tout se déduit logique- ment : l’oxyde de carbone, à raison de su propriété de plus forte combinaison, chasse du sang l’oxygène qui est essentiel à la vie; les globules du sang deviennent inertes et 1 on voit l’animal mourir avec les symptômes (1) Hope-Seyler, Uandbuch derphysiologisch ancl pathologisch che- mischen Analyse. Berlin, 1865. APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. de l’hémorrhagie, par une vraie paralysie des globules. Mais quand une théorie est bonne et qu’elle donne bien la cause physico-chimique réelle et déterminée des phénomènes, elle renferme non-seulement les faits observés, mais elle en peut prévoir d'autres et conduire à des applications raisonnées, qui seront les consé- quences logiques de la théorie. Nous rencontrons en- core ici ce critérium. En effet, si l’oxyde de carbone a la propriété de chasser l'oxygène en se combinant à sa place avec le globule du sang, on pourra se servir de ce gaz pour faire l’analyse des gaz du sang et en parti- culier pour la détermination de l’oxygène. J’ai déduit de mes expériences cette application qui est aujour- d'hui généralement adoptée (1). On a fait des applica- tions à la médecine légale de cette propriété de l'oxyde de carbone pour retrouver la matière colorante du sang, et l’on peut déjà aussi tirer des faits physiolo- giques signalés plus haut, des conséquences relatives à l’hygiène, à la pathologie expérimentale, et notamment au mécanisme de certaines anémies. Sans doute, toutes ces déductions de la théorie, de- mandent encore comme toujours les vérifications expé- rimentales, et la logique ne suffit pas; mais cela tient ii ce que les conditions d’action de l’oxyde de carbone sur le sang peuvent présenter d’autres circonstances complexes et une foule de détails que la théorie 11e peut encore prévoir. Sans cela, ainsi que nous l’avons (1) Claude Bernard, De l'emploi de l'oxyde de carbone pour la dé- termination de l’oxygène du sang (Compt. rend, de l'Acad, des sciences, séance du 6 septembre 1858, t. XLVII). EXEMPLES D’INVESTIGATION EXPERIMENTALE, ETC. dit souvent (voy. p. 52), nous conclurions par la seule logique et sans avoir besoin de vérification expérimen- tale. C’est donc a cause des nouveaux éléments varia- bles et imprévus, qui peuvent s’introduire dans les conditions d’un phénomène, que jamais dans les sciences expérimentales la logique seule ne suffit. Même quand on a une théorie qui paraît bonne, elle n’est ja- mais que relativement bonne et elle renferme toujours une certaine proportion d’inconnu. § It- — Une recherche expérimentale a pour point de départ une hypothèse ou une théorie. Nous avons déjà dit (p. /|G) et nous verrons plus loin (pie dans la constatation d’une observation, il ne faut ja- mais aller au delà du fait. Mais il n’en est pas de même dans l’institution d’une expérience; je veux montrer qu’à ce moment les hypothèses sont indispensables et que leur utilité est précisément alors de nous entraîner hors du fait et de porter la science en avant. Les hypothèses ont pour objet non-seulement de nous faire faire des expé- riences nouvelles, mais elles nous font découvrir souvent des faits nouveaux que nous n'aurions pas aperçus sans elles. Dans les exemples qui précèdent nous avons vu que l’on peut partir d’un fait particulier pour s’élever successivement à des idées plus générales, c est-à-dire à une théorie. Mais il arrive aussi, comme nous ve- nons de le voir, qu’on peut partir d’une hypothèse qui se déduit d une théorie. Dans ce cas, bien qu il s agisse d un raisonnement déduit logiquement d une théorie, c est néanmoins encore une hypothèse qu il faut véri- APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. fier par l’expérience. Ici en effet les théories ne nous représentent qu’un assemblage de faits antérieurs sur lesquels s’appuie l’hypothèse, mais qui ne sauraient lui servir de démonstration expérimentale. Nous avons dit que dans ce cas il fallait 11e pas subir le joug des théories, et que garder F indépendance de son esprit était la meilleure condition pour trouver la vérité et pour faire faire des progrès à la science. C’est ce que prouveront les exemples suivants. Premier exemple. — En 18/13, dans un de mes pre- miers travaux, j’entrepris d’étudier ce que deviennent les différentes substances alimentaires dans la nutrition. Je commençai, ainsi que je l’ai déjà dit, par le sucre, qui est une substance définie et plus facile que toutes les autres à reconnaître et à poursuivre dans l'écono- mie. J’injectai dans ce but des dissolutions de sucre de canne dans le sang des animaux, et je constatai que ce sucre, même injecté dans le sang à faible dose, passait dans les urines. Je reconnus ensuite que le suc gastri- que, en modifiant ou en transformant ce sucre de canne, le rendait assimilable, c’est-à-dire destructible dans le sang (1). Alors je voulus savoir dans quel organe ce sucre ali- mentaire disparaissait, et j’admis par hypothèse que le sucre que F alimentation introduit dans le sang pourrait être détruit dans le poumon ou dans les capillaires gé- néraux. En effet, la théorie régnante a cette époque et qui devait être naturellement mon point de départ , ad- (1) Claude Bernard, thèse pour le doctorat en médecine. Paris, 1843. EXEMPLES D’INVESTIGATION EXPÉRIMENTALE, ETC. 287 mettait que le sucre qui existe chez les animaux pro- vient exclusivement des aliments, et que ce sucre se dé- truit dans l’organisme animal par des phénomènes de combustion, c’est-à-dire de respiration. C’est ce qui avait fait donner au sucre le nom d'aliment respiratoire. Mais je fus immédiatement conduit à voir que la théo- rie sur l’origine du sucre chez les animaux, qui me servait de point de départ, était fausse. En effet, par suite d expériences que j’indiquerai plus loin, je fus amené non à trouver l’organe destructeur du sucre, mais au contraire je découvris un organe formateur de cette substance, et je trouvai que le sang de tous les animaux contient du sucre, même quand ils n’en man- gent pas. Je constatai donc là un fait nouveau, imprévu par la théorie et que I on n’avait pas remarqué, sans doute, parce que l’on était sous l’empire d’idées théo- riques opposées auxquelles on avait accordé trop de confiance. Alors, j’abandonnai tout aussitôt toutes mes hypothèses sur la destruction du sucre, pour suivre ce résultat inattendu qui a été depuis l’origine féconde d’une voie nouvelle d’investigation et une mine de dé- couvertes qui est loin d’être épuisée. Dans ces recherches je me suis conduit d’après les principes de la méthode expérimentale que nous avons établis, c’est-à-dire qu’en présence d’un fait nouveau bien constaté et en contradiction avec une théorie, au lieu de garder la théorie et d’abandonner le fait, j ai gardé le fait que j ’ai étudié, et je me suis hâté de laisser la théorie, me conformant à ce précepte que nous avons indiqué dans le deuxième chapitre : Quand le fait (pion APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. rencontre est en opposition avec une théorie régnante, il faut accepter le fait et abandonner la théorie, lors même que celle-ci, soutenue par de grands noms, est générale- ment adoptée. 11 faut donc distinguer, comme nous l'avons dit, les principes d’avec les théories et 11e jamais croire à ces dernières d’une manière absolue. Ici nous avions une théorie d’après laquelle on admettait que le règne vé- gétal avait seul le pouvoir de créer les principes immé- diats que le règne animal doit détruire. D'après cette théorie établie et soutenue par les chimistes contem- porains les plus illustres, les animaux étaient incapa- bles de produire du sucre dans leur organisme. Si j’a- vais cru ii la théorie d’une manière absolue, j’aurais dû conclure que mon expérience devait être entachée d’er- reur, et peut-être que des expérimentateurs moins dé- fiants que moi auraient passé condamnation immédia- tement et ne se seraient pas arrêtés plus longtemps sur une observation qu'on pouvait théoriquement accuser de renfermer des causes d'erreurs, puisqu’elle montrait du sucre dans le sang chez les animaux soumis il une alimentation dépourvue de matières amidonnées ou su- crées. Mais, au lieu de me préoccuper de la validité de la théorie, je ue m’occupai que du fait dont je cher- chai à bien établir la réalité. Je fus ainsi amené par de nouvelles expériences et au moyen de contre-épreu- ves convenables à confirmer ma première observation et à trouver que le foie était un organe où du sucre ani- mal se formait dans certaines circonstances données pour se répandre ensuite dans toute la masse EXEMPLES D’INVESTIGATION EXPÉRIMENTALE, ETC. du sang et dans les tissus et liquides organiques. Cette glycogénie animale que j’ai découverte, c’est- à-dire cette faculté que possèdent les animaux, aussi bien que les végétaux, de produire du sucre, est au- jourd’hui un résultat acquis à la science, mais on n’est point encore fixé sur une théorie plausible des phéno- mènes. Les faits nouveaux que j’ai fait connaître ont été la source de grand nombre de travaux et de beaucoup de théories diverses et contradictoires en apparence entre elles soit avec les miennes. Quand on entre sur un terrain neuf, il ne faut pas craindre d’émettre des vues même hasardées afin d exciter la recherche dans toutes les directions. Ï1 ne faut pas, suivant l’expression de Priestley, rester'dans l’inaction par une fausse mo- destie fondée sur la crainte de se tromper. J’ai donc fait des théories plus ou moins hypothétiques sur la glyco- génie; depuis moi, on en a fait d’autres : mes théories, ainsi que celles des autres, vivront ce que doivent vivre des théories nécessairement très-partielles et provisoires quand on est au début d’une nouvelle série de recher- ches. Mais elles seront plus tard remplacées par d’au- tres qui représenteront un état pi us avancé de la ques- tion, et ainsi de suite. Les théories sont comme des degrés successifs que monte la science en élargissant de plus en plus son horizon, parce que les théories représentent et comprennent nécessairement d autant plus de faits qu’elles sont plus avancées. Le vrai progrès est de changer de théorie pour en prendre de nouvelles qui aillent plus loin que les premières, jusqu a ce qu on en trouve une qui soit assise sur un plus grand nombre de APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. faits. Dans le cas qui nous occupe, la question n’est pas de condamner l’ancienne théorie au profit de celle qui est plus récente. Ce qui est important, c’est d’avoir ouvert une voie nouvelle, car ce qui ne périra jamais, ce sont les faits bien observés que les théories éphémères ont fait surgir; ce sont là les seuls maté- riaux sur lesquels l’édifice de la science s’élèvera un jour quand elle possédera un nombre de faits suffi- sants et qu’elle aura pénétré assez loin dans l’analyse des phénomènes pour en connaître la loi ou le déter- minisme exact. En résumé, les théories ne sont que des hypothèses vérifiées par un nombre plus ou moins considérable de faits; celles qui sont vérifiées par le plus grand nom- bre de laits sont les meilleures; mais encore ne sont- elles jamais définitives et 11e doit-on jamais y croire d’une manière absolue. On a vu, par les exemples qui précèdent, que, si l’on avait eu une confiance entière dans la théorie régnante sur la destruction du sucre chez les animaux, et si l’on 11’avait eu en vue que sa confirmation, 011 n’aurait probablement pas été mis sur la voie des faits nouveaux que nous avons rencontrés. L’hypothèse fondée sur une théorie a, il est vrai, pro- voqué l’expérience, mais dès que les résultats de l’ex- périence sont apparus, la théorie et l’hypothèse ont dû disparaître, car le fait expérimental n’était plus qu’une observation qu’il fallait faire sans idée précon- çue (voy. p. /|0). Le grand principe est donc dans des sciences aussi complexes et aussi peu avancées que la physiologie, de EXEMPLES D’INVESTIGATION EXPÉRIMENTALE, ETC. sc préoccuper très-peu de la valeur des hypothèses ou des théories, et d’avoir toujours l’œil attentif pour ob- server tout ce qui apparaît dans une expérience. Une circonstance en apparence accidentelle et inexplicable peut devenir l’occasion de la découverte d’un fait nou- veau important, comme on va le voir par la continua- tion de l’exemple cité précédemment. Deuxième exemple, suite du précédent. — Après avoir trouvé, ainsi que je l’ai dit plus haut, qu’il existe dans le foie des animaux du sucre à l’état normal et dans toute espèce d’alimentation, je voulus connaître la proportion de cette substance et ses variations dans certains états physiologiques et pathologiques. Je com- mençai donc des dosages de sucre dans le foie d’ani- maux placés dans diverses circonstances physiologi- quement déterminées. Je répétais toujours deux dosages de la matière sucrée, et d’une manière simultanée, avec le même tissu hépatique. Mais un jour il m’arriva, étant pressé par le temps, de ne pas pouvoir faire mes deux analyses au même moment, je fis rapidement un dosage immédiatement après la mort de l’animal, et je renvoyai l’autre analyse au lendemain. Mais je trouvai cette fois des quantités de sucre beaucoup plus grandes que celles que j’avais obtenues la veille pour le même tissu hépatique, et je remarquai d’un autre côté que la proportion de sucre que j’avais trouvée la veille dans le foie, examiné immédiatement après la mort de 1 ani- mal, était beaucoup plus faible que celle que j avais ren- contrée dans les expériences que j’avais fait connaître comme donnant la proportion normale du sucre hépa- APPLICAT10NS Dr LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. tique. Je 11e savais à quoi rapporter cette singulière variation obtenue avec le même foie et le même pro- cédé d’analyse. Que fallait-il faire? Fallait-il considérer ces deux dosages si discordants comme une mauvaise expérience et ne pas en tenir compte? Fallait-il prendre une moyenne entre les deux expériences? C’est un expédient que plusieurs expérimentateurs auraient pu choisir pour se tirer d’embarras. Mais je n’approuve pas cette manière d’agir par des raisons que j’ai données ailleurs. J’ai dit, en effet, qu’il ne faut ja- mais rien négliger dans l’observation des faits, et je regarde comme une règle indispensable de critique expérimentale (p. 299) de ne jamais admettre sans preuve l’existence d’une cause d’erreur dans une expé- rience, et de chercher toujours à se rendre raison de toutes les circonstances anormales qu’on observe. Il n’y a rien d’accidentel, et ce qui pour nous est accident n’est qu’un fait inconnu qui peut devenir, si on l’expli- que, l’occasion d’une découverte plus ou moins impor- tante. C’est ce qui m’est arrivé dans ce cas. Je voulus savoir en effet quelle était la raison qui m’avait fait trouver deux nombres si différents dans le dosage du foie de mon lapin. Après m’être assuré qu’il n’y avait pas d’erreur tenant au procédé de dosage; après avoir constaté que les diverses parties du foie sont sensiblement toutes également riches en sucre, il ne me resta plus à examiner que l’influence du temps qui s’était écoulé depuis la mort de l’animal jusqu’au moment de mon deuxième dosage. Jusqu’alors, sans y attacher aucune importance, j’avais fait mes expé- EXEMPLES D’INVESTIGATION EXPÉRIMENTALE, ETC. riences quelques heures après la mort de l’animal, et, pour la première fois, je m’étais trouvé dans le cas de faire immédiatement un dosage quelques minutes après la mort et de renvoyer l’autre au lendemain, c’est- à-dire vingt-quatre heures après. En physiologie, les questions de temps ont toujours une grande impor- tance, parce que la matière organique éprouve des mo- difications nombreuses et incessantes. Il pouvait donc s’être produit quelque modification chimique dans le tissu hépatique. Pour m en assurer, je fis une série de nouvelles expériences qui dissipèrent toutes les obscu- rités en me montrant que le tissu du foie va constam- ment en s’enrichissant en sucre pendant un certain temps après la mort. l)e sorte qu’on peut avoir des quantités de sucre très-variables, suivant le moment dans lequel on fait son examen. Je fus donc ainsi amené à rectifier mes anciens dosages et à découvrir ce fait nouveau, à savoir, que des quantités considéra- bles de sucre se produisent dans le foie des animaux après la mort. Je montrai, par exemple, qu’en faisant passer dans un foie encore chaud et aussitôt après la mort de l’animal un courant d’eau froide injecté avec force par les vaisseaux hépatiques, on débarrasse com- plètement le tissu hépatique du sucre qu’il contient; mais le lendemain ou quelques heures après, quand on place le foie lavé à une douce température, on trouve son tissu de nouveau chargé d’une grande quantité de sucre qui s’est produit depuis le lavage (!). (1) Claude Bernard, Sur le mécanisme de la formation du sucre dans 294 APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. Quand je fus en possession de cette première décou- verte que le sucre se forme chez les animaux après la mort comme pendant la vie, je voulus pousser plus loin l’examen de ce singulier phénomène, et c’est alors que je fus amené à trouver que le sucre se produit dans le foie à l’aide d’une matière diastasique réagissant sur une substance amylacée que j’ai isolée et que j’ai ap- pelée matière glycogène. De sorte que j ’ai pu démontrer de la manière la plus nette que chez les animaux le sucre se forme par un mécanisme en tout semblable à celui qui se rencontre dans les végétaux. Cette seconde série do faits représente des résultats qui sont encore aujourd’hui solidement acquis à la science et qui ont fait faire beaucoup de progrès à la question glycogénique dans les animaux. Je viens de dire très-succinctement comment ces faits ont été dé- couverts, et comment ils ont. eu pour point de départ une circonstance expérimentale futile en apparence. J’ai cité ce cas afin de prouver qu’on ne saurait jamais rien négliger dans les recherches expérimentales, car tous les accidents ont leur cause nécessaire. On ne doit donc jamais être trop absorbé par la pensée qu'on poursuit, ni s’illusionner sur la valeur de ses idées ou de ses théories scientifiques; il faut toujours avoir les yeux ouverts à tout événement, l’esprit douteur et indépen- dant (p. 138), disposé à examiner tout ce qui se présente et à ne rien laisser passer sans en rechercher la raison. Il faut être, en un mot, dans une disposition intellec- le foie (Comptes rendus par l’Acad. des sciences, 2h septembre 1855, et Compt. rend.de l’Acad. des sciences, 23 mars 1857). EXEMPLES D’INVESTIGATION EXPÉRIMENTALE, ETC. tuelle qui semble paradoxale, mais qui, suivant moi, représente le véritable esprit de l’investigateur. Tl faut avoir une foi robuste et ne pas croire ; je m’explique en di- sant qu’il faut en science croire fermement aux principes et douter des formules; en effet, d’un côté nous sommes sûrs que le déterminisme existe, mais nous ne sommes jamais certains de le tenir. Il faut être inébranlable sur les principes de la science expérimentale (détermi- nisme), et ne pas croire absolument aux théories. L’a- phorisme que j’ai exprimé plus haut peut s’appuyer sur ce que nous avons développé ailleurs (voy. p. 116), à savoir, que pour les sciences expérimentales, le prin- cipe est dans notre esprit, tandis que les formules sont dans les choses extérieures. Pour la pratique des choses on est bien obligé de laisser croire que la vérité (au moins la vérité provisoire) est représentée par la théorie ou par la formule. Mais en philosophie scientifique et expérimentale ceux qui placent leur foi dans les for- mules ou dans les théories ont tort. Toute la science humaine consiste à chercher la vraie formule ou la vraie théorie de la vérité dans un ordre quelconque. Nous en approchons toujours, mais la trouverons-nous jamais d une manière complète? Ce n’est pas le lieu d’entrer dans le développement de ces idées philoso- phiques : reprenons notre sujet et passons à un nouvel exemple expérimental. Troisième exemple. — Vers l’année 1852, je fus amené par mes études à faire des expériences sur l’influence du système nerveux sur les phénomènes de la nutrition et de la calorification. On avait observé APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. que dans beaucoup de cas, les paralysies complexes, ayant leur siège dans des nerfs mixtes, sont suivies tantôt d’un réchauffement, tantôt d’un refroidissement des parties paralysées. Or, voici comment je raisonnai, pour expliquer ce fait, en me fondant, d’une part, sur les observations connues, et, d’autre part, sur les théories régnantes relativement aux phénomènes de la nutrition et de la calorification. La paralysie des nerfs, dis-je, doit amener le refroidissement des parties en ralentissant les phénomènes de combustion dans le sang, puisque ces phénomènes sont considérés comme la cause de la calorification animale. Or, d'un autre côté, les anatomistes ont remarqué depuis longtemps que les nerfs sympathiques accompagnent spécialement les vaisseaux artériels. Donc, pensai-je par induction, ce doivent être les nerfs sympathiques qui, dans la lé- sion d’un tronc nerveux mixte, agissent pour produire le ralentissement des phénomènes chimiques dans les vaisseaux capillaires, et c’est leur paralysie qui doit amener par suite le refroidissement des parties. Si mon hypothèse est vraie, ajoutai-je, elle pourra se vérifier en coupant seulement les nerfs sympathiques vascu- laires qui vont dans une partie et en respectant les au- tres. Je devrai obtenir alors un refroidissement par la paralysie des nerfs vasculaires sans que le mouvement ni la sensibilité aient disparu, puisque j’aurai laissé intacts les nerfs moteurs et sensitifs ordinaires. Pour réaliser mon expérience je cherchai donc un procédé d’expérimentation convenable qui me permît de couper les nerfs vasculaires seuls en respectant les autres. Le EXEMPLES D’INVESTIGATION EXPÉRIMENTALE, ETC. 297 choix des animaux prenait ici de l’importance relati- vement à la solution de la question (p. 213); or, je trou- vai que la disposition anatomique qui rend isolé le grand sympathique cervical chez certains animaux, tels que le lapin et le cheval, rendait cette solution possible. Après tous ces raisonnements je fis donc la section du grand sympathique dans le cou sur un lapin pour con- trôler mon hypothèse et voir ce qui arriverait relative- ment à la calorification dans le côté de la tète où se distribue ce nerf. J’avais été conduit, ainsi qu’on vient de le voir, en me fondant sur la théorie régnante et sur des observations antérieures, à faire l’hypothèse que la température devait être abaissée par la section de ce nerf sympathique . Or c’est précisément le contraire qui arriva. Aussitôt après la section du grand sympa- thique dans la partie moyenne du cou, je vis survenir dans tout le côté correspondant de la tête du lapin, une suractivité considérable dans la circulation accom- pagnée d’une augmentation de caloricité. Le résultat était donc exactement contraire à celui que mon hy- pothèse déduite de la théorie m’avait fait prévoir; mais alors je fis comme toujours, c’est-à-dire que j’aban- donnai aussitôt les théories et les hypothèses pour ob- server et étudier le fait en lui-même afin d’en déter- miner aussi exactement que possible les conditions expérimentales. Aujourd’hui mes expériences sur les nerfs vasculaires et calorifiques ont ouvert une voie nouvelle de recherches et ont été le sujet d’un grand nombre de travaux qui, j’espère, pourront fournir un APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. jour des résultats d'une grande importance en physio- logie et en pathologie (1). Cet exemple prouve, comme les précédents, qu’on peut rencontrer dans les expériences des résultats dif- férents de ceux que les théories et les hypothèses nous font prévoir. Mais si je désire appeler plus.particuliè- rement l’attention sur ce troisième exemple, c’est qu’il nous offre encore un enseignement important, à savoir, que, sans cette hypothèse directrice de l’esprit, le fait expérimental qui la contredit n’aurait pas été aperçu. En effet, je ne suis pas le premier expérimentateur qui ait coupé sur des animaux vivants la portion cervicale dn grand sympathique. Pourtour du Petit avait prati- qué cette expérience au commencement du siècle der- nier, et il découvrit les effets de ce nerf sur la pupille en partant d’une hypothèse anatomique d’après laquelle ce nerf était supposé porter les esprits animaux dans les yeux (2). Depuis lors beaucoup de physiologistes ont répété la même opération dans le but de vérifier ou d’expliquer les modifications de l’œil que Pourtour du Petit avait le premier signalées. Mais aucun de ces phy- siologistes n’avait remarqué le phénomène de calorifi- cation des parties dont je parle et ne l’avait rattaché à la section du grand sympathique, bien que ce phéno- (1) Claude Bernard, Recherches expérimentales sur le grand sympa- thique, etc. {Mémoires de la Société de biologie, t. V, 1853). —Sur les nerfs vasculaires et caloriques du grand sympathique [Comptes rendus de VAcad, des sciences, 1852, t. XXXIV, 1862, t. LV). (2) Pourtour du Petit, Mémoire dans lequel il est démontré que les nerfs intercostaux fournissent des rameaux qui portent des esprits dans les yeux (Histoire de l’Académie pour Vannée 1727). EXEMPLES D’INVESTIGATION EXPÉRIMENTALE, ETC. mène eût dû se produire nécessairement sous les yeux de tous ceux qui, avant moi, avaient coupé cette partie du sympathique. L’hypothèse, ainsi qu’on le voit, m’a- vait préparé l’esprit à voir les choses suivant une cer- taine direction donnée par l’hypothèse même, et ce qui le prouve, c’est que moi-même, comme les autres ex- périmentateurs, j’avais bien souvent divisé le grand sympathique pour répéter l’expérience de Pourtour du Petit sans voir le fait de calorification que j’ai décou- vert plus tard, quand une hypothèse m’a porté à faire des recherches dans ce sens. L’influence de l’hypothèse est donc ici des plus évidentes ; on avait le fait sous les yeux et on ne le voyait pas parce qu’il 11e disait rien à l’esprit. Il était cependant des plus simples à aperce- voir, et, depuis que je l'ai signalé, tous les physiologistes sans exception l’ont constaté et vérifié avec la plus grande facilité. En résumé, les hypothèses et les théories, même mauvaises, sont utiles pour conduire à des découvertes. Cette remarque est vraie pour toutes les sciences. Les alchimistes ont fondé la chimie en poursuivant des pro- blèmes chimériques et des théories fausses aujourd’hui. Dans les sciences physiques, qui sont plus avancées que la biologie, on pourrait citer encore maintenant des sa- vants qui font de grandes découvertes en s’appuyant sur des théories fausses. Cela paraît être en effet une nécessité de la faiblesse de notre esprit que de 11e pou- voir arriver à la vérité qu’en passant par une multitude d’erreurs et d’écueils. Quelle conclusion générale le physiologiste tirera- APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. t-il de tous les exemples qui précèdent? Il doit en conclure que les idées et les théories admises, dans l’état actuel de la science biologique, ne représentent que des vérités restreintes et précaires qui sont desti- nées à périr. Il doit conséquemment avoir fort peu de confiance dans la valeur réelle de ces théories, mais pourtant s’en servir comme d’instruments intellectuels nécessaires à l’évolution de la science et propres à lui faire découvrir des faits nouveaux. Aujourd’hui l’art de découvrir des phénomènes nouveaux et de les con- stater exactement doit être l’objet spécial des préoccu- pations de tous les biologues. Il faut fonder la critique expérimentale en créant des méthodes rigoureuses d’in- vestigation et d’expérimentation qui permettront d’é- tablir les observations d’une manière indiscutable et feront disparaître par suite les erreurs de faits qui sont la source des erreurs de théories. Celui qui tenterait maintenant une généralisation de la biologie entière prouverait qu’il n’a pas un sentiment exact de l’état actuel de cette science. Aujourd’hui le problème bio- logique commence à peine à être posé, et, de même qu’il faut assembler et tailler les pierres avant de son- ger à édifier un monument, de même il faut d’abord assembler et préparer les faits qui devront constituer la science des corps vivants. C’est à l’expérimentation que ce rôle incombe, sa méthode est fixée, mais les phénomènes qu’elle doit analyser sont si complexes, que le vrai promoteur de la science pour le moment sera celui qui pourra donner quelques principes de simplification dans les procédés d’analyse ou apporter EXEMPLES D’INVESTIGATION EXPÉRIMENTALE, ETC. des perfectionnements dans les instruments de recher- ches. Quand les faits existent en nombre suffisant et bien clairement établis, les généralisations 11e se font jamais attendre. Je suis convaincu (|ue dans les sciences expérimentales en évolution, et particulièrement dans celles qui sont aussi complexes que la biologie, la dé- couverte d'1111 nouvel instrument d’observation ou d’ex- périmentation rend beaucoup plus de services que beaucoup de dissertations systématiques ou philoso- phiques. En effet, un nouveau procédé, un nouveau moyen d’investigation, augmentent notre puissance et rend possibles des découvertes et des recherches qui ne l’auraient pas été sans son secours. C’est ainsi que les recherches sur la formation du sucre chez les ani- maux n’ont pu être faites que lorsque la chimie a eu donné des réactifs pour reconnaître le sucre beaucoup plus sensibles que ceux que l’on avait auparavant. CHAPITRE IL EXEMPLES DE CRITIQUE EXPÉRIMENTALE PHYSIOLOGIQUE. La critique expérimentale repose sur des principes absolus qui doivent diriger l’expérimentateur dans la constatation et dans l’interprétation des phénomènes de la nature. La critique expérimentale sera particuliè- rement utile dans les sciences biologiques où régnent des théories si souvent étayées par des idées fausses ou assises sur des faits mal observés. Il s’agira ici de rap- peler, par des exemples, les principes en vertu desquels il convient de juger les théories physiologiques et de discuter les faits qui leur servent de bases. Le critérium par excellence est, ainsi que nous le savons déjà, le prin- cipe du déterminisme expérimental uni au doute philo- sophique. A ce proposée rappellerai encore que dans les sciences il 11e faut jamais confondre les principes avec les théories. Les principes sont les axiomes scientifi- ques; ce sont des vérités absolues qui constituent un critérium immuable. Les théories sont des généralités ou des idées scientifiques qui résument l’état actuel de nos connaissances; elles constituent des vérités tou- jours relatives et destinées à se modifier par le progrès même des sciences. Donc, si nous posons comme con- clusion fondamentale qu’il ne faut pas croire absolu- ment aux formules de la science, il faut croire au con- EXEMPLES DE CRITIQUE EXPÉRIMENTALE PHYSIOLOGIQUE. traire d’une manière absolue à ses principes. Ceux qui croient trop aux théories et qui négligent les principes prennent l’ombre pour la réalité, ils manquent de cri- térium solide et ils sont livrés à toutes les causes d’er- reurs qui en dérivent. Dans toute science le progrès réel consiste à changer les théories de manière à en obtenir qui soient de plus en plus parfaites. En effet, à quoi servirait d’étudier, si l’on ne pouvait changer d’opinion ou de théorie; mais les principes et la mé- thode scientifiques sont supérieurs à la théorie, ils sont immuables et ne doivent jamais varier. La critique expérimentale doit donc se prémunir non- seulement contre la croyance aux théories, mais éviter aussi de se laisser égarer en accordant trop de valeur aux mots que nous avons créés pour nous représenter les prétendues forces de la nature. Dans toutes les sciences, mais dans les sciences physiologiques plus que dans toutes les autres, on est exposé à se faire illusion sur les mots. 11 ne faut jamais oublier que toutes les qualifications de forces minérales ou vitales données aux phénomènes de la nature ne sont qu’un langage figuré dont il importe que nous 11e soyons pas les dupes. Il n’y a de réel que les manifestations des phénomènes et les conditions de ces manifestations qu’il s’agit de déterminer; c’est là ce que la critique expérimentale ne doit jamais perdre de vue. En un mot, la critique expérimentale met tout en doute, ex- cepté le principe du déterminisme scientifique et ra- tionnel dans les faits (p. 92-115). La critique expéri- mentale est toujours fondée sur cette même base, soit APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. qu’on se l’applique à soi-mème, soit qu’on l’ap- plique aux autres; c’est pourquoi dans ce qui va suivre nous donnerons en général deux exemples : l’un choisi dans nos propres recherches, l’autre choisi dans les travaux des autres. En effet, dans la science il 11e s’agit pas seulement de chercher à critiquer les autres, mais le savant doit toujours jouer vis-à-vis de lui-même le rôle d’un critique sévère. Toutes les fois qu’il avance une opinion ou qu’il émet une théorie, il doit être le premier à chercher a les contrôler par la critique et à les asseoir sur des faits bien observés et exactement déterminés. § 1. — Le principe «lu déterminisme expérimental n'admet pas les faits c«>ntra«lietoires. Premier exemple. — Il y a longtemps déjà que j’ai fait connaître une expérience qui, à cette époque, sur- prit beaucoup les physiologistes, cette expérience con- siste à rendre un animal artificiellement diabétique au moyen de la piqûre du plancher du quatrième ventri- cule. J’arrivai à tenter cette piqûre par suite de consi- dérations théoriques que je n’ai pas à rappeler; ce qu’il importe seulement de savoir ici, c’est que je réussis du premier coup, c’est-à-dire que je vis le premier lapin que j’opérai devenir très-fortement diabétique. Mais ensuite il m’arriva de répéter un grand nombre de fois (huit ou dix fois) cette expérience sans obtenir le pre- mier résultat. Je me trouvais dès lors en présence d’un fait positif et de huit ou dix faits négatifs; cependant il ne me vint jamais dans l’esprit de nier ma première EXEMPLES DE CRITIQUE EXPÉRIMENTALE PHYSIOLOGIQUE. expérience positive au profit des expériences négatives qui la suivirent. Étant bien convaincu que mes insuc- cès ne tenaient qu’à ce que j’ignorais le déterminisme de ma première expérience, je persistai à expérimenter en cherchant à reconnaître exactement les conditions de l’opération. Je parvins, à la suite de mes essais, à fixer le lieu précis de la piqûre, et à donner les condi- tions dans lesquelles doit être placé l’animal opéré ; de sorte qu aujourd’hui on peut reproduire le fait du dia- bète artificiel toutes les fois que l’on se met dans les conditions connues exigées pour sa manifestation. A ce qui précède j’ajouterai une réflexion qui mon- trera de combien de causes d’erreurs le physiologiste peut se trouver entouré dans Y investigation des phéno- mènes de la vie. Je suppose qu’au lieu de réussir du premier coup à rendre un lapin diabétique, tous les faits négatifs se fussent d’abord montrés, il est évident qu’après avoir échoué deux ou trois fois, j’en aurais conclu non-seulement que la théorie qui m’avait guidé était mauvaise, mais que la piqûre du quatrième ven- tricule ne produisait pas le diabète. Cependant je me serais trompé. Combien de fois a-t-on dû et devra-t-on encore se tromper ainsi! Il paraît impossible même d’éviter d’une manière absolue ces sortes d’erreurs. Mais nous voulons seulement tirer de cette expérience une autre conclusion générale qui sera corroborée par les exemples suivants, à savoir, que les faits néga- tifs considérés seuls n’apprennent jamais rien. Deuxième exemple. — Tous les jours on voit des dis- cussions (pii restent sans profit pour la science parce APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPERIMENTALE. que l’on n’est pas assez pénétré de ce principe, que chaque fait ayant son déterminisme, un fait négatif ne prouve rien et ne saurait jamais détruire un fait positif. Pour prouver ce que j’avance, je citerai les critiques que M. Longet a faites autrefois des expériences de Magendie. Je choisirai cet exemple, d’une part, parce qu’il est très-instructif, et d’autre part, parce que je m’y suis trouvé mêlé et (pie j’en connais exactement toutes les circonstances. Je commencerai par les criti- ques de M. Longet relatives aux expériences de Magen- die sur les propriétés de la sensibilité récurrente des racines rachidiennes antérieures (1). La première chose (pie M. Longet reproche à Magendie, c’est d’avoir varié d’opinion sur la sensibilité des racines antérieures, et d’avoir dit en 1822 que les racines antérieures sont à peine sensibles, et en 1839 qu elles sont très-sensi- bles, etc. A la suite de ces critiques, M. Longet s’écrie : « La vérité est une; que le lecteur choisisse, s’il l’ose, au milieu de ces assertions contradictoires opposées du même auteur [loc. cit., p. 22). Enfin, ajoute M. Longet, M. Magendie aurait dû au moins nous dire, pour nous tirer d’embarras, lesquelles de ses expériences il a con- venablement faites, celles de 1822 ou celles de 1839 » (loc. cit., p. 23). Toutes ces critiques sont mal fondées et manquent (1) F. A. LongeI, Recherches cliniques et expérimentales sur les fonc- tions des faisceaux de la moelle épinière et des racines des nerfs rachi- diens d’un Examen historique et critique des expériences faites sur ces organes depuis sir Ch. Bell, et suivies d’autres recherches sur diverses parties du système nerveux (Archives générales de médecine, 18/*L 3e série, t. X, p. 296, et t. XI, p. 129). EXEMPLES DE CRITIQUE EXPÉRIMENTALE PHYSIOLOGIQUE. complètement aux règles de la critique scientifique ex- périmentale. En effet, si Magendie a dit en 1822 que les racines antérieures étaient insensibles, c’est évidemment qu’il les avait trouvées insensibles; s’il a dit ensuite en 1889 que les racines antérieures étaient très-sensi- bles, c’est qu alors il les avait trouvées très-sensibles. Il n’y a pas à choisir, comme le croit M. Longet, entre ces deux résultats; il faut les admettre tous deux, mais seulement les expliquer et les déterminer dans leurs conditions respectives. Quand M. Longet s’écrie : La vérité est une..., cela voudrait-il dire que, si l’un des deux résultats est vrai, l’autre doit être faux? Pas du tout; ils sont vrais tous deux, à moins de dire que dans un cas Magendie a menti, ce (pii n’est certainement pas dans la pensée du critique. Mais, en vertu du principe scientifique du déterminisme des phénomènes, nous devons affirmer à priori et d’une manière absolue qu’en 1822 et en 1839, Magendie n’a pas vu le phéno- mène dans des conditions identiques, et ce sont précisé- ment ces différences de conditions qu’il faut chercher ;i déterminer afin de faire concorder les deux résultats et de trouver ainsi la cause de la variation du phéno- mène. Tout ce (pie M. Longet aurait pu reprocher à Magendie, c’était de ne pas avoir cherché lui-même la raison de la différence des deux résultats; mais la cri- tique d’exclusion que M. Longet applique aux expé- riences de Magendie est fausse et en désaccord, ainsi que nous l’avons dit, avec les principes de la critique expérimentale. On ne saurait douter qu’il s'agisse dans ce qui pré- APPLIGATIONS DE LA METHODE EXPERIMENTALE. cède d une critique sincère et purement scientifique, car, dans une autre circonstance relative à la même dis- cussion, M. Longet s’est appliqué à lui-même cette même critique d’exclusion, et il a été conduit, dans sa propre critique, au même genre d’erreur que dans celle qu’il appliquait à Magendie. En 1839, M. Longet suivait, ainsi que moi, le labo- ratoire du Collège de France, lorsque Magendie, re- trouvant la sensibilité des racines rachidiennes anté- rieures, montra quelle est empruntée aux racines postérieures et revient par la phériphérie, d’où le nom de sensibilité en retour ou sensibilité récurrente qu’il lui donna. M. Longet vit donc alors, comme Magendie et moi, que la racine antérieure était sensible et qu elle l’était par l’influence de la racine postérieure, et il le vit si bien, qu’il réclama pour lui la découverte de ce dernier fait (1). Mais il arriva plus tard, en 1841, que M. Longet, voulant répéter l'expérience de Magendie, ne trouva pas la sensibilité dans la racine antérieure. Far une circonstance assez piquante, M. Longet se trouva alors, relativement au même fait de sensibilité des racines rachidiennes antérieures, exactement dans la même position que celle qu’il avait reprochée à Ma- gendie, c’est-à-dire qu’en 1839 M. Longet avait vu la racine antérieure sensible et qu’en I8/4I il la voyait in- sensible. L’esprit sceptique de Magendie ne s’émouvait pas de ces obscurités et de ces contradictions appa- (1) Longet, Comptes rendus de l'Académie des sciences, t. VIII, P- 787. o et 10 juin. Comptes rendus de l’Académie des sciences. ijuin; Gazette des hôpitaux, 13 et 18 juin 1839. EXEMPLES DE CRITIQUE EXPÉRIMENTALE PHYSIOLOGIQUE. rentes; il continuait à expérimenter et disait toujours ce qu’il voyait. L’esprit de M. Longet, au contraire, voulait avoir la vérité d’un côté ou de l’autre; c’est pourquoi il se décida pour les expériences de 18/i I, c’est-à-dire pour les expériences négatives, et voici ce qu’il dit à ce propos: «Bien que j’aie fait valoir à cette époque (1839) mes prétentions à la décou- verte de l'un de ces faits (la sensibilité récurrente), aujourd’hui, que j’ai multiplié et varié les expériences sur ce point de physiologie, je viens combattre ces memes faits comme erronés, qu’on les regarde comme la propriété de Magendie ou la mienne. Le culte du à la vérité exige qu’on ne craigne jamais de revenir sur une erreur commise. Je ne ferai que rappeler ici l’in- sensibilité tant de fois prouvée par nous des racines et des faisceaux antérieurs, pour que l’on comprenne bien l’inanité de ces résultats qui, comme tant d’autres, ne font qu’encombrer la science et gêner sa marche (1). » Il est certain, d’après cet aveu, que M. Longet n’est animé que du désir de trouver la vérité, et M. Longet le prouve quand il dit qu’il ne faut jamais craindre de revenir sur une erreur commise. Je partage tout à fait son sentiment et j’ajouterai qu'il est toujours in- structif de revenir d’une erreur commise. Ce précepte est donc excellent et chacun peut en faire usage; car tout le monde est exposé à se tromper, excepté ceux qui ne font rien. Mais, la première condition pour re- venir d’une erreur, c’est de prouver qu’il y a erreur. Il ne suffit pas de dire : Je me suis trompé; il faut dire (1) Loriget, loc. cit., p. 21. APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. comment on s’est trompé, et c’est là précisément ce qui est important. Or, M. Longet n’explique rien; il sem- ble dire purement et simplement : En 1839, j’ai vu les racines sensibles, en 1841 je les ai vues insensibles plus souvent, donc je me suis trompé en 1839. Un pareil raisonnement n’est pas admissible. Il s’agit en effet, en 1839, à propos de la sensibilité des racines an- térieures, d’expériences nombreuses dans lesquelles on a coupé successivement les racines rachidiennes, pincé les différents bouts pour constater leurs propriétés. Magendie a écrit un demi-volume sur ce sujet. Quand ensuite on ne rencontre plus ces résultats, même un grand nombre de fois, il ne suffit pas de dire, pour ju- ger la question, qu’on s’est trompé la première fois et qu’on a raison la seconde. Et d’ailleurs pourquoi se serait-on trompé? Dira-t-on qu’on a eu les sens infi- dèles à une époque et non à l’autre ? Mais alors il faut renoncer à l’expérimentation; caria première condition pour un expérimentateur, c’est d’avoir confiance dans ses sens et de ne jamais douter que de ses interpréta- tions. Si maintenant, malgré tous les efforts et toutes les recherches, on ne peut pas trouver la raison maté- rielle de l’erreur, il faut suspendre son jugement et conserver en attendant les deux résultats, mais ne ja- mais croire qu’il suffise de nier des faits positifs au nom de faits négatifs plus nombreux, aut vice versa. Des faits négatifs, quelque nombreux qu’ils soient, ne dé- truisent jamais un seul fait positif. C’est, pourquoi la négation pure et simple n’est point de la critique, et, en science, ce procédé doit être repoussé d’une manière EXENIPLES DE CRITIQUE EXPÉRIMENTALE PHYSIOLOGIQUE. absolue, parce que jamais la science ne se constitue par des négations. En résumé, il faut être convaincu que les faits néga- tifs ont leur déterminisme comme les faits positifs. Nous avons posé en principe que toutes les expériences sont bonnes dans le déterminisme de leurs conditions respectives; c’est dans la recherche des conditions de chacun de ces déterminismes que gît précisément ren- seignement qui doit nous donner les lois du phéno- mène, puisque par là nous connaissons les conditions de son existence et de sa non-existence. C’est en vertu de ce principe que je me suis dirigé, quand, après avoir assisté en 1839 aux expériences de Magendie et en J 841 aux discussions de M. Longet, je voulus moi- même me rendre compte des phénomènes et juger les dissidences. Je répétai les expériences et je trouvai, comme Magendie et comme M. Longet, des cas de sen- sibilité et des cas d’insensibilité des racines rachi- diennes antérieures; mais, convaincu que ces deux cas tenaient à des circonstances expérimentales différen- tes, je cherchai à déterminer ces circonstances, et, il force d’observation et de persévérance, je finis par trouver (1) les conditions dans lesquelles il faut se placer pour obtenir l’un ou l’autre résultat. Aujour- d'hui que les conditions du phénomène sont connues, personne ne discute plus. M. Longet lui-même (2) et tous les physiologistes admettent le fait de la sensibi- (1) Claude Bernard, Leçons sur la physiologie et la pathologie du système nerveux, p. 32. (2) Voy. Longet, Traité de physiologie, 1860, t. II, p. 177. APPLICATIONS UE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. lité récurrente comme constant dans les conditions que j’ai fait connaître. D’après ce qui précède il faut donc établir comme principe de la critique expérimentale le déterminisme absolu et nécessaire des phénomènes. Ce principe, bien compris, doit nous rendre circonspects contre cette tendance naturelle à la contradiction que nous avons tous. Il est certain que tout expérimentateur, parti- culièrement un débutant, éprouve toujours un secret plaisir quand il rencontre quelque chose qui est au- trement ([Lie ce que d’autres avaient vu avant lui. Il est porté par son premier mouvement à contredire, sur- tout quand il s’agit de contredire un homme haut placé dans la science. C’est un sentiment dont il faut se dé- fendre parce qu’il n’est pas scientifique. La contradic- tion pure serait une accusation de mensonge, et il faut l’éviter, car heureusement les faussaires scientifiques sont rares. D'ailleurs ce dernier cas ne relevant plus de la science, je n’ai pas à donner de précepte à ce sujet, .le veux seulement faire remarquer ici que la critique ne consiste pas à prouver que d’autres se sont trompé», et quand même on prouverait qu’un homme éminent s'est, trompé, ce ne serait pas une grande découverte; et cela ne peut devenir un travail profitable pour la science qu autant que l’on montre comment cet homme s’est trompé. En effet, les grands hommes nous in- struisent souvent autant par leurs erreurs que par leurs découvertes. J’entends quelquefois dire : Signaler une erreur, cela équivaut à faire une découverte. Oui, à la condition que l ’on mette au jour une vérité nouvelle en EXEMPLES DE CRITIQUE EXPÉRIMENTALE PHYSIOLOGIQUE. montrant la cause de l’erreur, et alors il n’est plus né- cessaire de combattre l’erreur, elle tombe d’elle-même. C’est ainsi que la critique équivaut à une découverte; c’est, quand elle explique tout sans rien nier, et qu elle trouve le déterminisme exact de faits en apparence con- tradictoires. Par ce déterminisme tout se réduit, tout devient lumineux, et alors, comme dit Leibnitz, la science en s’étendant s’éclaire et se simplifie. II. — I>e principe «lu «It*lerinitiisiue r«'pousüe «le la urirnce les faits iii pourra. En un mot, l'empirisme 11’est point la INVEST1GATI0N EN MÉDECINE EXPÉRIMENTALE. négation de la science expérimentale, comme semblent le croire certains médecins, ce n’en est que le premier état. Il faut ajouter même que l’empirisme ne dis- parait jamais complètement d’aucune science. Les sciences, en effet, ne s’illuminent pas dans toutes leurs parties à la fois; elles ne se développent que successive- ment. En physique et en chimie, il est des parties où l’empirisme existe encore; ce qui le prouve, c’est que tous les jours on y fait des découvertes par hasard, c’est-à-dire imprévues par les théories régnantes. Je conclurai donc que dans les sciences on ne fait des découvertes que parce que toutes ont encore des par- ties obscures. En médecine, les découvertes à faire sont plus nombreuses, car l’empirisme et l’obscurité régnent presque partout. Cela prouve que cette science si com- plexe est plus arriérée (pie d’autres, mais voilà tout. Les observations médicales nouvelles se font géné- ralement par hasard; si un malade porteur d’une affec- tion jusqu’alors inconnue entre dans un hôpital ou vient consulter un médecin, c’est bien par hasard que le médecin rencontre ce malade. Mais c’est exactement de la même manière qu’un botaniste rencontre dans la campagne une plante qu’il ne connaissait pas, et c’est aussi par hasard qu’un astronome aperçoit dans le ciel une planète dont il ignorait l’existence. Dans ces cir- constances, l’initiative du médecin consiste à voir et à ne pas laisser échapper le fait que le hasard lui a offert, et son mérite se réduit a l’observer avec exactitude. Je ne puis entrer ici dans l’examen des caractères que doit avoir une bonne observation médicale. Il serait égale- APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. ment fastidieux de rapporter des exemples d’observa- tions médicales faites par hasard; elles fourmillent dans les ouvrages de médecine et tout le monde en connaît. Je me bornerai donc à dire d’une manière générale que, pour faire une bonne observation médicale, il est non-seulement nécessaire d’avoir l’esprit d’observa- tion, mais il faut de plus être physiologiste. On inter- prétera mieux les significations diverses d’un phéno- mène morbide, on lui donnera sa valeur réelle et l’on ne tombera point dans l’inconvénient (pie Sydenham re- prochait à certains médecins, de mettre des phénomènes importants d’une maladie sur le même plan que d’au- tres phénomènes insignifiants et accidentels, comme un botaniste qui décrirait les morsures de chenilles au nombre des caractères d’une plante (1). Il faut appor- ter, du reste, dans l’observation d’un phénomène patho- logique, c’est-à-dire d’une maladie, exactement les mêmes conditions d’esprit et la même rigueur que dans l’observation d’un phénomène physiologique. Il ne faut jamais aller au delà du fait et être en quelque sorte le photographe de la nature. Mais une fois l’observation médicale bien posée, elle devient, comme en physiologie, le point de départ d’i- dées ou d’hypothèses que le médecin expérimentateur est conduit à vérifier par de nouvelles observations faites sur les malades ou par des expérimentations insti- tuées sur les animaux. Nous avons dit qu’il arrive souvent qu’en faisant une U) Sydenham, Médecine pratique. Préface, p. 12. INVESTIGATION DANS LA MÉDECINE EXPÉRIMENTALE. recherche physiologique, il surgit un fait nouveau qu’on ne cherchait pas, cela se voit également en pa- thologie. Il me suffira de citer, pour le prouver, l’exem- ple récent de Zenker qui, en poursuivant la recherche de certaines altérations du système musculaire dans la fièvre typhoïde, trouva des trichines qu’il ne cherchait pas (1). En pathologie comme en physiologie, le mé- rite de l’investigateur consiste à poursuivre dans une expérience ce qu’il y cherche, mais de voir en même temps ce qu’il ne cherchait pas. L’investigation pathologique peut aussi avoir pour point de départ une théorie, une hypothèse ou une idée préconçue. Il serait facile de donner des exemples qui prouveraient qu’en pathologie comme en physiologie, des idées absurdes peuvent parfois conduire à des dé- couvertes utiles, de même qu’il ne serait pas difficile de trouver des arguments pour prouver que les théo- ries même les plus accréditées ne doivent être regardées que comme des théories provisoires et non comme des vérités absolues auxquelles il faille faire plier les faits. L’investigation thérapeutique rentre exactement dans les mêmes règles que l'investigation physiologique et pathologique. Tout le monde sait que le hasard a été le premier promoteur de la science thérapeutique, cl que c’est par hasard qu’on a observé les effets de la plu- part des médicaments. Souvent aussi les idées ont guidé le médecin dans ses essais thérapeutiques, et il faut dire aussi que souvent c’étaient des théories ou des idées les (1) Voy. Rapport des prix de médecine et de chirurgie pour I86/1 (1Compt. rendus de l'Acad. des sciences). APPLICATIONS DE LA METHODE EXPÉRIMENTALE. plus étranges ou les plus absurdes. 11 me suffira de ci- ter les théories de Paracelse qui déduisaient l’action des médicaments d’après des influences astrologiques, et de rappeler les idées de Porta qui donnait aux plantes des usages médicamentaux déduits de la ressemblance de ces plantes avec certains organes malades; ainsi la carotte guérissait la jaunisse; la pulmonaire, la phthisie, etc. (1). En résumé, nous ne saurions établir aucune distinc- tion fondée entre les méthodes d’investigation que l’on doit appliquer en physiologie, en pathologie et en théra- peutique. C’est toujours la même méthode d’observation et d’expérimentation immuable dans ses principes, of- frant seulement quelques particularités dans l’applica- tion suivant la complexité relative des phénomènes. Nous ne saurions trouver, en effet, aucune différence radicale entre la nature des phénomènes physiologi- ques, pathologiques et thérapeutiques. Tous ces phéno- mènes dérivent de lois qui, étant propres à la ma- tière vivante, sont identiques dans leur essence et ne varient que par les conditions diverses dans lesquelles les phénomènes se manifestent. Nous verrons, plus tard, que les lois physiologiques se retrouvent dans les phénomènes pathologiques, d’où il suit que la véritable base scientifique de la thérapeutique doit être donnée par la connaissance de l’action physiologique des causes morbides, des médicaments ou des poisons, ce qui esl exactement la même chose. (1) Voyez Chevreul, Considérations sur l’histoire de la partie de la médecine qui concerne la prescription clés remèdes (Journal des savants, 1865). DE LA CRITIQUE EN MÉDECINE EXPÉRIMENTALE. § II. — De 1» critique expérimentale pathologique et thérapeutique. C’est la critique des faits qui donne aux sciences leur véritable caractère. Toute critique scientifique doit ramener les faits au rationalisme. Si, au contraire, la critique est ramenée à un sentiment personnel, la science disparaît parce qu elle repose sur un critérium qui ne peut ni se prouver ni se transmettre, ainsi que cela doit avoir lieu pour les vérités scientifiques. J’ai souvent entendu des médecins à qui l’on demandait la raison de leur diagnostic répondre : Je ne sais pas com- ment je reconnais tel cas, mais cela se voit; ou bien quand on leur demandait pourquoi ils administraient certains remèdes, ils répondaient qu’ils ne sauraient le dire exactement, et que d’ailleurs ils n’étaient pas tenus d’en rendre raison, puisque c’était leur tact médical et leur intuition qui les dirigeaient. Il est facile de com- prendre que les médecins qui raisonnent ainsi nient la science. Mais, en outre, on ne saurait s’élever avec trop de force contre de semblables idées qui sont mauvaises non-seulement parce qu’elles étouffent pour la jeunesse tout germe scientifique, mais parce qu’elles favorisent surtout la paresse, l’ignorance et le charlatanisme. Je comprends parfaitement qu’un médecin dise qu’il ne se rend pas toujours compte d’une manière rationnelle de ce qu’il fait, et j’admets qu’il en conclue que la science médicale est encore plongée dans les ténèbres de l’empirisme; mais qu’il parte de là pour élever son tact médical ou son intuition à la hauteur d’un crité- APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. rium qu’il prétend ensuite imposer sans autre preuve, c’est ce qui est complètement antiscientifique. La seule critique scientifique qui existe en pathologie et en thérapeutique comme en physiologie est la criti- que expérimentale, et cette critique, qu’on se l’appli- que à soi-même ou aux travaux des autres, doit toujours être fondée sur le déterminisme absolu des faits. La cri- tique expérimentale, ainsi que nous l’avons vu, doit faire repousser la statistique connue base de la science pa- thologique et thérapeutique expérimentales. Il fau- dra en pathologie et en thérapeutique répudier les faits indéterminés, c’est-à-dire ces observations mal faites ou parfois même imaginées que l’on apporte sans cesse comme des objections perpétuelles. Ce sont, comme en physiologie, des faits bruts qui ne sauraient entrer dans le raisonnement scientifique qu’à la condi- tion d’être déterminés et exactement définis dans leurs conditions d’existence. Mais le caractère de la critique en pathologie et en thérapeutique, c’est d’exiger avant tout l’obser- vation ou l’expérience comparative. En effet, com- ment un médecin pourra-t-il juger l’influence d’une cause morbifique s’il n’élimine par une expérience comparative toutes les circonstances accessoires qui peuvent devenir des causes d’erreurs et lui faire pren- dre de simples coïncidences pour des relations de cause à effet. En thérapeutique surtout la nécessité de l’expé- rience comparative a toujours frappé les médecins doués de l’esprit scientifique. O11 ne peut juger de 1 influence d’un remède sur la marche et la ter- DE LA CRITIQUE EN MÉDECINE EXPÉRIMENTALE. minaison d'une maladie, si préalablement ou ne con- naît la marche et la terminaison naturelles de cette maladie. C’est pourquoi Pinel disait dans sa clinique : Cette année nous observerons les maladies sans les traiter, et l’année prochaine nous les traiterons. On doit scientifiquement adopter l’idée de Pinel, sans cepen- dant admettre cette expérience comparative à longue échéance qu’il proposait. En effet, les maladies peuvent varier dans leur gravité d’une année à l’autre; les obser- vations de Sydenham sur l’influence indéterminée ou in- conn ue de ce qu il appelle le génie épidémique sont là pour le prouver. L’expérience comparative exige donc, pour être valable, d’être faite dans le même temps et sur des malades aussi comparables que possible. Malgré cela, cette comparaison est encore hérissée de difficultés im- menses que le médecin doit chercher à diminuer; car l’expérience comparative est la condition sine qnâ non de la médecine expérimentale et scientifique, autre- ment le médecin marche à l’aventure et devient le jouet de mille illusions. Un médecin qui essaye un traitement et qui guérit ses malades est porté à croire que la gué- rison est due ii son traitement. Souvent des médecins se vantent d’avoir guéri tous leurs malades par un remède qu’ils ont employé. Mais la première chose qu’il faudrait leur demander, ce serait s’ils ont essayé de ne rien faire, c’est-à-dire de ne pas traiter d’autres malades; car, au- trement, comment savoir si c’est le remède ou la nature qui a guéri? Gall a écrit un livre assez peu connu (I) (1) Gall, Philosophische medicinische Untersuchungen über Kunst und Natur im gcsunden und kranken Zustand des Menschen. Leipzig, 1800 APPLICATIONS DF, LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. sur cette question, do savoir quelle est la part de la na- ture et de la médecine dans la guérison des maladies, et il conclut tout naturellement que cette part est fort clifïicile à faire. Tous les jours on peut se faire les plus grandes illusions sur la valeur d’un traitement si l’on n’a pas recours à l’expérience comparative. J’en rapelle- rai seulement un exemple récent relatif au traitement de la pneumonie. L’expérience comparative a montré en effet que le traitement de la pneumonie par la sai- gnée, que l'on croyait très-efficace, n’est qu’une illu- sion thérapeutique (t). De tout cela je conclurai donc que l’observation et F expérience comparatives sont la seule base solide de la médecine expérimentale, et que la physiologie, la pa- thologie et la thérapeutique doivent être soumises aux lois de cette critique commune. (1) Béclard, Rapport général sur les prix décernés en 1862 (Mémoires de l’Académie de médecine. Paris, 1863, t. XXVI, p. xxm). CHAPITRE IV. DES OBSTACLES PHILOSOPHIQUES QUE RENCONTRE LA MÉDECINE EXPÉRIMENTALE. D’après tout ce qui a été dit dans cette introduction, les obstacles principaux que rencontre la médecine ex- périmentale résident dans la complexité énorme des phénomènes qu'elle étudie. Je n’ai pas à revenir sur ce point qui a été développé déjà sous toutes les formes. Mais, outre ces difficultés toutes matérielles et, en quel- que sorte objectives, il y a pour la médecine expérimen- tale des obstacles qui résident dans des vices de métho- des, dans des mauvaises habitudes de l’esprit, ou dans certaines idées fausses dont nous allons dire quelques mots. § I. — Dr la fausse application de la physiologie à la médecine. Je n’ai certainement pas la prétention d’avoir le pre- mier proposé d’appliquer la physiologie à la médecine. Cela a été recommandé depuis longtemps et des tenta- tives très-nombreuses ont été fixités dans cette direc- tion. Dans mes travaux et dans mon enseignement au Collège de France je ne fais donc que poursuivre nue idée qui déjà porte ses fruits par les applications qu’on en fait à la médecine. Aujourd’hui plus que jamais les jeunes médecins marchent dans cette voie, qui est con- APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. sidérée avec juste raison comme la voie du progrès. Toutefois j’ai vu bien souvent cette application de la physiologie à la médecine être très-mal comprise, de sorte que non-seulement elle ne produit pas tous les bons résultats qu’on est en droit d’en attendre, mais elle de- vient même nuisible et fournit alors des arguments aux détracteurs de la médecine expérimentale. Il importe donc beaucoup de nous expliquer à ce sujet; car i! s’a- git ici d’une importante question de méthode, et ce sera une nouvelle occasion de fixer d’une manière plus précise le véritable point de vue de ce que nous appelons la Médecine expérimentale. La médecine expérimentale différé dans son but de- là Médecine d'observation, de la même manière que les sciences d’observation, en général, diffèrent des sciences expérimentales. Le but d’une science d’observation est de découvrir les lois des phénomènes naturels afin de les prévoir; mais elle ne saurait les modifier ni les maîtriser à son gré. Le type de ces sciences est l’as- tronomie ; nous pouvons prévoir les phénomènes astro- nomiques, mais nous ne saurions rien y changer. Le but d’une science expérimentale est de découvrir les lois des phénomènes naturels, non-seulement pour les prévoir, mais dans le but de les régler à son gré et de s’en rendre maître: telles sont la physique et la chimie. Or, parmi les médecins il en est qui ont pu croire que la médecine devait rester une science d’observa- tion, c’est-à-dire une médecine capable de prévoir le cours et l’issue des maladies, mais ne devant pas agir directement sur la maladie. Il en est d’autres, et je OBSTACLES QUE RENCONTRE LA MÉD. EXPÉRIMENTALE. suis du nombre, qui ont pensé que la médecine pouvait être une science expérimentale, c’est-à-dire une méde- cine capable de descendre dans l’intérieur de l’orga- nisme, et de trouver le moyen de modifier et de régler jusqu à un certain point les ressorts cachés de la ma- chine vivante. Les médecins observateurs ont considéré l’organisme vivant comme un petit monde contenu dans le grand, comme une sorte de planète vivante et éphé- mère dont les mouvements étaient régis par des lois que l’observation simple pouvait nous faire découvrir de manière à prévoir la marche et l’évolution des phé- nomènes vitaux ii l’état sain ou malade, mais sans ja- mais devoir modifier en rien leur cours naturel. Cette doctrine se trouve dans toute sa pureté dans Hippocrate. La médecine d’observation simple, on le comprend, ex- clut toute intervention médicale active, c’est pour cela qu elle est aussi connue sous le nom de médecine expec- tante., c’est-à-dire de médecine qui observe et prévoit le cours des maladies, mais sans avoir pour but d’agir directement sur leur marche (1). Sous ce rapport il est très-rare de trouver un médecin purement hippocra- tiste, et il serait facile de prouver que beaucoup de méde- cins, qui préconisent bien haut F hippocratisme, ne s’en réfèrent pas du tout a ses préceptes quand ils se livrent aux écarts des médications empiriques les plus actives et les plus désordonnées. Ce n’est pas que je condamne ces essais thérapeutiques qui ne sont, la plupart du temps, que des expérimentations pour voir, seulement •(1) Leçon d’ouverture du cours de médecine au Collège de France (Revue des cours scientifiques, 31 décembre 136/1). APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPERIMENTALE. je dis que ce n’est plus là de la médecine hippocratique, mais de l’empirisme. Le médecin empirique, qui agit plus ou moins aveuglément, expérimente en définitive sur les phénomènes vitaux, et, à ce titre, il se place dans la période empirique de la médecine expérimentale. La médecine expérimentale est donc la médecine qui a la prétention de connaître les lois de l’organisme sain et malade, de manière non-seulement à prévoir les phénomènes, mais aussi de façon à pouvoir les régler et les modifier dans certaines limites. D’après ce que nous avons dit plus haut, on s’apercevra facilement que la médecine tend fatalement à devenir expérimen- tale, et que tout médecin qui donne des médicaments actifs à ses malades coopère à Y édification de la méde- cine expérimentale. Mais pour que cette action du mé- decin expérimentateur sorte de l’empirisme et mérite le nom de science, il faut qu’elle soit fondée sur la con- naissance des lois qui régissent les actions vitales dans le milieu intérieur de l’organisme, soit à l’état sain, soit à l’état pathologique. La hase scientifique de la mé- decine expérimentale est la physiologie ; nous l’avons dit bien souvent, il faut le proclamer bien haut parce que, hors de là, il n’y a point de science médicale pos- sible. Les malades ne sont au fond que des phénomè- nes physiologiques dans des conditions nouvelles qu'il s’agit de déterminer ; les actions toxiques et médica- menteuses se ramènent, comme nous le verrons, à de simples modifications physiologiques dans les proprié- tés des éléments histologiques de nos tissus. En un mot, la physiologie doit être constamment appliquée OBSTACLES QUF. RENCONTRE LA MED. EXPÉRIMENTALE. à la médecine pour comprendre et expliquer le méca- nisme des maladies et Faction des agents médicamen- teux ou toxiques. Or, c’est précisément cette applica- tion de la physiologie qu'il s’agit ici de bien définir. Nous avons vu plus haut en quoi la médecine expé- rimentale diffère de l'hippocratisme et de l’empirisme; mais nous n’avons pas dit pour cela que la médecine expérimentale dût renier la médecine d’observation et l’emploi empirique des médicaments; loin de lit, la médecine expérimentale se sert de l’observation médi- cale et de l’empirisme comme point d’appui nécessaire. En effet, la médecine expérimentale ne repousse jamais systématiquement aucun fait ni aucune observation populaire, elle doit tout examiner expérimentalement, et elle cherche l’explication scientifique des faits que la médecine d’observation et l’empirisme ont d’abord constatés. Donc, la médecine expérimentale est ce que je pourrais appeler la seconde période de la médecine scientifique, la première période étant la médecine d’observation; et il est tout naturel dès lors que la se- conde période s’ajoute à la première en reposant sur elle. Donc, la première condition pour faire de la mé- decine expérimentale, c’est d’être d’abord médecin ob- servateur; c’est de partir de l’observation pure et sim- ple du malade faite aussi complètement que possible; puis la science expérimentale arrive ensuite pour ana- lyser chacun des symptômes, en cherchant à les rame- ner à des explications et à des lois vitales qui compren- dront le rapport de l’état pathologique avec l’état normal ou physiologique. 348 APPLICATIONS DE LA METHODE EXPÉRIMENTALE. Mais dans l’état actuel de la science biologique, nul ne saurait avoir la prétention d’expliquer complètement, la pathologie par la physiologie ; il faut y tendre parce que c’est la voie scientifique; mais il faut se garder de l’illusion de croire que le problème est résolu. Par conséquent, ce qu’il est prudent et raisonnable île faire pour le moment, c’est d’expliquer dans une maladie tout ce que l’on peut en expliquer par la physiologie, en laissant ce qui est encore inexplicable pour les pro- grès ultérieurs de la science biologique. Cette sorte d’analyse successive, qui ne s’avance dans l’application des phénomènes pathologiques qu’à mesure que les progrès de la science physiologique le permettent, isole peu à peu, et par voie d’élimination, l’élément essen- tiel de la maladie, en saisit plus exactement les carac- tères, et permet de diriger les efforts de la thérapeutique avec plus de certitude. En outre, avec cette marche analytique progressive, on conserve toujours à la ma- ladie son caractère et sa physionomie propres. Mais si au lieu de cela on profite de quelques rapprochements possibles entre la pathologie et la physiologie pour vou- loir expliquer d’emblée toute la maladie, alors on perd le malade de vue, on défigure la maladie, et par une fausse application de la physiologie on retarde la mé- decine expérimentale au lieu de lui faire faire des progrès. Malheureusement je devrai faire ce reproche de fausse application de la physiologie à la pathologie non-seulement à des physiologistes purs, mais je l’a- dresserai aussi à des pathologistes ou à des médecins de OBSTACLES QUE RENCONTRE LA MÉD. EXPÉRIMENTALE. profession. Dans diverses publications récentes de méde- cine dont j’approuve et loue d’ailleurs les tendances physiologiques, j’ai vu, par exemple, qu’on commençait par faire, avant l’exposé des observations médicales, un résumé de tout ce que la physiologie expérimentale avait appris sur les phénomènes relatifs à la maladie dont on devait s’occuper. Ensuite on apportait des obser- vations de malades parfois sans but scientifique, précis d’autres fois pour montrer que la physiologie et la pa- thologie concordaient. Mais, outre que la concordance n’est pas toujours facile à établir, parce que la physio- logie expérimentale offre souvent des points encore à l’étude, je trouve une semblable manière de procéder essentiellement funeste pour la science médicale, en ce qu elle subordonne la pathologie, science plus com- plexe, à la physiologie, science plus simple. En effet, c’est l inverse de ce qui a été dit précédemment qu’il faut faire : il faut poser d’abord le problème médical tel qu’il est donné par l’observation de la maladie, puis analyser expérimentalement les phénomènes patholo- giques en cherchant à en donner l’explication physio- logique. Mais dans cette analyse l’observation médi- cale 11e doit jamais disparaître ni être perdue de vue; elle reste comme la base constante ou le terrain com- mun de toutes les études et de toutes les explications. Dans mon ouvrage, je ne pourrai présenter les choses dans l’ensemble que je viens de dire, parce que j'ai dû 111e borner à donner les résultats de mon expérience dans la science physiologique, que j’ai le plus étudiée. J’ai la pensée d’être utile à la médecine scientifique en pu- APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. bliant ce simple essai sur les principes de la médecine expérimentale. En effet, ia médecine est si vaste, que jamais on ne peut espérer trouver un homme qui puisse en cultiver avec fruit toutes les parties à la fois. Seule- ment il faut (pie chaque médecin, dans la partie où il s’est cantonné, comprenne bien la connexion scien- tifique de toutes les sciences médicales, afin de donner à ses recherches une direction utile pour l’ensemble et d’éviter ainsi l’anarchie scientifique. Si je ne fais pas ici de la médecine clinique, je dois néanmoins la sous- entendre et lui assigner la première place dans la mé- decine expérimentale. Donc, si je concevais un traité de médecine expérimentale, je procéderais en faisant de l’observation des maladies la base invariable de tou- tes les analyses expérimentales. Je procéderais ensuite symptôme par symptôme dans mes explications jusqu’à épuisement des lumières qu’on peut obtenir aujourd’hui de la physiologie expérimentale, et de tout cela il résul- terait une observation médicale réduite et simplifiée. En disant plus haut qu’il ne faut expliquer dans les maladies, au moyen de la physiologie expérimentale, que ce qu’on peut expliquer, je ne voudrais pas que l’on comprît mal ma pensée et qu’on crût que j’avoue qu’il y a dans les maladies des choses qu’on ne pourra jamais expliquer physiologiquement. Ma pensée serait com- plètement opposée; car je crois qu’on expliquera tout en pathologie mais peu à peu, à mesure que la physiologie expérimentale se développera. Il y a sans doute aujour- d’hui des maladies, comme les maladies éruptives par exemple, sur lesquelles nous ne pouvons rien encore OBSTACLES QUE RENCONTRE LA MÉD. EXPÉRIMENTALE. expliquer parce que les phénomènes physiologiques qui leur sont relatifs nous sont inconnus. L’objection qu’en tirent certains médecins contre l’utilité de la physiolo- gie, en médecine, ne saurait donc être prise en consi- dération. C’est là une manière d’argumenter qui tient de la scolastique et qui prouve que ceux qui l’emploient n’ont pas une idée exacte du développement d’une science telle que peut être la médecine expérimentale. En résumé, la physiologie expérimentale, en devenant la base naturelle de la médecine expérimentale, ne saurait supprimer l’observation du malade ni en dimi- nuer l’importance. De plus, les connaissances physio- logiques sont indispensables non-seulement pour ex- pliquer la maladie, mais elles sont aussi nécessaires pour faire une bonne observation clinique. J’ai vu, par exemple, des observateurs décrire comme accidentel ou s’étonner de certains phénomènes calorifiques qui ré- sultaient parfois de la lésion des nerfs; s’ils avaient été physiologistes, ils auraient su quelle valeur il fal- lait donner à ces phénomènes morbides, qui ne sont en réalité que des phénomènes physiologiques. II. — I/ignorancc scientifique et certaines illusions tic l'esprit médical sont un obstacle au développement de la médecine expérimentale. Nous venons de dire que les connaissances en phy- siologie sont les bases scientifiques indispensables au médecin; par conséquent il faut cultiver et répandre les sciences physiologiques si l'on veut favoriser le dé- veloppement de la médecine expérimentale. Cela est APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. d’autant plus nécessaire que c’est le seul moyen de fonder la médecine scientifique, et nous sommes mal- heureusement encore loin du temps où nous verrons l’esprit scientifique régner généralement parmi les médecins. Or, cette absence d’habitude scientifique de l’esprit est un obstacle considérable, parce qu’elle laisse croire aux forces occultes dans la médecine, repousse le déterminisme dans les phénomènes de la vie, et ad- met facilement que les phénomènes des êtres vivants sont régis par des forces vitales mystérieuses qu’on in- voque à tout instant. Quand un phénomène obscur ou inexplicable se présente en médecine, au lieu de dire : .le ne sais, ainsi que tout savant doit faire, les méde- cins ont l’habitude de dire : C’est la vie; sans paraître se douter (pie c’est expliquer l'obscur par le plus obscur encore. Il faut donc s’habituer à comprendre que la science n’est que le déterminisme des conditions des phénomènes, et chercher toujours a supprimer complètement la vie de l’explication de tout phénomène physiologique; la vie n’est rien qu’un mot qui veut dire ignorance, et quand nous qualifions un phénomène de vital, cela équivaut à dire que c’est un phénomène dont nous ignorons la cause prochaine ou les conditions. La science doit expliquer toujours le plus obscur et le plus complexe par le plus simple et le plus clair. Or, la vie, qui est ce qu'il y a de plus obscur, ne peut jamais servir d’explication à rien. ,I insiste sur ce point parce que j ai vu des chimistes invoquer parfois eux-mêmes la vie pour expliquer certains phénomènes physico- chimiques spéciaux aux êtres vivants. Ainsi, le ferment OBSTACLES QUE RENCONTRE LA MED. EXPÉRIMENTALE. de la levure de bière est une matière vivante organisée qui a la propriété de dédoubler le sucre en alcool et acide carbonique et en quelques autres produits. J’ai quelquefois entendu dire que cette propriété de dédou- bler le sucre était due à la vie propre du globule de levure. C’est là une explication vitale qui ne veut rien dire et qui n’explique en rien la faculté dédoublante de la levure de bière. Nous ignorons la nature de cette pro- priété dédoublante, mais elle doit nécessairement ap- partenir à l’ordre physico-chimique et être aussi net- tement déterminée que la propriété de la mousse de platine, par exemple, qui provoque des dédoublements plus ou moins analogues, mais qu’on ne saurait attri- buer dans ce cas à aucune force vitale. En un mot, toutes les propriétés de la matière vivante sont, au fond, ou des propriétés connues et déterminées, et alors nous les appelons propriétés physico-chimiques, ou des pro- priétés inconnues et indéterminées, et alors nous les nommons propriétés vitales. Sans doute il y a pour les êtres vivants une force spéciale qui ne se rencontre pas ailleurs, et qui préside à leur organisation, mais l’existence de cette force ne saurait rien changer aux no- tions que nous nous faisons des propriétés de la matière organisée, matière qui, une fois créée, est douée de pro- priétés physico-chimiques fixes et déterminées. La force vitale est donc une force organisatrice et nutritive, mais elle 11e détermine en aucune façon la manifes- tation des propriétés de la matière vivante. En un mot, le physiologiste et le médecin doivent chercher a rame- ner les propriétés vitales à des propriétés phvsico-chi- APPLICATIONS DE LA METHODE EXPERIMENTALE. iniques et non les propriétés physico-chimiques à des propriétés vitales. Cette habitude des explications vitales rend crédule et favorise l’introduction dans la science de faits erron- nés ou absurdes. Ainsi tout récemment j’ai été consulté par un médecin praticien très-honorable et très-con- sidéré d’ailleurs, qui me demandait mon avis sur un cas très-merveilleux dont il était très-sûr, disait-il, parce qu’il avait pris toutes les précautions nécessaires pour bien l’observer; il s’agissait d’une femme qui vivait en bonne santé, sauf quelques accidents nerveux, et qui n’avait rien mangé ni bu depuis plusieurs années. Il est évident que ce médecin, persuadé que la force vitale, était capable de tout, ne cherchait pas d’autre explica- tion et croyait que son cas pouvait être vrai. La plus petite idée scientifique et les plus simples notions de physiologie auraient cependant pu le détromper, en lui montrant que ce qu’il avançait équivalait à peu près à dire qu’une bougie peut briller et rester allumée pen- dant plusieurs années sans s’user. La croyance que les phénomènes des êtres vivants sont dominés par une force vitale indéterminée donne sou- vent aussi une base fausse à l’expérimentation, et sub- stitue un mot vague à la place d’une analyse expé- rimentale précise. J’ai vu souvent des médecins soumettre à l’investigation expérimentale certaines questions dans lesquelles ils prenaient pour point de départ la vitalité de certains organes, l’idiosyncrasie de certains individus ou l’antagonisme de certains médi- caments. Or, la vitalité, l’idiosyncrasie et 1 antagonisme OBSTACLES QUE RENCONTRE LA MED. EXPERIMENTALE. ne sont que des mots vagues qu’il s’agirait d’abord de caractériser et de ramener à une signification définie. C’est donc un principe absolu en méthode expérimentale de prendre toujours pour point de départ d’une expéri- mentation ou d’un raisonnement un fait précis ou une bonne observation, et non un mot vague. C’est pour ne pas se conformer à ce précepte analytique que, le plus souvent, les discussions des médecins et des natura- listes n’aboutissent pas. En un mot, il est de rigueur dans l’expérimentation sur les êtres vivants comme dans les corps bruts, de bien s’assurer, avant de commencer l’analyse expérimentale d’un phénomène, que ce phéno- mène existe, et de ne jamais se laisser illusionner par les mots qui nous font perdre de vue la réalité des faits. Le doute est, ainsi que nous l’avons développé ail- leurs, la base de l’expérimentation; toutefois il ne faut pas confondre le doute philosophique avec la négation systématique qui met en doute même les principes de la science. 11 ne faut douter que des théories, et encore il 11e faut en douter que jusqu’au déterminisme expéri- mental. 11 y a des médecins qui croient que l’esprit scientifique n’impose pas de limite au doute. A côté de ces médecins qui nient la science médicale en ad- mettant qu’on 11e peut rien savoir de positif, il en est d’autres qui la nient par un procédé contraire, en admet- tant qu’on apprend la médecine sans savoir comment et qu’011 la possède par sorte de science infuse qu’ils appellent 1 z tact médical. Sans doute je ne conteste pas qu’il puisse exister en médecine comme dans les autres sciences pratiques, ce qu’on appelle le tact ou le coup APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPERIMENTALE. d œil. Tout le monde sait, en effet, que l’habitude peut donner une sorte de connaissance empirique des choses capables de guider le praticien, quoiqu’il 11e s’en rende pas toujours exactement compte au premier abord. Mais ce que je blâme, c’est de rester volontairement dans cet état d’empirisme et de ne pas cherchei* à en sortir. Par l’observation attentive et par l’étude on peut toujours arriver à se rendre compte de ce que Ton fait et parve- nir par suite à transmettre aux autres ce que Ton sait. Je ne nie pas d ailleurs que la pratique médicale n’ait de grandes exigences; mais ici je parle science pure et je combats le tact médical comme une donnée antiscien- tilîque qui, par ses excès faciles, nuit considérablement à la science. l ue autre opinion fausse assez accréditée et même professée par de grands médecins praticiens, est celle qui consiste à dire que la médecine n’est pas destinée à devenir une science, mais seulement un art, et que par conséquent le médecin ne doit pas être un savant, mais un artiste. Je trouve cette idée erronnée et encore essentiellement nuisible au développement de la méde- cine expérimentale. D’abord qu’est-ce qu’un artiste? C est un homme qui réalise dans une œuvre d’art une idée ou un sentiment qui lui est personnel. 11 y a donc deux choses : l’artiste et son œuvre; l’œuvre juge nécessai- rement l’artiste. Mais (pie sera le médecin artiste? Si c’est un médecin qui traite une maladie d’après une idée ou un sentiment qui lui sont personnels, où sera alors l’œuvre d’art, qui jugera cet artiste médecin? Sera-ce la guérison de la maladie? Outre que ce serait OBSTACLES QUE RENCONTRE LA MED. EXPERIMENTALE. là une œuvre d’art d’un genre singulier, cette œuvre lui sera toujours fortement disputée par la nature. Quand un grand peintre ou un grand sculpteur font un beau tableau ou une magnifique statue, personne n’i- magine que la statue ait pu pousser de la terre ou (pie le tableau ait pu se faire tout seul, tandis qu’on peut parfaitement soutenir que la maladie a guéri toute seule et prouver souvent qu’elle aurait mieux guéri sans l’in- tervention de l’artiste. Que deviendra donc alors le cri- térium ou l’œuvre de l’art médical! Le critérium dispa- raîtra évidemment, car on ne saurait juger le mérite d’un médecin par le nombre des malades qu’il dit avoir guéris; il devra avant tout prouver scientifiquement que c’est lui qui les a guéris et non la nature. Je n’insisterai pas plus longtemps sur cette prétention artistique des médecins qui n’est pas soutenable. Le médecin ne peut être raisonnablement qu’un savant ou, en attendant, un empirique. L’empirisme, qui au fond veut dire expé- rience (è[xmtpi(x, expérience), n’est que l’expérience in- consciente ou non raisonnée, acquise par l’observation journalière des faits d’où naît la méthode expérimen- tale elle-même (voy. p. 23). Mais, ainsi que nous le ver- rons encore dans le paragraphe suivant, l’empirisme, pris dans son vrai sens, n’est que le premier pas de la médecine expérimentale. Le médecin empirique doit tendre à la science, car si, dans la pratique, il se détermine souvent d’après le sentiment d’une expé- rience inconsciente, il doit toujours au moins se diri- ger d’après une induction fondée sur une instruction médicale aussi solide que possible. En un mot, il n’y a APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. pas d’artiste médecin parce qu’il 11e peut y avoir d’œu- vre d’art médical; ceux qui se qualifient ainsi nuisent à l’avancement de la science médicale, parce qu’ils aug- mentent la personnalité du médecin en diminuant l’im- portance de la science; ils empêchent par là qu’on ne cherche dans l’étude expérimentale des phénomènes un appui et un critérium que l’on croit posséder en soi, par suite d’une inspiration ou par un simple sentiment. Mais, ainsi que je viens de le dire, cette prétendue inspiration thérapeutique du médecin n’a souvent d’autres preuves qu’un fait de hasard qui peut favoriser l’ignorant et le charlatan, aussi bien que l’homme instruit. Cela n'a donc aucun rapport avec l’inspiration de l’artiste qui doit se réaliser finalement dans une œuvre que chacun peut juger et dont l’exécution exige toujours des études pro- fondes et précises accompagnées souvent d’un travail opiniâtre. Je considère donc que l’inspiration des méde- cins qui ne s’appuient pas sur la science expérimentale n’est que de la fantaisie, et c’est au nom de la science et de l’humanité qu’il faut la blâmer et la proscrire. En résumé, la médecine expérimentale, qui est sy- nonyme de médecine scientifique, ne pourra se consti- tuer qu’en introduisant de plus en plus l’esprit scienti- fique parmi les médecins. La seule chose à faire pour atteindre ce but est, selon moi, de donner à la jeunesse une solide instruction physiologique expérimentale. Ce n’est, pas que je veuille dire que la physiologie constitue toute la médecine, je me suis expliqué ailleurs à ce su- jet, mais je veux dire que la physiologie expérimentale est la partie la plus scientifique de la médecine, et que OBSTACLES QUE RENCONTRE LA MÉD. EXPÉRIMENTALE. les jeunes médecins prendront, par cette étude, des ha- bitudes scientifiques qu’ils porteront ensuite dans l’in- vestigation pathologique et thérapeutique. Le désir que j’exprime ici répondrait à peu près à la pensée de Laplace, à qui on demandait pourquoi il avait proposé de mettre des médecins à l’Académie des sciences puis- que la médecine n’est pas une science : «C’est, répondit- il, afin qu’ils se trouvent avec des savants. » § III. — I,a médecine empirique et la médecine expérimen« taie ne sont point incompatibles; elles doivent être ai; contraire inséparables l’une île l’autre. Il y a bien longtemps que l’on dit et que l’on répète que les médecins physiologistes les plus savants sont les plus mauvais médecins et qu’ils son! les plus em- barrassés quand il faut agir au lit du malade. Cela voudrait-il dire que la science physiologique nuit à la pratique médicale, et dans ce cas, je me serais placé à un point de vue complètement faux. Il importe donc d’examiner avec soin cette opinion qui est le thème fa- vori de beaucoup de médecins praticiens, et que je con- sidère pour mon compte comme entièrement erronée et comme étant toujours éminemment nuisible au développement de la médecine expérimentale. D’abord considérons que la pratique médicale est une chose extrêmement complexe dans laquelle in- terviennent une foule de questions d’ordre social et extra-scientifiques. Dans la médecine pratique vétéri- naire elle-même, il arrive souvent que la thérapeuti- que se trouve dominée par des questions d’intérêt ou APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. d’agriculture. Je me souviens d’avoir fait partie d'une commission dans laquelle il s’agissait d’examiner ce qu’il y avait à faire pour prévenir les ravages de certai- nes épizooties de bêtes à cornes. Chacun se livrait à des considérations physiologiques et pathologiques dans le but d’établir un traitement convenable pour obtenir la guérison des animaux malades, lorsqu’un vétérinaire praticien prit la parole pour dire que la question n’était pas là, et il prouva clairement qu’un traitement qui guérirait serait la ruine de l’agriculteur, et que ce qu’il y avait de mieux à faire, c’était d’abattre les animaux malades en en tirant le meilleur parti possible. Dans la médecine humaine, il n’intervient jamais déconsidéra- tions de ce genre, parce que la conservation de la vie de l’homme doit être le seul but de la médecine. Mais cependant le médecin se trouve souvent obligé de tenir compte, dans son traitement, de ce qu’on appelle l’in- fluence du moral sur le physique, et par conséquent d’une foule de considérations de famille ou de position sociale qui n’ont rien à faire avec la science. C’est ce qui fait qu’un médecin praticien accompli doit non-seule- ment être un homme très-instruit dans sa science, mais il doit encore être un homme honnête, doué de beau- coup d’esprit, de tact et de bon sens. L’influence du mé- decin praticien trouve à s’exercer dans tous les rangs de la société. Le médecin est, dans une foule de cas, le dé- positaire des intérêts de l’État, dans les grandes opéra- tions d’administration publique; il est en même temps le confident des familles et tient souvent entre ses mains leur honneur et leurs intérêts les plus chers. Les prati- obstacles QUE RENCONTHF. LA MED. EXPÉRIMENTALE. ciens habiles peuvent donc acquérir une grande et légi- time puissance parmi les hommes, parce que, en de- hors de la science, ils ont une action morale dans la société. Aussi, à l’exemple d'Hippocrate, tous ceux qui ont eu à cœur la dignité de la médecine, ont toujours beaucoup insisté sur les qualités morales du médecin. Je n’ai pas l’intention de parler ici de l’influence so- ciale et morale des médecins, ni de pénétrer dans ce qu'on pourrait appeler les mystères de la médecine pratique, je traite simplement le côté scientifique et je le sépare afin de mieux juger de son influence. Il est bien certain que je ne veux pas examiner ici la ques- tion de savoir si un médecin instruit traitera mieux ou plus mal son malade qu’un médecin ignorant. Si je posais la question ainsi, elle serait absurde; je suppose naturellement deux médecins également instruits, dans les moyens de traitement employés en thérapeu- tique, et je veux seulement examiner si, comme on l’a dit, le médecin savant, c’est-à-dire celui qui sera doué de l’esprit expérimental, traitera moins bien son malade que le médecin empirique, qui se contentera de la constatation des faits en se fondant uniquement sur la tradition médicale, ou que le médecin systéma- tique, qui se conduira d’après les principes d’une doc- trine quelconque. Il v a toujours eu dans la médecine deux tendan- ces différentes qui résultent de la nature même des choses. La première tendance de la médecine qui dérive des bons sentiments de l’homme, est de porter secours à son semblable quand il souffre, et de le sou- APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. lager par des remèdes ou par un moyen moral ou reli- gieux. La médecine a donc dû, dès son origine, se mêler à la religion, en même temps qu’elle s’est trouvée en possession d’une foule d’agents plus ou moins éner- giques; ces remèdes trouvés par hasard ou par nécessité se sont transmis ensuite par tradition simple ou avec des pratiques religieuses. Mais après ce premier élan de la médecine qui partait du cœur pour ainsi dire, la ré- flexion a dû venir, et en voyant des malades qui gué- rissaient seuls, sans médicaments, on fut porté à se de- mander, non-seulement si les remèdes qu’on donnait étaient utiles, mais s’ils n’étaient pas nuisibles. Cette première réflexion ou ce premier raisonnement médi- cal, résultat de l’étude des malades, fît reconnaître dans l’organisme vivant une force médicatrice spontanée, et l’observation apprit qu’il fallait la respecter et chercher seulement à la diriger et à l’aider dans ses tendances heureuses. Ce doute porté sur l'action curative des moyens empiriques, et cet appel aux lois de l’orga- nisme vivant pour opérer la guérison des maladies, furent le premier pas de la médecine scientifique, accompli par Hippocrate. Mais cette médecine, fon- dée sur l’observation, comme science, et sur l’ex- pectation, comme traitement, laissa encore subsister d’autres doutes. Tout en reconnaissant qu’il pouvait être funeste pour le malade de troubler par des médi- cations empiriques les tendances de la nature quand elles sont heureuses, on dut se demander si d’un autre côté il ne pouvait pas être possible et utile poul- ie malade de les troubler et de les mdiofier quand elles OBSTACLES QUE RENCONTRE LA MÉD. EXPÉRIMENTALE. sont mauvaises. Il ne s'agissait donc plus d’être simple- ment un médecin qui dirige et aide la nature dans ses tendances heureuses : Quo vergit natura, eo ducendum, mais d’être aussi un médecin qui combat et domine la nature dans ses tendances mauvaises, médiats naturœ superator. Les remèdes héroïques, les panacées univer- selles, les spécifiques de Paracelse et autres ne sont que l’expression empirique de cette réaction contre la mé- decine hippocratique, c’est-à-dire contre l’expectation. La médecine expérimentale, par sa nature même de science expérimentale, n’a pas de système et ne re- pousse rien en fait de traitement ou de guérison de maladies; elle croit et admet tout, pourvu que cela soit fondé sur l’observation et prouvé par l’expérience. Il importe de rappeler ici, quoique nous l’ayons déjà bien souvent répété, que ce que nous appelons méde- cine expérimentale n’est point une théorie médicale nouvelle. C’est la médecine de tout le monde et de tous les temps, dans ce qu’elle a de solidement acquis et de bien observé. La médecine scientifique expérimentale va aussi loin que possible dans l’étude des phénomènes de la vie; elle ne saurait se borner à l’observation des maladies, ni se contenter de l’expectation, ni s’arrêter à l’administration empirique des remèdes; mais il lui faut de plus étudier expérimentalement le mécanisme des maladies et l’action des remèdes pour s’en rendre compte scientifiquement. Il faut surtout introduire dans la médecine l’esprit analytique de la méthode expéri- mentale des sciences modernes ; mais cela n’empêche pas que le médecin expérimentateur 11e doive être avant tout APPLICATIONS DR LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. un bon observateur, il doit être profondément in- struit dans la clinique, connaître exactement les mala- dies avec toutes leurs formes normales, anormales ou insidieuses, être familiarisé avec tous les moyens d’investigations pathologiques, et avoir, comme l’on dit, un diagnostic sûr et un bon pronostic; il devra en outre être ce qu’on appelle un thérapeutiste consommé et savoir tout ce que les essais empiriques ou systé- matiques ont appris sur l’action des remèdes dans les diverses maladies. En un mot, le médecin expérimen- tateur possédera toutes les connaissances que nous venons d’énumérer comme doit le faire tout médecin instruit, mais il différera du médecin systématique en ce qu’il ne se conduira d’après aucun système; il se distinguera des médecins hippocratistes et des méde- cins empiriques en ce qu’au lieu d’avoir pour but Y ob- servation des maladies et la constatation de l’action des remèdes, il voudra aller plus loin et pénétrer, à l'aide de Xexpérimentation, dans l’explication des mé- canismes vitaux. En effet, le médecin hippocratiste se trouve satisfait quand, par l’observation exacte, il est arrivé à bien caractériser une maladie dans son évolution, à connaître et à prévoir à des signes précis ses diverses terminaisons favorables ou funestes, de ma- nière à pouvoir intervenir s’il y a lieu pour aider la na- ture, la diriger vers une terminaison heureuse ; il croira que c’est là l’objet que doit se proposer la science médicale. Un médecin empirique se trouve satisfait quand, à l’aide de l’empirisme, il est parvenu à savoir qu’un remède donné guérit une maladie donnée, à OBSTACLES QUE RENCONTRE LA MED. EXPÉRIMENTALE. connaître exactement les doses suivant lesquelles il faut radministrer et les cas dans lesquels il faut rem- ployé*’; il pourra croire aussi avoir atteint les limites de la science médicale. Mais le médecin expérimentateur, tout en étant le premier à admettre et à comprendre l’importance scientifique et pratique des notions pré- cédentes sans lesquelles la médecine ne saurait exister, ne croira pas que la médecine, comme science, doive s’arrêter à l’observation et à la connaissance empirique des phénomènes, ni se satisfaire de systèmes plus ou moins vagues. De sorte que le médecin hippocratique, l’empirique et le médecin expérimentateur ne se distin- gueront aucunement par la nature de leurs connais- sances; ils se distingueront seulement par le point de vue de leur esprit, qui les portera à pousser plus ou moins loin le problème médical. La puissance médica- trice de la nature invoquée par l’hippocratiste et la force thérapeutique ou autre imaginée par l’empirique paraîtront de simples hypothèses aux yeux du médecin expérimentateur. Pour lui, il faut pénétrer à l’aide de l’expérimentation dans les phénomènes intimes de la machine vivante et en déterminer le mécanisme à l’état normal et à l’état pathologique. 11 faut rechercher les causes prochaines des phénomènes morbides aussi bien que les causes prochaines des phénomènes normaux qui toutes doivent se trouver dans des conditions orga- niques déterminées et en rapport avec des propriétés de liquides ou de tissus. Il ne suffirait pas de connaître empiriquement les phénomènes de la nature minérale ainsi que leurs effets, mais le physicien et le chimiste applications DE LA METHODE EXPÉRIMENTALE. veulent remonter à leur condition d’existence, c’est-à- dire à leurs causes prochaines, afin de pouvoir régler leur manifestation. De même il ne suffît pas au physio- logiste de connaître empiriquement les phénomènes nor- maux et anormaux de la nature vivante, mais il veut, comme le physicien et le chimiste, remonter aux causes prochaines de ces phénomènes, c’est-à-dire à leur con- dition d’existence. En un mot, il ne suffira pas au mé- decin expérimentateur comme au médecin empirique de savoir que le quinquina guérit la fièvre ; mais ce qui lui importe surtout, c’est de savoir ce que c’est que la fièvre et de se rendre compte du mécanisme par lequel le quinquina la guérit. Tout cela importe au médecin expérimentateur, parce que, dès qu’il le saura, le fait de guérison de la fièvre par le quinquina ne sera plus un fait empirique et isolé, mais un fait scientifique. Ce fait se rattachera alors à des conditions qui le relieront à d’autres phénomènes, et nous serons conduits ainsi à la connaissance des lois de l’organisme et à la possibilité d’en régler les manifestations. Ce qui préoccupe surtout le médecin expérimentateur, c’est donc de chercher à constituer la science médicale sur les mêmes principes que toutes les autres sciences expérimentales. Voyons actuellement comment un homme animé de cet esprit scientifique devra se comporter au lit du malade. L’hippocratiste, qui croit à la nature médicatrice et peu à faction curative des remèdes, suit tranquille- ment le cours de la maladie; il reste à peu près dans l’expectation en se bornant à favoriser par quelques médications simples les tendances heureuses de la in- OBSTACLES QUE RENCONTRE LA MÉD. EXPÉRIMENTALE. ture. L’empirique qui a foi dans l’action des remèdes comme moyens de changer la direction des maladies et de les guérir, se contente de constater empiri- quement les actions médicamenteuses sans chercher à en comprendre scientifiquement le mécanisme. Il n’est jamais dans l’embarras: quand un remède a échoué, il en essaye un autre; il a toujours des recettes ou des for- mules à son service pour tous les cas, parce qu’il puise, comme on dit, dans l’arsenal thérapeutique qui est im- mense. La médecine empirique est certainement la plus populaire de toutes. On croit dans le peuple que, par suite d’une sorte de compensation, la nature amis le remède à côté du mal, et que la médecine consiste dans l’assemblage de recettes pour tous les maux, qui nous ont été transmises d’âge en âge et depuis l’origine de l’art de guérir. Le médecin expérimentateur est à la fois hippocratiste et empirique en ce qu’il croit à la puis- sance de la nature et à l’action des remèdes; seulement il veut comprendre ce qu’il fait; il ne lui sulïit pas d’ob- server ou d’agir empiriquement, mais il veut expé- rimenter scientifiquement et comprendre le mécanisme physiologique de la production de la maladie et le méca- nisme de l’action curative du médicament. Il est vrai qu’avec cette tendance d’esprit, s’il était exclusif, le mé- decin expérimentateur se trouverait autant embarrassé que le médecin empirique l’était peu. En effet, dans l’é- tat actuel de la science, on comprend si peu de chose dans l’action des médicaments, que, pour être logique, le médecin expérimentateur se trouverait réduit à 11e rien faire et à rester le plus souvent dans l’expectation que lui APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. commanderaient ses doutes et ses incertitudes. C'est dans ce sens qu'on a pu dire que le médecin savant était tou- jours le plus embarrassé au lit du malade. Cela est très- vrai, il est réellement embarrassé, parce que d'une part sa conviction est (pie l’on peut agir à l’aide de moyens médicamenteux puissants, mais d’un côté son ignorance du mécanisme de ces actions le retient, car l’esprit scientifique expérimental répugne absolument à pro- duire des effets et à étudier des phénomènes sans cher- cher à les comprendre. Il y aurait évidemment excès de ces deux disposi- tions radicales de l’esprit chez l’empirique et chez l’expérimentateur; dans la pratique il doit y avoir fu- sion de ces deux points de vue, et leur contradiction apparente doit disparaître. Ce que je dis ici n’est point une sorte de transaction ou d’accommodement pour faciliter la pratique médicale. Je soutiens une opinion purement scientifique, parce qu'il me sera facile de prouver que c’est l’union raisonnée de l’empirisme et de l’expérimentation qui constitue la vraie méthode expérimentale. En effet, nous avons vu qu’avant de prévoir les faits d’après les lois qui les régissent, il faut les avoir observés empiriquement ou par hasard; de même qu’avant d’expérimenter en vertu d’une théorie scientifique, il faut avoir expérimenté empiriquement ou pour voir. Or, l’empirisme, sous ce rapport, n’est pas autre chose que le premier degré de la méthode expérimentale; car, ainsi que nous l’avons dit, l’empi- risme ne peut pas être un état définitif; l’expérience vague et inconsciente qui en résulte et qu’on peut OBSTACLES QUE RENCONTRE LA MÉD. EXPÉRIMENTALE. appeler le tact médical est transformé ensuite en notion scientifique par la méthode expérimentale qui est con- sciente et raisonnée. Le médecin expérimentateur sera donc d’abord empirique, mais, au lieu d’en rester là, il cherchera à traverser l’empirisme pour en sortir et arri- ver au second degré de la méthode expérimentale, c’est- à-dire à l'expérience précise et consciente que donne la connaissance expérimentale de la loi des phénomènes. En un mot, il faut subir l’empirisme, mais vouloir l’éri- ger en système est une tendance antiscientifique. Quant aux médecins systématiques ou doctrinaires, ce sont des empiriques qui, au lieu de recourir à l’expérimen- tation, relient de pures hypothèses ou bien les faits que l’empirisme leur a appris à l'aide d’un système idéal dont ils déduisent ensuite leur ligne de conduite médicale. Par conséquent, je pense qu’un médecin expérimen- tateur qui, au lit d’un malade, 11e voudrait employer que les médicaments dont il comprend physiologique- ment l’action, serait dans une exagération qui lui fe- rait fausser le vrai sens de la méthode expérimentale. Avant de comprendre les faits, l’expérimentateur doit d’abord les constater et les débarrasser de toutes les causes d’erreurs dont ils pourraient être entachés. L’es- prit de l'expérimentateur doit donc, d’abord, s’appli- quer à recueillir les observations médicales ou théra- peutiques faites empiriquement. Mais il fait plus encore, il 11e se borne pas à soumettre au critérium expérimental tous les faits empiriques que la médecine lui offrira; il ira au-devant. Au lieu d’attendre que le hasard ou APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. des accidents lui enseignent l’action des médica- ments, il expérimentera empiriquement sur les ani- maux, afin d’avoir des indications qui le dirigent dans les essais qu’il fera ultérieurement sur l’homme. D’après ce qui précède, je considère donc que le vé- ritable médecin expérimentateur ne doit pas être plus embarrassé au lit d’un malade qu’un médecin empiri- que. Il fera usage de tous les moyens thérapeutiques que l’empirisme conseille; seulement, au lieu de les employer, d'après une autorité quelconque, et avec une confiance qui tient de la superstition, il les adminis- trera avec le doute philosophique qui convient au vé- ritable expérimentateur; il en contrôlera les effets par des expériences sur les animaux et par des observa- tions comparatives sur l’homme, de manière à déter- miner rigoureusement la part d’influence de la nature et du médicament dans la guérison de la maladie. Dans le cas où il serait prouvé à l’expérimentateur que le re- mède ne guérit pas, et à plus forte raison s’il lui était dé- montré qu’il est nuisible, il devrait s’abstenir et rester, comme l’hippocratiste, dans l’expectation. Il y a des mé- decins praticiens qui, convaincus jusqu’au fanatisme de l’excellence de leurs médications, ne comprendraient pas la critique expérimentale thérapeutique dont je viens de parler. Ils disent qu’on ne peut donner aux malades (pic des médicaments dans lesquels on a foi, et ils pensent qu’administrer à son semblable un re- mède dont on doute, c’est manquer à la moralité médicale. Je n’admets pas ce raisonnement qui con- duirait a chercher à se tromper soi-même afin de OBSTACLES QUE RENCONTRE LA MÉD. EXPÉRIMENTALE. tromper les autres sans scrupule. Je pense, quant à moi, qu'il vaut mieux chercher à s’éclairer afin de ne tromper personne. Le médecin expérimentateur ne devra donc pas être, comme certaines personnes semblent le croire, un sim- ple physiologiste qui attendra les bras croisés que la médecine expérimentale soit constituée scientifique- ment avant d’agir auprès de ses malades. Loin de là, il doit employer tous les remèdes connus empiriquement, non-seulement à l’égal de l’empirique, mais aller même au delà et essayer le plus possible de médicaments nouveaux d’après les règles que nous avons indiquées plus haut. Le médecin expérimentateur sera donc, comme l’empirique, capable de porter secours aux ma- lades avec tous les moyens que possède la médecine pra- tique; mais de plus, à l’aide de l’esprit scientifique qui le dirige, il contribuera à fonder la médecine expérimen- tale, ce qui doit être le plus ardent désir de tous les mé- decins qui, pour la dignité de la médecine, voudraient la voir sortir de l’état où elle est. Il faut, comme nous l’a- vons dit, subir l’empirisme comme un état transitoire et imparfait de la médecine, mais non l’ériger en système. Il ne faudrait donc pas se borner, comme on a pu le dire, à faire des guérisseurs empiriques dans les facultés de médecine ; ce serait dégrader la médecine et la rabais- ser au niveau d’une industrie. Il faut inspirer avant tout aux jeunes gens l’esprit scientifique et les initier aux notions et aux tendances des sciences modernes. I) ail- leurs faire autrement serait en désaccord avec le grand nombre de connaissances que l’on exige d’un docteur, APPLICAT10NS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. uniquement afin qu’il puisse cultiver les sciences mé- dicales, car on exige beaucoup moins de connaissances d’un officier de santé qui doit simplement s’occuper de la pratique empirique. Mais on pourra objecter que la médecine expéri- mentale, dont je parle beaucoup, est une conception théorique dont rien pour le moment ne justifie la réa- lité pratique, parce qu’aucun fait ne démontre qu’on puisse atteindre en médecine la précision scienti- fique des sciences expérimentales. Je désire autant que possible ne laisser aucun doute dans l’esprit du lecteur ni aucune ambiguïté dans ma pensée; c’est pourquoi je vais revenir en quelques mots sur ce sujet, en mon- trant et la seule utilité que l’on puisse, selon moi, leur trouver, c’est de susciter des combats qui les détruisent en {mitant et en excitant la vitalité de la science. En effets il faut chercher à briser les entraves des systèmes philosophiques et scientifi- ques, comme on briserait les chaînes d’un esclavage intellectuel. La vérité, si on peut la trouver, est de tous les systèmes, et, pour la découvrir, l’expérimentateur a besoin de se mouvoir librement de tous les côtés sans se sentir arrêter par les barrières d’un système quelconque. La philosophie et la science ne doivent donc point être APPLICAT10NS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. systématiques : elles doivent être unies sans vouloir se dominer F une séparation ne pourrait être que nuisible aux progrès des connaissances humai- nes. La philosophie, tendant sans cesse à s’élever, fait remonter la science vers la cause ou vers la source des choses. Elle lui montre qu’en dehors d’elle il y a des questions qui tourmentent l’humanité, et qu’elle n’a pas encore résolues. Cette union solide de la science et de la philosophie est utile aux deux, elle élève Finie et con- tient l’autre. Mais si le lien qui unit la philosophie à la science vient à se briser, la philosophie, privée de l’ap- pui ou du contre-poids de la science, monte à perte de vue et s’égare dans les nuages, tandis que la science, restée sans direction et sans aspiration élevée, tombe, s’arrête ou vogue à l’aventure. Mais si, au lieu de se contenter de cette union frater- t nelle, la philosophie voulait entrer dans le ménage de la science et la régenter dogmatiquement dans ses pro- ductions et dans ses méthodes de manifestation, alors l’accord ne pourrait plus exister. En effet, ce serait une illusion que de prétendre absorber les découvertes par- ticulières d’une science au profit d’un système philoso- phique quelconque. Pour faire des observations* des expériences ou des découvertes scientifiques, les des et procédés philosophiques sont trop vagues et restent impuissants; il n’y a pour cela que des méthodes et des procédés scientifiques souvent très-spéciaux qui ne peu- vent être connus que des expérimentateurs, des savants ou des philosophes qui pratiquent une science détermi- née. Les connaissances humaines sont tellement enche- OBSTACLES QUE RENCONTRE LA MED. EXPÉRIMENTALE. vêtrées et solidaires les unes des autres dans leur évo- lution, qu'il est impossible de croire qu’une influence individuelle puisse suffire à les faire avancer quand les éléments du progrès ne sont pas dans le sol scientifique lui-même. C’est pourquoi, tout en reconnaissant la su- périorité des grands hommes, je pense néanmoins que dans l’influence particulière ou générale qu’ils ont sur les sciences, ils sont toujours et nécessairement plus ou moins fonction de leur temps. Il en est de même des philosophes, ils ne peuvent que suivre la marche de l’esprit humain, et ils ne contribuent à son avancement qu’en ouvrant plus largement pour tous la voie du pro- grès que beaucoup n’apercevraient peut-être pas. Mais ils sont en cela l’expression de leur temps. Il ne fau- drait donc pas qu’un philosophe, arrivant dans un mo- ment où les sciences prennent une direction féconde, vînt faire un système en harmonie avec cette marche de la science ebs’écrier ensuite que tous les progrès scientifi- ques du temps sont dus à l’influence de son système. En un mot, si les savants sont utiles aux philosophes et les philosophes aux savants, le savant n’en reste pas moins libre et maître chez lui, et je pense, quant à moi, que les savants font leurs découvertes, leurs théories et leur science sans les philosophes. Si l’on rencontrait des incrédules à cet égard, il serait peut-être facile de leur prouver, comme dit J. de Maistre, que ceux qui ont fait le plus de découvertes dans la science sont ceux qui ont le moins connu Bacon (1), tandis que ceux qui l’ont lu et (i) J. de Maistre, Examen de la philosophie de Bacon, t. I, p. 81. A IMPLICATION S 1>E LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. médité, ainsi que Bacon lui-même, n’y ont guère réussi. C’est qu’en effet ces procédés et ces méthodes scienti- fiques ne s’apprennent que dans les laboratoires, quand l’expérimentateur est aux prises avec les problèmes de la nature; c’est là qu’il faut diriger d’abord les jeunes gens, l’érudition et la critique scientifique sont le par- tage de l’âge mûr; elles ne peuvent porter des fruits que lorsqu’on a commencé à s’initier à la science dans son sanctuaire réel, c’est-à-dire dans le laboratoire. Pour l’expérimentateur, les procédés du raisonnement doi- vent varier à l’infini, suivant les diverses sciences et les cas plus ou moins difficiles et plus ou moins complexes auxquels il les applique. Les savants, et même les sa- vants spéciaux en chaque science, peuvent seuls inter- venir dans de pareilles questions, parce que l’esprit du naturaliste n’est pas celui du physiologiste, et que l’es- prit du chimiste n’est pas non plus celui du physicien. Quand des philosophes, tels que Bacon ou d’autres plus modernes, ont voulu entrer dans une systématisation générale des préceptes, pour la recherche scientifique, ils ont pu paraître séduisants aux personnes qui ne voient les sciences que de loin ; mais de pareils ouvra- ges ne sont d’aucune utilité aux savants faits, et pour ceux qui veulent se livrer à la culture des sciences, ils les égarent par une fausse simplicité des choses; de plus, ils les gênent en chargeant l’esprit d’une foule de préceptes vagues ou inapplicables, qu'il faut se hâter d’oublier si l’on veut entrer dans la science et devenir un véritable expérimentateur. Je viens de dire que l’éducation du savant et de l’ex- OBSTACLES QUE RENCONTRE LA MED. EXPÉRIMENTALE. périmentateur ne se fait que dans le laboratoire spécial de la science qu’il veut cultiver, et que les préceptes utiles sont seulement ceux qui ressortent des détails d’une pratique expérimentale dans une science déter- minée. J’ai voulu donner dans cette introduction une idée aussi précise que possible de la science physiolo- gique et de la médecine expérimentale. Cependant je serais bien loin d’avoir la prétention de croire que j’ai donné des règles et des préceptes qui devront être suivis d'une manière rigoureuse et absolue par un expé- rimentateur. J'ai voulu seulement examiner la nature des problèmes que l'on a à résoudre dans la science expérimentale des êtres vivants, afin que chacun puisse bien comprendre les questions scientifiques qui sont du domaine de la biologie, et connaître les moyens que la science possède aujourd’hui pour les attaquer. J’ai cité des exemples d’investigation, mais je me serais bien gardé de donner des explications superflues ou de tracer une règle unique et absolue, parce que je pense que le rôle d’un maître doit se borner à montrer clairement à l’élève le but que la* science se propose, et à lui indiquer tous les moyens qu’il peut avoir à sa disposition pour l’atteindre. Mais le maître doit ensuite laisser l'élève libre de se mouvoir à sa manière et sui- vant sa nature pour parvenir au but qu’il lui a montré, sauf il venir il son secours s'il voit qu’il s’égare. Je crois, en un mot, que la vraie méthode est celle qui contient l’esprit sans l’étouffer, et en le laissant au- tant que possible en face de lui-même, qui le dirige, tout en respectant son originalité créatrice et sa APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE. spontanéité scientifique qui sont les qualités les plus précieuses. Les sciences n’avancent que par les idées nouvelles et par la puissance créatrice ou originale de la pensée. Il faut donc prendre garde, dans l’éducation, que les connaissances qui doivent armer l’intelligence 11e l’accablent par leur poids, et que les règles qui sont destinées à soutenir les côtés faibles de l’esprit n’en atro- phient ou n’en étouffent les côtés puissants et féconds. Je n’ai pas à entrer ici dans d’autres développements; j’ai dû me borner à prémunir les sciences biologiques et la médecine expérimentale contre les exagérations de l’érudition et contre l’envahissement et la domination des systèmes, parce que ces sciences, en s’y soumettant, verraient disparaître leur fécondité et perdraient l'in- dépendance et la liberté d’esprit qui seront toujours les conditions essentielles de tous les progrès de l’hu- manité. FIN. TABLE DES MATIÈRES PREMIÈRE PARTIE. DU RAISONNEMENT EXPÉRIMENTAL. Introduction ' 5 CHAPITRE PREMIER. — De l’observation et de l’expérience 11 § I. Définitions diverses de l’observation et de l’expérience 12 § II. Acquérir de l’expérience et s’appuyer sur l’observation est autre chose que faire des expériences et faire des obser- vations 20 § III. De l’investigateur ; de la recherche scientifique 25 § IV. De l’observateur et de l’expérimentateur ; des sciences d’ob- servation et d’expérimentation 28 § V. L’expérience n’est au fond qu’une observation provoquée... 35 § VI. Dans le raisonnement expérimental, l’expérimentateur ne se sépare pas de l’observateur 39 CHAP. II. — De l’idée a priori et du doute dans le raisonnement EXPÉRIMENTAL 48 § I. Les vérités expérimentales sont objectives ou extérieures.. . 51 § II. L’intuition ou le sentiment engendre l’idée expérimentale.. 57 § III. L’expérimentateur doit douter, fuir les idées fixes et garder toujours sa liberté d’esprit 63 § IV. Caractère indépendant de la méthode expérimentale 71 § V. De l’induction et de la déduction dans le raisonnement expé- rimental 77 § VI. Du doute dans le raisonnement expérimental 85 § VII. Du principe du critérium expérimental 92 § VIII. De la preuve et de la contre-épreuve 97 TAREE DES MATIÈRES. DEUXIÈME PARTIE. DE L’EXPÉRIMENTATION CHEZ LES ÊTRES VIVANTS. CHAPITRE PREMIER. — Considérations expérimentales communes AUX ÊTRES VIVANTS ET AUX CORPS BRUTS 101 § I. La spontanéité des corps vivants ne s’oppose pas à l’emploi de l’expérimentation.. , 101 § II. Les manifestations des propriétés des corps vivants sont liées à l’existence de certains phénomènes physico-chimiques qui en règlent l’apparition 104 § III. Les phénomènes physiologiques des organismes supérieurs se passent dans les milieux organiques intérieurs perfection- nés et doués de propriétés physico-chimiques constantes.. 107 § IV. Le but de l’expérimentation est le même dan*s l’étude des phé- nomènes des corps vivants et dans l’étude des phénomènes des corps bruts 112 § V. Il y a un déterminisme absolu dans des conditions d’existence des phénomènes naturels, aussi bien dans les corps vivants que dans les corps bruts 115 § VI. Pour arriver au déterminisme des phénomènes dans les sciences biologiques comme dans les sciences physico chimiques, il faut ramener les phénomènes à des conditions expérimen- tales définies et aussi simples que possible 122 § VII. Dans les corps vivants, de même que dans les corps bruts, les phénomènes ont toujours une double condition d’exis- tence 127 § VIII. Dans les sciences biologiques comme dans les sciences phy- sico-chimiques, le déterminisme est possible, parce que dans les corps vivants comme dans les corps bruts, la ma- tière ne peut avoir aucune spontanéité 132 § IX. La limite de nos connaissances est la même dans les phéno- mènes des corps vivants et dans les phénomènes des corps bruts 137 § X. Dans les sciences des corps vivants, comme dans celles des corps bruts, l’expérimentateur ne crée rien; il ne fait qu’obéir aux lois de la nature 145 CH AP. II.— Considérations expérimentales spéciales aux êtres vivants 150 TABLE DES MATIÈRES. 399 § I. Dans l’organisme des êtres vivants, il y a à considérer un en- semble harmonique des phénomènes 150 § II. De la pratique expérimentale sur les êtres vivants 163 § III. L'e la vivisection 172 § IV. De l’anatomie normale dans scs rapports avec la vivisection. 482 § V. De l’anatomie pathologique et des sections cadavériques dans leurs rapports avec la vivisection 495 § VI. De la diversité des animaux soumis à l’expérimentation ; de la variabilité des conditions organiques dans lesquelles ils s’offrent à l’expérimentateur 200 1° Conditions anatomiques opératoires 204 2° Conditions physico-chimiques du milieu intérieur 206 Eau 206 Température 207 Air 209 Pression 209 Composition chimique 210 3° Conditions organiques 214 § VII. Du choix des animaux, de l’utilité que l’on peut tirer pour la médecine des expériences faites sur les diverses espèces animales . . 24 4 § VIII. De la comparaison des animaux et de l’expérimentation comparative 221 § IX. De l’emploi du calcul dans l’étude des phénomènes des êtres vivants ; des moyennes et de la statistique 226 § X. Du laboratoire du physiologiste et des divers moyens néces- saires à l’élude de la médecine expérimentale 247 TROISIÈME PARTIE. applications de la méthode expérimentale a l’étude DES PHÉNOMÈNES DE LA VIE. CHAPITRE PREMIER. — Exemples d’investigation expérimentale PHYSIOLOGIQUE 265 § I. Une recherche expérimentale a pour point de départ une obser- vation 266 § II. Une recherche expérimentale a pour point de départ une hy- pothèse ou une théorie 285 400 TABLE DES MATIÈRES. CHAP. II. — Exemples de critique expérimentale physiologique. .. 302 § I. Le principe du déterminisme expérimenta) n’admet pas des faits contradictoires 304 § II. Le principe du déterminisme repousse de la science les faits indéterminés ou irrationnels 313 § III, Le principe du déterminisme exige que les faits soient compa- rativement déterminés 317 | IV. La critique expérimentale ne doit porter que sur des faits et jamais sur des mots 322 CHAP. III. — De l’investigation et de la critique appliquée a la médecine expérimentale 333 § I. De l’investigation pathologique et thérapeutique. 333 § II. De la critique expérimentale pathologique et thérapeutique.. 339 CHAP. IV. — Des obstacles philosophiques que rencontre la méde- cine expérimentale 343 § I. De la fausse application de la physiologie à la médecine..., 343 § II. L’ignorance scientifique et certaines illusions de l’esprit médi- cal sont un obstacle au développement de la médecine expérimentale 351 § III, La médecine empirique et la médecine expérimentale ne sont point incompatibles; elles doivent être au contraire insé- parables l’une de l’autre. 359 § IV. La médecine expérimentale ne répond à aucune doctrine mé- dicale ni à aucun système philosophique 382 FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES. Paris. — Imprimerie de E. Martinet, rue Mignon, 2.