SOCIETE PHILOMATHIQUE DE PARIS. EXTRAIT DE LA SÉANCE DU 23 JUILLET 1864. Expériences de greffe animale, par M. Paul Bert. Les Bulletins de la Société contiennent déjà deux notes pré- sentées sous ce titre. Dans la première (1862, p. 52), il était question de deux animaux de même espèce, de deux Rats, accolés l’un à l’autre par le flanc dont la peau avait été préala- blement sectionnée. La seconde (1863, p.103), contient l’histoire d’une queue de Rat, dont l’extrémité écorchée avait été intro- duite sous la peau du dos de l’animal, et dans laquelle, après qu’on l’eut plus tard amputée près de sa base, la circulation se rétablit, et la sensibilité revint. Ce dernier ordre de faits mériterait plutôt, si l’on veut en- core aller demander au règne végétal une expression compara- tive, le nom de marcotte que celui de greffe, car les connexions normales qui assuraient l’existence de la queue en place n’ont été détruites que lorsqu’il s’en était déjà développé d’autres ; en telle sorte que cet organe n’a jamais été réduit à lui-même, et sa vie jamais compromise. Quant aux faits de la première catégorie, je leur ai donné le nom de greffe par approche, toujours en vue des mêmes com- paraisons qui présentent des avantages mnémotechniques ; mais il n’y a là, à vrai dire, qu’une cicatrisation ordinaire entre deux plaies cutanées, lesquelles seulement appartiennent à deux indi- vidus différents. La véritable greffe consiste en ceci : qu’une partie séparée complètement du corps d‘un animal, est ensuite replacée en tel lieu qu’elle continue à vivre, comme si ses rapports nourriciers n’avaient, en rien été interrompus. Ce qui la caractérise, c’est l’isolement dans lequel s’est trouvée pendant un temps la partie détachée, privée des liens vasculaires qui lui apportaient sa nourriture, réduite à ses propres ressources, et condamnée à mort si cet isolement dure trop longtemps ; ce sont ensuite les con- ditions d’existence retrouvées, les connexions rétablies, la soli- darité nutritive acquise de nouveau, et la vie, un temps en péril, désormais assurée. Que si l’on suppose cette séparation non fatale à la partie isolée, que si l’on admet qu’elle puisse vivre ainsi, de par elle- même, en puisant dans les milieux qui l’entourent les matériaux nécessaires à entretenir les évolutions vitales, on passe ainsi de la greffe animale à cet ordre de phénomènes si remarquables présentés par beaucoup d’animaux inférieurs (Planaires, Lom- brics...), et même jusqu’à un certain degré par la queue des jeunes têtards de Grenouille (A. Vulpian). Mais les milieux ex- térieurs ne suffisent pas à la greffe; il lui faut le contact de milieux intérieurs, de cette lymphe plastique qui s’épanche à la surface des plaies, et c’est là ce qui la distingue nettement des faits que je viens d’indiquer. Voici un exemple de greffe proprement dite : je coupe la queue d’un Rat et l’écorche; par un trou fait à la peau de l’ani- mal, j’introduis un instrument mousse qui creuse une petite loge, et alors dans cette loge je fais glisser la queue écorchée; un point de suture suffit ensuite à lui fermer la retraite. Dans ces conditions, en agissant sur des Rats, la réussite est constante; j’ai toujours vu la greffe prendre, et cela sans phé- nomènes inflammatoires. Si on tue l’animal quelques mois après, on retrouve la partie introduite en bon état apparent, on voit les vaisseaux cutanés s’aboucher avec les siens, et bien plus, si celte queue était toute jeune au moment où on l’a séparée, on constate qu’elle a grandi, qu’elle s’est développée régulièrement et qu’elle a acquis à peu près les mêmes dimen- sions que si elle fût restée en place; on est bien en droit de se demander où s’est alors réfugié ce principe vital directeur dont 2 3 les disciples de certaine école soutiennent à force d’imagi- nation la chimérique existence. J’ai choisi dans mes expériences le Rat, parce que cet animal présente entre autres avantages celui de suppurer difficilement; le tissu cellulaire sous-cutané, qui est très-lâche chez ces ani- maux, m’a paru piéférable à ce point de vue et à plusieurs autres; enfin j’opère avec la queue, non-seulement parce que son ablation est sans importance pour l’animal, mais surtout parce que la réussite de la greffe est beaucoup plus sûre avec cet organe qu’avec une patte, une mâchoire, etc. Ce sont là les meilleures conditions de réussite; mais bien évidemment elles sont loin d’être indispensables; les greffes sous-cutanées de pattes, de colonnes vertébrales, pour être dif- ficiles, n’en donnent pas moins quelquefois des résultats satis- faisants. J’ai même [ u greffer dans le péritoine, à l’exemple de Hunter, des testicules, des utérus, des ovaires; les testicules subissent des modifications semblables à celles qui suivent la section du cordon des vaisseaux spermatiques; les utérus se développent énormément, gonflés par une formation très-abon- dante de pus concre't. Ayant introduit dans la cavité abdomi- nale d’un Rat toute la colonne vertébrale avec la base du crâne d'un Rat nouveau-né, j’ai vu se développer un énorme kyste purulent, très-vasculaire, et dans ies parois duquel j’ai retrouvé le squelette introduit, encore très-reconnaissuble .dans sa forme, et devenu au moins de la taille d’un squelette de Rat adulte; la base du crâne même avait de beaucoup dépassé les dimensions normales; enfin la cavité médullaire s’était complè- tement oblitérée. Pour terminer, je dirai que toutes les tentatives que j’ai faites pour greffer dans le péritoine des embryons et même des oeufs de Mammifères, sont restées sans résultat; ainsi est-il encore advenu de la greffe sous-cutanée de mâchoires de Rats nouveau-nés dont j’espérais voir grandir les incisives à peine sorties. Revenant maintenant à notre greffe-type, queue de Rat sous peau de Rat, nous devons nous demander ce qu’il advient non- seulement de l’organe tout entier mais de chacun des éléments anatomiques qui le constituent. Disons d’abord que, selon des circonstances dont nous parlerons tout à l’heure, les résultats d’une tentative de greffe peuvent être de trois sortes : ou la partie introduite n’est pas supportée, et il y a inflammation, suppuration, puis élimination; ou la greffe réussit, et cette partie continue à vivre et à se développer; ou enfin, après être restée sous la peau sans exciter de réaction, après s'être en apparence parfaitement greffée, celte partie, un mois ou même plus après l’opération, commence à diminuer de dimensions et se résorbe lentement jusqu’à disparaître tout à fait. Quant aux éléments anatomiques, ceux que nous avons exa- minés se sont conduits ainsi qu’il suit, dans le cas bien entendu de la greffe parfaitement réussie : ies uns continuent à vivre et à jouir de toutes leurs propriétés vitales, tels sont les éléments osseux, cartilagineux, tendineux, lamineux; d’autres disparais- sent peu à peu, comme la fibre musculaire qui perd ses stries et se réduit à son enveloppe; la fibre nerveuse enfin présente les phénomènes successifs de dégénérescence et de rédintégra- tion qu’ont si bien décrits MM. Philipeaux et Vulpian. Je dois dire encore que les greffes de moelle épinière ne m’ont pas jus- qu’à présent réussi, et que je ne puis savoir comment se com- portent sous ce rapport la cellule ni la fibre des centres ner- veux. Ces recherches micrographiques devront être répétées et étendues au plus grand nombre possible d’éléments anato- miques. Il sera en outre fort intéressant de suivre la marche des transformaiions que subissent les éléments anatomiques dans les cas de résorption lente dont j’ai dit un mot tout à l’heure. Il y a dans l’existence de toute partie greffée trois stades bien distincts; pendant le premier, elle est séparée du corps auquel elle appartenait, et soumise à l’action des milieux extérieurs; pendant le second, elle est à l’abri de ces milieux, et baignée immédiatement par le plasma épanché autour d’elle ; le troi- sième marque son admission définitive dans le nouvel orga- nisme, dont les vaisseaux sanguins semettenten communication directe avec les siens propres. Je ne puis dire encore exactement à quel moment se fait cet abouchement vasculaire; il est pro- bable que c’est alors seulement que les éléments anatomiques peuvent manifester leurs propriétés de développement et de pullulation. Je ne pouvais manquer d’étudier l’influence que les circon- stances extérieures à la partie destinée à la greff ; exercent sur le résultat de l’opération. Ces circonstances peuvent avoir trait au premier et au second des stades ci dessus indiqués; pour le 4 premier on peut faire varier les milieux extérieurs dans leur nature, la durée de leur action, etc, ; pour le second, changer l’espèce de l’animal sur lequel doit être transportée la greffe, ou encore prendre un animal atteint de maladie, etc., en un mot changer les milieux intérieurs. Sous ce dernier rapport, mes expériences sont encore peu nombreuses; je puis seulement dire que la possibilité de greffer sur un animal une partie provenant d’un animal d’autre es- pèce ne paraît pas pouvoir persister quand l’intervalle zoolo- gique est un peu grand ; au delà des limites du genre, j’ai jus- qu’à aujourd’hui toujours oblenu résorption ou élimination après inflammation suppurative quelquefois très-violente. Mais ces expériences ont besoin d’être variées et multipliées. J’arrive aux milieux extérieurs ; ici encore les résultats que je puis enregistrer sont en petit nombre, mais non dépourvus d’intérêt. Des queues de Rat écorchées, et renfermées dans des tubes bouchés remplis d’un air saturé d’humidité, ont été greffées avec succès après 48 heures de séparation, la température os- cillant très-peu autour de i l0; mais après 73 heures (temp. -la à 18”) il y a eu élimination. L’eau tue plus vite les éléments anatomiques; la greffe a pu réussir après un séjour de 9 heures à la température de -18°; mais après 16 heures (temp. 4 4 à -17°) il y a eu suppuration éli- minatrice. J’ai noté la température, parce que cet élément a une grande influence sur le résultat; je me suis assuré que les propriétés vitales élémentaires se conservent beaucoup plus longtemps quand elle ne s'élevait que de quelques degrés au-dessus de zéro: M. Ollier avait déjà constaté ce fait. Quant à l’action des températures extrêmes, j’ai vu se greffer des queues de Rat qui étaient restées trois heures dans la glace fondante, ou même plongées dans un mélange réfrigérant où le thermomètre a marqué — 7° et — 42°. En ayant immergé une pendant 4 2 mi- nutes dans de l’eau qui passa pendant ce temps de 50° à 40°, elle a subi la résorption dont j’ai parlé plus haut, et cela si lentement qu’aujourd'hui, après deux mois et demi, ses dimen- sions sont à peine réduites de moitié. Le dessèchement par l’exposition pendant 24 heures dans le vide et en présence de l’acide sulfurique ne m’a pas semblé 5 6 jusqu’à présent tuer les éléments anatomiques; ils m’ont même paru résister, une fois desséchés, à la température de l’étuve de Gay-Lu.'sac, prolongée pendant 10 heures. Si la résorption ne s’empare pas plus tard de ces greffes en apparence réussies, on aura là chez les animaux supérieurs un phénomène semblable à celui que présentent les Tardigrades, certains Rotifères, etc...; et ces expériences fourniront une nouvelle preuve de cette vérité que ies propriétés élémentaires sont les mêmes dans toute la série animale, et qu’il n’y a au point de vue physiolo- gique, entre Jes êtres, que des diversités d’harmonie et d’équi- libration, et non des différences essentielles. Des queues de Rat écorchées, placées dans des tubes bouchés et renversées sur le mercure, résistent parfaitement à l’expo- sition pendant -H heures à 18°, dans les gaz oxygène, hydro- gène, azote, acide carbonique, oxyde de carbone. J’ai même eu une greffe après 43 heures de séjour dans l’oxygène (J 5°); mais après 50 heures f 17°) il y a eu élimination partielle et résorption : de même pour l’acide carbonique; j’aurai cependant à revoir comparativement l’action de ces deux derniers gaz. Le contact de la \apeur d’iode (iode au fond d’un tube bouché, queue suspen- due) n’a pas empêché la greffe, quoiqu’il y ait eu élimination partielle. La greffe a encore été possible après 1 immersion pendant 4 heures dans l’eau saturée d’acide carbonique ; l'acide sulfu- rique au millième (séjour de 2 heures, puis 3 heures dans eau pure à 20°), la glycérine, l’alcool, l’urée au cinquantième, les chlorures de sodium et de potassium à la dose de six centièmes, l’eau phéniquée au centième à peu près (mêmes conditions que pour l’acide sulfurique), n’ont pas tué davantage la greffe. J'ai eu résorption lente à la suite d’exposition pendant 3 heures dans la vapeur d’éther, 2 heures dans la vapeur de benzine, 40 minutes dans l’ammoniaque gazeuse (lavage à l’eau pure pendant 4 heures), H heures dans les vapeurs d’acide phénique (sans lavage); puis à la suite d’immersion pendant 3 heures (avec bain consécutif de 2 heures dans l’eau pure) dans acide chromique au millième, acide phosphorique au cinq- centième, acide sulfurique au centième, potasse et soude au cinquantième, carbonate de soude, carbonate de potasse et chlorure d’ammonium à six pour cent, glycérine au tiers, etc., résorptions qui se sont opérées avec une rapidité variable et des circonstances particulières sur lesquelles j’insisterai dans une autre occasion. Enfin, j’ai vu l’inflammation suppurative éliminer très-vite des queues de Rat qui avaient, toujours dans les mêmes condi- tions de durée et de lavage, séjourné dans l’acide phosphorique, l’acide acétique et l’eau bromée au centième, etc... Ces expériences ont besoin d’être répétées, multipliées, variées, celles surtout qui ont donné pour résultat la résorption ou l’élimination. J’aurai notamment à mieux étudier les limites extrêmes de température que peuvent supporter les éléments anatomiques des animaux supérieurs, à comparer l’action de divers acides, déjà expérimentés par rapport aux cils vibratiles, aux spermatozoïdes, etc..., à rechercher l’influence de cer- tains poisons, etc., etc... Les constatations diverses que j’aurai occasion de faire seront consignées dans des notes ulté- rieures. 7 (Extrait de L'Institut, journal universel des sciences et des Sociétés savantes en France et à l’étranger: lre section, sciences mathéma- tiques, physiques et naturelles, nos 1606.) Paré. — lmp. de L. Guérin, rue du Petrt-Carreau, 26,