PRIESSNITZ, FONDATEUR DE L'HYDROTHÉRAPIE ; Far M. GUETTE!, D.-M.-P., Médecin do l'établissement hydrothérapique de Saint-Seine PARIS. IMPRIMÉ PAR E. THUNOT ET (f, Rue Racine, 26, près de l'Odéon- «le la Gazette Médicale de Paris, auuée 1851 EXTRAIT PRIESSNITZ, FONDATEUR DE L'HYDROTHÉRAPIE. Ptieasnitz vient de mourir. 11 a succombé le 26 novembre au soir. On ne nous dit point à quelle maladie; seulement j’apprends que celte maladie fut longue, et qu’il épuisa contre elle toutes les resssources de son savoir et de sa puissante, médication. Soit qu’il ait voulu pousser jusqu’au bout la morgue qu’il afficha dès son début dans la spécialité liydriatrique, soit que son tact particulier lui ait fait sentir une lin certaine dans l’affaissement des organes et dans l'abandon des réactions vitales, toujours est-il qu’il ne crut pas devoir chercher hors de lui un secret pour retenir la vie qui fuyait, ni se rapprocher de la médecine classique à laquelle il a prodigué l’outrage durant vingt-six ans. Nous ne venons point ici faire son oraison funèbre; il ne nous a point donné ce droit ni ce désir, ni probablement à aucun médecin diplômé. Mais ce n’est pas une raison de nier le jour. C’est en vain d’ailleurs qu’on voudrait, même après la mort, effacer cette colossale existence, l’ombre de Priessnitz sera long- temps debout, et ce nom planera depuis la pyramide de Græffenberg consacrée par la reconnaissance au génie de Veau froide (1) jusqu’aux derniers confins (l) Texte littéral de l’inscription gravée sur cette pyramide. Te la civilisation européenne. Nous venons dire très-sommairement ce qu’était cet homme, en attendant que d’antres écrivent, mieux que nous ne sommes à portée de le faire, sa page entière dans le grand livre de l’immortalité. On se rappelle combien fut grande l’impression que firent successivement la mort d’Astley-Cooper et celle de Dupuytren. On considéia ces deux illustrations au point de vue des services sans nombre qu’avaient rendus leurs mains infati- gables, comme au point de vue de l’éclat de leur pratique, et Ton ne considéra pas moins l’importante fortune qu’ils laissaient après eux, comme mesure ma- térielle de leurs œuvres. A ce triple point de vue, nous ne craignons pas de dire que l’Esculape silésien laisse loin derrière lui ses deux rivaux. Le nombre de ses cures est certainement plus grand que le nombre de leurs opérations, heureuses ou non ; et par la gravité des cas comme par la simplicité inouïe du moyen, elles ne se concilient pas moins d’éclat que les plus belles opérations chirurgicales. Priessnitz n’a jamais été remplacé ni secondé par un aide intelligent, n’ayant point voulu faire d’élève. Enfin la fortune qu’il laisse paraît être l’unique qu’un médecin ou chirurgien ait acquise aussi grande depuis les temps historiques. Pour se convaincre de ce que j’expose, il n’y a qu’à jeter les yeux sur les chiffres suivants : Dans l’élégant ouvrage de M. Scoutteten (i), auquel l’eaw froide doit ses pre- miers succès de propagande en France, on voit que le nombre progressivement croissant des hydropathesà Græffenberg avait atteint en 1840 le chiffre de 1,570 comme contingent de cette année-là; et en 1842 le total des malades qui avaient passé par l’établissement depuis sa fondation était de 8,4là. On donne les nombres suivants pour les années postérieures à 1842 : 4 En 1843 2,340 malades. 1844 2,720 — 1845 3,400 — 1840 5,000 — Total pour ces quatre années 13,400 malades. A parti!- de 1840, le nombre annuel de 5,000 paraît s’être soutenu jusqu’à ce jour comme minimum, et se répartir à peu près de cette manière : Printemps, 1,000. —Été, 2,000. —Automne, 1,500.—Hiver, 500. Quoique ces contingents par saison ne correspondent pas exactement à l’ou- verture et à la terminaison de leur saison chacun, et qu’il y ait enjambement de l’un sur l’autre, tel malade restant plus d’un trimestre, tel autre moins, cette division donne une idée exacte en moyenne du nombre et de la répartition des baigneurs dans l’année. Ür si nous calculons le nombre des clients de Giæffenberg d’après les bases (i) De l’eau ou de l’hyduothérapie. Paris, 1843; p. 31. qui précèdent, nous trouvons que Priessnitz, durant sa carrière commencée A 2(j ans et terminée ù 52, a attiré près de lui, dans une solitude sans abords (l)r sans nom, sans attraits, environ quarante-sept mille malades, dont la plupart sont de très-hauts personnages, de toutes les nations et de toutes les capitales du monde (2). L’assimilation de ce concours à Grælfenberg avec celui qui se fait aux eaux minérales réputées pour leurs plaisirs autant que pour leurs vertus, n’est pas possible. A Grælfenberg rien n’est disposé pour l’agrément; tout y est dirigé vers le but thérapeutique dans une austère simplicité de la vie (3). Maintenant si l’on tient compte de la profusion avec laquelle l’aristocratie princière et la haute finance réunies, comme je l’ai dit, de tous les coins de la terre, rivalisèrent pour enrichir celui qu’on regardait comme un genie providen- tiel et comme le dispensateur miraculeux de la santé et de la vie; si l’on réfléchit que l’âme intéressée et les habitudes sordides du paysan l’ont porté à instituer le trafic partout dans son domaine, on comprendra comment cet homme est devenu le seigneur et maître de presque tout le pays, et comment son avoir est évalué peut-être trop peu par le chiffre de 8 à 10 millions de francs. Ainsi, nous le disions, la mort de Priessnitz n’est pas un événement moindre que celle de Dupuytren et d’Astley-Cooper. 11 y manquera, il est vrai, le tribut flatteur des sympathies que les hommes de science ont offertes à ceux-ci; mais les sympa- thies et les louanges de toutes les maisons aristocratiques de l’Europe et de l’Amé- rique formeront un concert plus vaste et plus retentissant. Avouons aussi qu’il sera plus sincère. 11 partira du fond des cœurs d’un public reconnaissant et émer- veillé. Priessnitz a toujours préféré les éloges de cette source à ceux de la bouche des médecins. r-Vincent Priessnitz n’avait pas eu lieu, dans la première moitié de sa vie, de prétendre à la destinée qu’il eut plus tard. Né en l’année 1799, de cultivateurs très-modestes dans les montagnes de la Silésie autrichienne, il employa natu- rellement sa jeunesse aux champs et autour des bestiaux. Dans ces contrées à demi sauvages, la médecine superstitieuse et traditionnelle de père en fils con- sistait généralement en applications mystérieuses de l’eau de certaines sources. 5 (1) Aujourd’hui les abords sont faciles; des routes larges et magnifiques ont été faites par les malades ; de larges places, des monuments où l’on a façonné le granit, le marbre, la fonte, le bronze, ont changé complètement la sauvagerie pri- mitive de ces lieux. (2) « Grælfenberg est devenu l’hôpital des incurables du monde entier; j’y ai vu des malades venus de Saint-Pétersbourg et de Moscou, deParis et de Londres, d’Astracan et de Constantinople ; Vienne, Berlin, Varsovie, toute l’Allemagne, la Hongrie, l’Italie, fournissent aussi leur contingent. » Scouttetcn, ouvr. et page cités. (3) Le même, ibidem,. Ces applications assez fréquentes chez les animaux utiles à l’exploitation de la terre étaient, avec le concours du repos, suivies du retour des forces ou de la santé même. La manière d’appliquer l’eau n’était pas non plus, dit-on, que les paroles cabalistiques qui devaient accompagner. Priessnitz, ayant fait une attention particulière au modus faciendi de$ plus experts, devint lui- même un des premiers dans cet art, quoiqu’il négligeât le sortilège. Si l’on joint à cela qu’il monta un cabaret ou auberge où se rendaient les gens du village et les passants, on verra qu’il réunissait alors toutes les conditions qui pouvaient faire de lui une espèce de vétérinaire de circonstance. Son talent d’observation, son œil fin et scrutateur, et sa supériorité intellectuelle sur tout sujet en faisaient en même temps l’oracle du village. Dans cette position, un accident qui faillit lui coûter la vie en fit un médecin et préluda à sa grandeur. Il eut deux côtes brisées par une roue de voiture qui passa sur lui. Il y eut, à ce qu’on dit, enfoncement des fragments à l’intérieur, et dépression correspondante de la voussure extérieure. Il fallait pour cela, comme l’on voit, une fracture comminutive de chacune des côtes atteintes. Le cas parut hors des ressources de l’art. Les chirurgiens du pays y renoncèrent, et condam- nèrent le malade à mourir ou à être infirme toute sa vie. Priessnitz ne se rési- gna point à cette sentence. De lui-même, il imagina de dilater le thorax par une forte inspiration. Un bandage de corps solide fut appliqué dans cette position et lestement fixé avant le besoin d’expiration. Alors, tenant la glotte fermée, le malade imita brusquement le mouvement d’un homme qui s’efforce de résister à une grande envie de rire (1). L’effet qui s’ensuivit fut le redressement des côtes. Ce succès ne fut pas seulement pour Priessnitz l’avantage d’une guérison en- vers et contre la Faculté en même temps qu’un triomphe éclatant aux yeux des villageois de Græffenberg. Dans le repos forcé qu’il dut prendre en attendant la consolidation de sa cure, sa tête organisée pour la médecine travailla. Les pro- blèmes en cette matière devenaient un jeu pour lui à mesure qu’ils se présen- taient et que son attention s’y fixait. On accourait chez lui pour tous les cas pathologiques. Maux de dents, foulures, entorses, brûlures, fractures même, tout cela parles soins ou ses conseils venait à prompte guérison. Priessnitz, en- 6 (1) Dans ce mouvement, qu’il faut essayer non debout mais assis, le refoule- ment brusque du diaphragme dans la cavité thoracique fit l'office d’un piston loulantdans un corps de pompe plein d’air et hermétiquement fermé. L’effort de l’air contre les parois repoussa l’enfoncement correspondant aux côtes bri- sées. On sent que l’ampliation préalable du thorax favorisait ce mouvement de retour, et que le bandage de corps immobilisant le tout, à l’exception des parties enfoncées, l’action centrifuge repoussa celles-ci dans la courbe périphérique, ré- gulière et normale, tièrement remis lui-même, sortit de son lit pour marcher à une des plus brillantes conquêtes qui aient jamais été. Laissant là les soins du cabaret, il se livra entiè- remeut à l’art de guérir, et se fit d’abord médecin ambulant. L’eau pure était son seul remède, les compresses et les éponges son seul bagage. Je ne dirai pas quelles furent les traverses qu’il eut à surmonter ou à tourner dans cette partie de son chemin, où il rencontra des représentants sérieux du corps médical. Ceux-ci, quoique injustes dans leurs préjugés contre le nouveau système, n’en étaient pas moins fondés dans les poursuites judiciaires qu’ils in- tentèrent. Mais l’évidence des cures était là, et la reconnaissance des populations abritait le fugitif harcelé par la police. Mettant entre elle et lui la frontière voi- sine, il passait d’Autriche en Prusse (1), et viceversâ, suivant la direction delà chasse et le pas des limiers. Son sac et ses éponges sur le dos, il arrivait haletant, couvert de sueur et de poussière, dans un nouveau village, où le triomphe suc- cédait aux dangers de l’heure précédente. Mais le bruit de ses succès croissant de plus en plus, et les médecins des en- virons ne pouvant souffrir ce qu’ils considéraient comme un affront, ils crient un jour à l’imposture, sous prétexte que Priessnitz n’emploie l’eau que pour leurrer les yeux-, que ses véritables remèdes sont des principes pharmaceutiques dissous dans l’eau et cachés dans les éponges. Priessnitz répond par un défi de prouver cette assertion mensongère ; la querelle s’échauffe, le défi est accepté, l’eau analysée, les éponges coupées en morceaux. L’eau est trouvée pure; nul agent nulle part auquel on puisse attribuer les merveilleux effets qui se passent sous les yeux du public. Force est aux médecins de se retirer vaincus; mais ils ne pardonnent point ce nouveau grief. Il paraît que, réduits aux moyens peu hono- rables d’une persécution jalouse et injuste, ils ne se firent pas scrupule de les employer ; mais après que ces traits se furent brisés contre l’évidence et la répé- tition des faits, ils retournèrent plus acérés contre leurs auteurs. En effet, Priessnitz, dont l'orgueil égalait le talent, et qui, depuis son accident, avait pris en dédain tout le corps médical, ayant été autorisé par le gouverne- ment autrichien à exercer la médication hydrothérapique, prit sa revanche, et cela d’autant plus aisément que les vexations dont il avait été l’objet avaient in- digné le public, désintéressé dans l’affaire. 11 n’eut donc pas de peine à perdre ses persécuteurs dans l’esprit de ses partisans, déjà très-nombreux. Il les couvrit, ou, pour parler plus juste, les fit couvrir de ridicule et de honte. Profitant en outre des dispositions peu bienveillantes des malades réfractaires jusque-là à toute la médecine, il fit pour ainsi dire de Græffenberg une école de mépris et d’injures envers l’institution entière de la médecine et des médecins. Cet état de choses ne s’est point amendé avec le temps et avec la paisible jouissance d’un succès prodigieux. Je sais pertinemment qu’il en était ainsi encore il y a moins 7 (1) Græffenberg dépend de la Silésie autrichienne, et se trouve sur les fron- tières de la Silésie prussienne. d’un an. On peut, au reste, lire plus en détail, dans l’impartial ouvrage de M. Schedel, la patience et le sang-froid nécessaires à tout médecin qui, pour l’amour de la science, voulait bien supporter pendant quelque temps le regard de Priessnitz, et celui des hôtes de Græffenberg en général. Depuis M. Schedel, je le répète, les choses n’ont pas changé. Quand on a vu Priessnitz ou quand on a fréquemment conversé avec ceux qui l’ont vu à l’œuvre, qui ont vécu plusieurs mois, quelquefois des années en- tières dans l’entourage de ses malades, on est fort étonné du peu de justice avec laquelle, au point de vue intellectuel, ceux qui sont plus étrangers à sa personne et à ces circonstances le traitent, soit pour le déprécier tout à fait, soit pour lui concéder une sorte d’instinct barbare. Il semblerait, d’après eux, qu’un aveugle hasard, un empirisme heureux et une opiniâtreté inflexible composent tout son savoir et toute sa capacité. Cette opinion est erronée, et elle produit un mauvais effet dans la bouche des médecins. Les témoins, déjà nombreux dans le monde, de la pratique et des manières de Priessnitz lui passent sa grossièreté native ; mais ils conçoivent mal l’injustice et les représailles de notre part, médecins in- struits et français. Laissons là tout dénigrement, et voyons la réalité. Observer, comparer, distinguer, rassembler, grouper, étiqueter,i»o$$ealer ad- mirablement les faits ; analyser et recomposer ces faits ; les modifier en modi- fiant l’un des éléments, toujours le même, les modifiant à tout besoin et à l’in- fini,pour varier au besoin et à l’infini le fait ou résultat, tel est le vaste problème qu’a résolu Priessnitz. Or cela ne se fait pas sans raisonnement ni discernement. Le fait, pour le paysan Priessnitz, c’était la guérison; les éléments, c’étaient la maladie, le malade et le remède. Il s»lt, sans échanger le remède, le modifier selon la nature excessivement variable autres éléments, de manière à agir convenablement sur l’un et sur l’autre pour effectuer le résultat désiré. Ce résultat ne s’est pas produit seulement quelquefois, mais un nombre de fois des plus grands pour la vie du médecin le plus occupé. Ces malades et ces maladies n’étaient pas choisis pour le facile triomphe de l’homme : c’étaient des cas dés- espérés, rebelles à l’expérience comme aux innovations des sommités médicales de tous pays. La manière de traiter n’a pas été toujours la même depuis le com- mencement jusqu’à la fin. 11 y a en perfectionnement progressif. Mais les cas divers n’ont jamais été confondus, et les témoins oculaires compétents rendent cette justice qu’aux différences d’état chez le sujet correspondaient les différen- ces dans 1e traitement, et que les modifications dictées par Priessnitz, à l’occa- sion d’un changement dans la maladie, tombèrent toujours juste, les exceptions ne méritant pas qu’on en tienne compte, tandis que les modifications tentées en pareil cas par les malades, de leur propre chef, ne réussirent que rarement. — Je crois donc qu’à moins d’ignorer ces particularités, qui sont les traits caracté- ristiques et à jamais recommandables de Priessnitz, un médecin qui écrit doit conduire sa plume avec réserve, et saluer dans cet homme inculte, vivant ou mort, le génie qui a ses règles à lui et le géant qui sc passe de nos routes. 8 Sans doute celte nature originale, dépourvue de toute instruction et indépen- dante de tout héritage scientifique, étrangère aux détails anatomiques et aux se- crets de la physiologie, ne pouvait suivre la filière des actions thérapeutiques; mais son observation exquise lui avait appris successivement chacun des ressorts qui tiennent aux points qu’il touchait, et qui jouent suivant la manière de lou- cher ces points. Cette même observation lui avait appris à quelle fin aboutissait une pratique, et sa mémoire prodigieuse enregistrait avec un ordre et une netteté inconcevables chaque pratique, chaque individu, chaque état divers, et chaque résultat en suite de ces prémisses : à tel point que, au milieu de cinq cents ma- lades, Priessnitz avait excité l’étonnement des médecins par la facilité et la pré- cision avec lesquelles il se rappelait la maladie de chacun, les phases, accidents eu crises dont on lui avait rendu compte, et chacune des prescriptions qu’il avait opposées à la maladie ou attachées à la phase, à la crise, etc; à tel point encore qu’il y a un an et demi, ayant affaire à deux mille malades environ, un regard attentif et un instant de recueillement lui suffisaient pour développer à ses sou- venirs tout ce qu’il avait entendu et vu de chacun. Enfin, quoi qu’on ait pu dire loin du théâtre de ses œuvres , Priessnitz n’était point routinier. Ses prescrip- tions étaient analogues pour des cas analogues, mais jamais semblables, vu sans doute l’infinie variété de la nature dans toutes ses expressions. Je le tiens de tous les malades que j’ai vus traités par lui. Les médecins exempts de préjugés, qui ont eu à s’exprimer à ce sujet, ont rendu cette justice au médecin de Græffen- berg. Je me plais à rappeler encore ici les témoignages écrits de nos savants confrères, MM. Scoutteten et Schcdel. Ainsi, chez Priessnitz, il y eut une imagination prompte, constamment au service de son immense pratique; une mémoire à toute épreuve, et un juge- ment exquis, pour diriger, fixer et régler cette exubérance de moyens. — Donc la mémoire, le jugement ni l’imagination ne lui firent point défaut. Si l’éten- due plus qu’ordinaire de ces facultés constitue le génie et a fait de Newton , de Linné, de Cuvier, des esprits hors ligne et des créateurs dans la sphère qui se trouva sous leur main, on ne peut refuser ce mérite ni ce titre à l’homme ex- traordinaire qui nous occupe. Seulement les premiers ont droit à notre recon- naissance pour le legs de leur science; l’autre, génie sauvage, jaloux de ne rien devoir à la science et d’en séparer sa propriété, eût anéanti son secret dans la tombe. Mais les rayons lumineux ne retournent plus au foyer, et en dépit de Priessnitz la science hérite de l’hydrothérapie. M’arrêterai-je à cette objection que l’emploi de l’eau dans les états patholo- giques ayant précédé la pratique de Priessnitz, celui-ci n’est pas vraiment le père de l’hydrothérapie? On a répondu avant moi qu’il y a loin de l’emploi restreint et en quelque sorte exceptionnel de l’eau dans la pathologie~interne ’,à cette extension considérable du moyen, à cette méthode, à ces principes fixes, assez nombreux dans la conduite de Priessnitz pour laisser voir aux observateurs instruits qui l’ont vu agir les bases d’un système vraiment scientifique. 11 y a 9 loin des applications isolées, quelque bien faites qu’elles aient été depuis l'anti- quité jusqu’à nous, à ces applications d’ensemble, déterminées, distinctes et complémentaires les unes des autres dans des combinaisons diverses, suivant les etlets à obtenir. La température de l’eau, letmode et la durée de l’application sont autant d’éléments emportant avec eux des effets généraux, qu’on spécialise d’après des règles certaines pour harmoniser ces effets avec les nuances de la maladie et avec les tons de l’organisation individuelle. Dans la médication hydriatique il y a le chapitre des perturbations, où l’hy- drothérapeute vraiment médecin se distingue sur-le-champ de l’empiriste ou routinier proprement dit, et où il obtient des succès proportionnés à la connais- sance qu’il a des ressources de la dynamique vitale et des limites de ces res- sources chez un sujet donné. Priessnitz paraît avoir excellé sur ce point. 11 ma- niait ce moyen avec une telle aisance, et son œil sagace suivait avec une telle précision le mouvement artificiel imprimé à l’économie pour le rectifier ou l’arrêter au besoin; il opérait ces changements d’une main si sûre, que se fiant tout à fait à soi et à ses moyens, il s’est plu dans ces dernières années à trans- porter sur le terrain des perturbations une plus grande partie de sa stratégie médicale qu’il n’avait fait d’abord et qu’il n’est rationnel de faire. Mais par cette manœuvre il déconcertait les théories, et tendait évidemment à troubler les éludes hydrothérapiques qu’on allait faire à Græffenberg. C’est ainsi, par exemple, que supprimant les sudations , il continuait à guérir la goutte en pro- voquant des métastases énergiques et répétées au moyen d’autres agents hydro- thérapiques. Ces métastases, à Græffenberg, prennent toujours le nom de crises. Quand elles tombaient sur un viscère, aussitôt Priessnitz provoquait un nou- veau déplacement qui alors s’effectuait soit à la peau, soit aux articulations. Quand ce n’était point à la peau, après un repos suffisant de l’économie, le même manège recommençait. L’expérience a prouvé qu’à chaque perturbation l’état des articulations et l’état général s’amendaient progressivement. Au reste, disons en passant que les métastases centripètes sont exceptionnelles dans le traitement hydrothérapique bien ordonné et qu’elles doivent y être inconnues. On s’applique au contraire à les rendre centrifuges. Priessnitz en a donné le premier l’exemple; mais le jeu aléatoire que je viens de rapporter avait son motif dans des préoccupations morales qui ne recommandent point le paysan de Silésie à notre estime autant que ses qualités intellectuelles l’ont recommandé à noire admiration. Hautain, méprisant, égoïste au suprême degré, avide et sordide, cet homme paraît n’avoir jamais senti l’amitié, la confiance, ni aucune passion douce. Per- sonne n’a su me dire si au sein de sa famille qui est nombreuse, son front se déridait quelquefois. Quant aux étrangers, ils obtenaient, non point un sourire, mais une bienveillance particulière et la faveur de lui parler souvent en se distinguant par de riches cadeaux. On obtenait aussi, moyennant finance, de grands adoucissements à l’austérité de la table et du logement. Toutefois la 10 différence des mets ne consistait que dans une qualité meilleure de ce qui est permis. Mais c’est en vain qu’après avoir blessé son amour-propre on eût déposé à ses pieds tous les trésors de la Californie. Un personnage tellement important, que je ne pourrais le nommer, car son nom est européen, était, il y a dix-huit mois, à Græffenberg. 11 s’avisa de n’étre point satisfait de l’alimentation, et de plai- santer sur Priessnitz comme maître de maison. Priessnitz, ayant eu connais- sance du fait, fit prier M. de *** de quitter l’établissement. C’est en vain que l’illustre délinquant voulut arranger l’affaire: il fut non-seulement renvoyé de chez Priessnitz, mais, de fait, il fut, malgré sa puissance assimilée à celle des rois, expulsé du pays ; car Priessnitz ayant déclaré que jamais il ne mettrait les pieds dans la maison qui recevrait M. de ***, et que jamais il ne donnerait une consultation à qui serait hébergé dans la même maison, on vit le puissant per- sonnage refusé de chaumière en chaumière, en dépit de son or et de son nom. Une seule chose pourrait ajouter à l’idée que ce récit fait concevoir du des- potisme de Priessnitz, ce serait, je le répète, ce nom qu’il m’est impossible d’écrire. La crainte des concurrents a troublé dès ses premiers triomphes ce caractère déliant et dominateur. Sans doute l’amour du gain y avait sa part ; mais son orgueil souffrait surtout de la crainte de voir un rival lui ravir son secret, le féconder par cette science qu’il affectait faussement de mépriser, et transporter ailleurs la suprématie de Græffenberg. De là cette aversion prononcée contre les médecins et cette réserve taciturne envers quiconque parlait hydrothérapie au- trement que pour sa propre gouverne. 11 n’a rien écrit, et il ne savait pas écrire. 11 n’a eu aucun élève formé de sa main, si ce n’est quelques femmes qu’il a mieux aimé former superficiellement pour un traitement routinier, et qu’il a mises à la tête de quelques maisons hors de son territoire, et tributaires proba- blement de Græffenberg. Sa susceptibilité jalouse a été toutefois cruellement éprouvée en plusieurs cir- constances. L’une d’elles fut sans contredit à l’occasion d’une leçon sur le ra- mollissement du cerveau qui lui fut donnée par notre savant confrère, le docteur Schedel, l’autopsie ayant pu malheureusement être faite, et ayant publiquement confirmé ce que le médecin français avait diagnostiqué, et ce qu’ignorait com- plètement l'Esculape de Græffenberg. Cet échec n’était pas de nature à réconci- lier celui-ci avec les médecins anatomistes. Une source de déboires non moindres et plus durables, ce fut l’érection, à très-peu de distance de Græffenberg, d’une maison rivale de la sienne et d’une médication en contre-pied de la sienne. Un nommé Shroott imagina de traiter par la diète et le vin, Priessnitz traitant par l’alimentation et l’eau. Chose re- marquable, mais moins bizarre qu’il ne semblerait, Shroott guérit des malades auxquels l’hydrothérapie a été administrée sans succès. Mais on pense bien que Priessnitz n’essayait pas à son tour de guérir ceux qui sortaient malades de la 11 maison œnothêrapique. Il suffisait d’avoir passé par là pour être maudit, comme nous avons vu M. de 11. J’ai dit en commençant que je n’entreprenais pas le panégyrique de Priess- liitz. En effet, finir par Shroott, c’est finir par le cauchemar qui a peut-être com- pliqué l’agonie du mourant. Tout le despotisme et toute la puissance de Priess- nitz n’ont pu faire disparaître l’établissement ni la présence de Shroott. La maison était là, comme une tache apparente à la gloire de Græffenberg, et Shroott, comme un être satanique, pour railler le maître de l’hydrothérapie, en se nour- rissant de ses fautes ou de ses malheurs. En effet, quoique les fautes aient été de plus en plus rares de grossières et communes qu’elles avaient été d’abord, il est impossible que dans un tel con- cours de malades dont plusieurs ne parlaient point la langue de Priessnitz, quel- ques erreurs ne se soient glissées. Et puis, il est certains insuccès qui se montrent là où tout était disposé pour le succès, humainement parlant. Priess- nitz, plus exposé qu’un autre, faute d’instruction , à confondre des altérations organiques avec des lésions fonctionnelles, était très-réservé à accepter les ma- lades en cas d’incertitude; et ceux qui étaient reçus avec quelques doutes dans son esprit étaient traités plutôt hygiéniquement qu’au moyen de fortes réactions. Les circonstances, dit-on, font les hommes; et les hommes, les circonstances. 11 est probable qu’en bien d’autres lieux le génie de cet homme merveilleux n’eût pas trouvé de quoi se développer, ni même l’occasion de révéler son existence, comme dans le lieu qui est devenu son théâtre. Il est vrai de dire, que répandue partout, l’eau n’a point partout les qualités qu’une basse tempéra- ture, une grande pureté, une bonne aération, une intarissable abondance lui procurent à Græffenberg. L’élévation du site, la pureté de l'air, la froidure du climat, les ondulations et les escarpements du sol pour le plaisir des prome- nades et pour les efforts musculaires dans la locomotion, sont autant de condi- tions capitales pour le bon effet de l’hydriatrie. Joignons-y la fréquence des sources presque à chaque pas et la proximité d’une grande forêt, et nous trouverons dans ce rare ensemble de circonstances la matière dont Priessnitz a tiré un admirable parti, et sans laquelle, aussi, manquant d’instrument et d’inspiration, son génie fût sans doute resté enfoui dans la culture d’un chétif héritage ou tout au plus dans les éponges de ses premiers essais. Aussi est-il probable que Græffenberg ne tombera pas avec son fondateur. Ses avantages naturels, appréciés parles médecins, en feront encore un rendez- vous remarquable. Tandis que, après quelques années, le monde oubliera jus- qu’au nom de Priessnitz, les médecins oublieront ses torts envers eux. Ils re- commanderont son œuvre à la postérité et inscriront son nom de pair avec celui des savants. La nouveauté du système pour quelque chose dans le succès de sou inventeur? On serait tenté de le croire en considérant les destinées de l’art de 12 13 guérir sous ce rapport. 11 est rare qu’un remède nouveau suffisamment prôné ne lasse pas fortune. Cependant, à l’égard de l’eau froide, les répugnances qui s'at- tachent â son application ont dû dès le principe balancer, si ce n’est emporter, l’attrait de la nouveauté. L’hydrothérapie a marché d’un pas continu et a fait d<£$ progrès dans toutes les directions. L’opposition que les médecins lui ont faite a servi à les convertir. Ce trait, du reste, honore leur sincérité. « Faisons remar- quer à l’honneur de la méthode, dit M. Gibert dans son judicieux rapport à l’Académie de médecine, qu’elle a été adoptée et mise en pratique par beaucoup de médecins honorables, et qu’elle n’a jamais revêtu les livrées de l’ignorance ou du charlatanisme. » Tel fut Vincent Piiessnitz. J’aurais pu insister davantagé sur son caractère privé. Ce n’eût point été à sa louange. 11 y aurait un volume à écrire sur son amour du lucre et sur son esprit mercantile. Je ne citerai qu’un exemple du monopole tyrannique qu’il exerçait sur la plupart des denrées et objets néces- saires aux malades. Les couvertures nécessaires à l’enveloppement ne pouvaient être vendues que par lui. 11 était interdit au fabricant d’en vendre de semblables, soit aux malades directement, soit à d’autres établissements, soit à qui que ce fût, excepté lui, Priessnitz. Nulle autre pénalité que la disgrâce du maître ne sanctionnait cette interdiction. Mais une pareille disgrâce eût été la ruine du fa- bricant. 11 en était de même pour tout. Aussi s’accordait-on à considérer Priess- nitz comme le roi du pajs dans le rayon assez étendu dont son établissement est le centre d’action et comme le tyran le plus absolu qui existât de nos jours. Au physique, de date hydrothérapeutique, Priessnitz a toujours été sec et maigre ; depuis ces dernières années, maladif. L’ambition d’abord, puis la ja- lousie des succès possibles de quelque autre Græffenbeig, le minèrent sans doute. Il mourut à 52 ans (1). J’en ai dit assez de bien et assez de mal pour n’être ni son ennemi ni son ami. (l) Une notice de la Gazette Médicale (voyez page 794), dans son dernier numéro, lui donne trois ans de plus (65 ans). Dans ce cas-là, Priessnitz serait né en 1*96 et aurait commencé sa carrière hydrothérapique à l’âge de 29 ans ; ce qui est aussi probable que les dates que j’ai recueillies, et que j’ai rapportées dans le cours de cet article. FIN.