*■>&"** 2WC **&>"" 3 - ■> * 59.;" ^ Vii ,£%£?* t ^r l * * J 1 • % BIBLIOTHÈQUE RELIGIEUSE ET NATIONALE APPROUVÉE PAR Mgr L'ÉVÊQUE DE MONTRÉAL. 3e SÉRIE IN-8 ■A. LA VIERGE IMMACULÉE PATRONNE DE VILLE-MABIE. .y e .a. asr nsr :e im: _a. isr o :e Fondatrice des Sœurs Hospitalières de Saint-Joseph. VIIE MADEMOISELLE MANGE ET \^i COMMENCEMENTS DE LA COLONIE DE ^MONTRÉAL lA> Adrien Leblond, B. L. MONTREAL LIBRAIRIE SAINT-JOSEPH Cadieux & Derome 1883 ECOLE NORMALE, CONGRÉGATION T?S flOTUE r*VE, MONTREAL DÉCLARATION DE L'AUTEUR. En donnant dans cette Vie le titre de saints aux personnages dont nous avons eu l'occasion de parler, nous déclarons n'avoir jamais eu d'autre intention, que d'adopter une manière de dire généralement usitée parmi les fidèles, sans vouloir en aucune façon, prévenir le jugement de l'Eglise. Enregistré conformément à l'acte du Parlement du Canada en l'année mil huit cent quatre-vingt-trois, par Cadieux & Derome, au bureau du Ministre de l'Agriculture à Ottawa. PRÉFACE. En offrant au public cette vie de Mlle Mance, notre but n'a pas été de nous livrer à de nou- velles recherches d'érudition sur elle et son époque ; cette œuvre est faite, et bien faite, de manière à satisfaire la piété filiale de sa famille spirituelle et à contenter les savants. (Vie de Mlle Mance, par M. Faillon, prêtre de Saint-Sulpice.) Elle l'est même, nous semble-t-il, si complète- ment, qu'il serait peut-être à propos, pour popu- lariser le nom de cette héroïne du Canada, de retracer à grands traits les principaux points de son histoire, sans autre préoccupation que de la faire aimer et respecter. L'à-propos de ce travail nous semble justifié par les circonstances : notre meilleur ami, notre clergé, tout en rendant grâces à Dieu de la con- servation de la foi dans nos contrées, s'alarme à bon droit des influences extérieures de l'esprit protestant sous toutes ses formes, et de la mau- vaise littérature française, qui finissent par enta- mer nos mœurs, nos traditions, et bientôt notre croyance. Il serait donc à propos de dire à nos jeunes gens : vous rêvez tous de remonter votre beau grand fleuve, vous êtes fils de vos pères, voulez- vous faire quelque chose de mieux ? remontez le courant de nos traditions domestiques jusqu'à leur source : c'est là que vous trouverez l'inté- 6 PRÉFACE. grité, l'honneur antique, vos vraies tables de la loi ! C'est là que vous apprendrez que noblesse oblige, et que bon sang ne peut mentir ! Relisez donc la vie des héros et des héroïnes chrétiennes de cet âge d'or de la patrie. Us n'ont été si grands, si nobles, si illustres que par la foi : les belles qualités de leur esprit vivent en vous toujours ; il faut, à leur exemple, les surnaturaliser, en vous imprégnant jusqu'au fond de l'âme, de la connaissance, de la pratique, de l'amour de notre sainte religion catholique. C'est ainsi que vous nous ferez retrouver Ville-Marie dans Montréal, et rendrez à la patrie ses héros, ses apôtres, ses savants et ses saints. CHAPITRE I. LA VOCATION. " Le Christ m'a envoyé évangéliser." ( 1 Cor. i, n.) Bien que Dieu puisse prendre ses instruments où il veut, il aime cependant à nous laisser devi- ner sa main, en ne choisissant que des envoyés dignes de lui. Sa sagesse élève la nature, la purifie, la dirige ; elle ne la contraint point habituellement par violence, et surtout ne la détruit point. Disponit omnia suaviter, dit l'Ecri- ture ; tout s'arrange, se coordonne, se développe entre ses mains ; il cache les rênes divines avec lesquelles il modère et dirige les cœurs de ses prédestinés, de sorte qu'il semble que la nature fasse presque tout, tandis que la grâce mène tout, au fond. C'est une réflexion qui vient naturellement à l'esprit lorsqu'on lit la vie des saints, et qui n'est point démentie par la vie de Mlle Mance. Elle aussi fut prévenue dès sa naissance, et nous pourrions dire avant sa naissance, de tout ce qui pourrait l'aider dans l'accomplissement de la mission que Dieu devait lui confier un jour. Elle naquit à Nogent-le-Roi, en Bassigny, vers 8 VIE DE MADEMOISELLE MANCE. l'an 1606, d'une famille honorable de la magis- trature, où l'honnêteté, les vertus civiques et la foi étaient également traditionnelles. P. Mance, son père, l'honorable procureur du roi à Nogent, bien qu'il lui témoignât toujours une tendresse marquée, comptait moins, sans doute, sur elle, pour soutenir son nom, que sur les six garçons que Dieu lui avait donnés. Il se trompait ; et, bien que tous se soient montrés dignes de lui, et que Pierre, qui porta son nom, ait mérité comme archidiacre de Troyes, et comme professeur au collège de Cam- brai, une place marquée parmi les érudits de son temps, ce fut pourtant une de ses six filles ^(car Dieu avait fait la part égale dans la famille), Jeanne Mance, que Dieu appela à illustrer son nom et à faire bénir son souvenir. ) Pieuse et recueillie, cette enfant de bénédic- tion, dès ses plus jeunes années, faisait déjà la joie et l'édification des siens ; le Saint-Esprit s'était déjà si bien emparé de son âme, qu'elle n'éprouvait pour le monde qu'ennui et dégoût, et qu'elle conçut, à un âge où tous les enfants ne s'occupent guère que de bagatelles, dès l'âge de sept ans, une résolution digne des Agnès et des Agathes, celle de vouer à Dieu une chasteté perpétuelle.l ! Chose étrange ! Dieu, qui, ordinairement, solli- VIE DE MADEMOISELLE MANCE. 9 cite si tendrement vers le cloître, avec une sainte jalousie, les épouses qu'il se choisit, ne lui ins- pira pas le désir de la vie religieuse, bien qu'il ne lui inspirât pas pourtant plus d'attrait pour le monde. Elle se contenta, jusqu'à l'âge de trente-quatre ans, de consoler et d'embellir la vieillesse de son père, sans le troubler jamais par des aspirations auxquelles il se serait fait scrupule de résister. Elle se laissait aller à la main de Dieu, prati- quant dans la famille tous les devoirs de la vie parfaite, et ainsi toujours prête pour le jour où il plairait à la Providence de lui confier une nouvelle mission. Ce jour arriva ; et l'année même où son père mourut, et où Dieu la releva de ce poste de la tendresse filiale qu'il lui avait confié, en rom- pant ce dernier lien qui l'attachait à la terre, il resserra le lien d'amour qui l'attachait au ciel. Il l'appela à la mission du Canada. Voici dans quelles circonstances. Il n'était bruit, en ce moment, en France, que de l'é- vangélisation de cette belle colonie. Jeanne Mance se trouvant à Langres, entendit un cha- noine de cette ville raconter avec admiration les merveilles de charité et de conversion dont cette terre donnait dès lors le spectacle, le dévouement de Mme de la Peltrie, les libéralités de la du- 10 VIE DE MADEMOISELLE MANCE. chesse d'Aiguillon ; ces paroles produisirent sur elle l'effet du discours de Potitianus sur saint Augustin ; et, comme les mortifications de la Thébaïde avaient soudainement allumé dans ce grand cœur le désir de les imiter, ainsi, à mesure que le pieux ecclésiastique avançait dans son récit, un attrait doux et puissant passait dans le cœur de Jeanne, et une lumière surnaturelle lui montrait au-delà des mers sa nouvelle mission. Ainsi saint Paul, prêt à partir pour la Macé- doine, entendait dans une mission divine, l'ange du pays lui dire doucement à l'âme : Viens donc vers nous ! (1). ( C'était le moment de la grâce. La nature eut le sien aussitôt après i elle lui démontra la folie d'une semblable entreprise, les raisons de famille, de santé (elle avait toujours été très-délicate), enfin tout ce que le bon sens, aidé de l'esprit du monde peut dire à une âme appelée par Dieu. L Mais la folie de la croix revenait solliciter son cœur : " laisse tout, viens, suis-moi ! " L'effroi de résister à Jésus, quand il passe en faisant ce signe mystérieux aux âmes (2), ces alternatives de grâce et de faiblesse, la jetèrent dans un état singulier de trouble et d'agitation. ) Son direc- (1) Transi usque ad nos. (2) Time Jesum transeunlem. VIE DE MADEMOISELLE MANCE. 11 teur essaya longtemps de la calmer, en lui dé- montrant que Dieu n'en demande pas tant pour le salut, que c'était un attrait d'imagination et une fantaisie irréalisable. Au fond, il étudiait sa vocation et l'éprouvait. C'est que c'est une chose sainte et délicate qu'une vocation de choix : l'enthousiasme d'un jour peut faire dévier une vie entière ; la lâcheté d'un instant peu rejeter dans les voies com- munes et dans les plus grands dangers. Le prêtre, à qui de semblables communications sont faites, commence donc par trembler pour lui-même, par prier, et éprouver, attendant de Dieu un signe, qui ne lui manquera pas. Que Jésus montre du doigt à un jeune homme l'a Chine, l'Afrique, ou les missions des sauvages, à une jeune fille le Carmel ou la salle d'hôpital, à part quelques vocations extraordinaires, il est quelquefois difficile de distinguer son appel des aspirations d'une nature généreuse mais im- prudente. ( Les œuvres de la charité catholique sont si hautes et si difficiles, qu'il n'y faut que des âm'es d'élite, et un sûr appui du ciel.) Les protestants l'ont éprouvé lorsqu'ils ont tenté d'établir des congrégations religieuses : ils n'ont réussi à trouver que des engagements temporaires, sans dignité, sans grandeur et sans réelle efficacité. 12 VIE DE MADEMOISELLE MANCE. Il n'en est pas ainsi des apôtres de Dieu. On ne les choisit pas, ils ne se choisissent pas, lui seul les envoie. Un jour, après de longues hési- tations, peut-être à l'occasion de circonstances futiles en apparence, le confesseur, pénétrant dans les replis de cette âme, qu'il n'avait pas encore lue tout entière, discerne la volonté de la Providence. Alors il n'hésite plus, et lui dit comme le directeur de Mlle Mance : " Allez en " Canada, je vous en donne la permission, au " nom du Dieu qui vous appelle." Ce fut le jour de la Pentecôte 1646 qu'elle reçut cette communication de son directeur. Dans les détails plus particuliers qu'il ajouta, il lui dit de se rendre à Paris, et d'y consulter le Père Charles Lallemand, jésuite chargé des affaires du Canada pour sa compagnie. Le 30 mai, elle y arrivait, et descendait chez ses parents, près de l'église Saint-Sulpice. Cette heureuse circonstance, qui la rappro- chait du noviciat des Pères, lui permit presque aussitôt de voir le Père Lallemand, qui l'encou- ragea vivement dans son projet. Mais il fut subitement appelé à Lyon pour une affaire de la plus haute importance, qui resta alors secrète pour elle, mais n'en eut pas moins sur son avenir une immense influence. Il s'agissait d'obtenir de M. de Lauson la cession de l'île de Montréal VIE DE MADEMOISELLE MANCE. 13 en faveur d'une nouvelle compagnie, qui voulait y établir une colonie. M. de la Dauversière, qui avec M. Olier et M. de Maisonneuve, peut être considéré comme un des pères de Montréal, avait supplié l'illustre jésuite de l'aider dans cette circonstance. Tous les deux se décidèrent à traiter directement la question avec le propriétaire, à lui représenter l'impossibilité où il se trouvait de tenir les clauses de son contrat avec la grande compagnie, qui comportaient l'établissement d'une colo- nie dans cette île, et à lui prouver que sa conscience était engagée à la réalisation d'en- gagements auxquels il ne pouvait faire suffi- samment honneur. Profitons de leur voyage pour parler un peu de ces deux bienfaiteurs du Canada, dont le nom se trouve mêlé à tout ce qui s'est fait de grand parmi nous, et est d'ailleurs intimement lié à l'histoire de notre héroïne. Disons d'abord un mot de M. de la Dauver- sière, que nous retrouverons à chaque page de ce récit- Jérôme le Royer de la Dauversière descendait d'une famille bretonne qui, à la mort de Charles de Blois (1364) à la bataille d'Auray, avait quitté le pays où s'éteignaient ses espérances politiques 14 VIE DE MADEMOISELLE MANCE. et qui après diverses péripéties, était venue s'établir à la Flèche. Ni les devoirs de sa charge de receveur des finances, ni les obligations de la vie de famille, ni sa qualité de laïque ne l'empêchèrent de s'in- téresser aux œuvres de zèle et de se livrer aux pratiques les plus mortifiantes de la vie parfaite. " II prenait la discipline tous les jours, raconte " M. de Fancamp, son ami, et portait une cein- " ture et des gants remplis de pointes très- " aiguës." Dieu récompensa cet amant de la croix comme il le désirait, en l'enivrant d'épreuves et de souf- frances : U le purifiait ainsi de tout ce qui restait encore d'esprit propre et personnel en lui, en même temps qu'il le préparait à deve- nir un digne instrument de sa volonté. Les fondateurs d'ordre sont comme ces réser- voirs suspendus aux flancs des montagnes et dont les flots s'écoulent en mille ruisseaux vers la vallée : plus ils sont profonds, plus la région est fertile. Il ne faut donc pas s'étonner que Dieu se soit appliqué à faire le vide dans cette âme, afin de la remplir jusqu'au bord des eaux de la grâce, et qu'il soit allé chercher ce petit receveur des finances, sans biens, sans appui, sans charme de parole et d'extérieur, pour être VIE DE MADEMOISELLE MANCE. 15 le fondateur d'un nouvel ordre religieux et son introducteur en Canada. Il ne lui ménagea pas les secours les plus évidents de sa grâce, pas plus que, pour achever de le purifier, il ne lui épargna les déboires et les humiliations. En effet, en même temps qu'elle semblait l'accabler sous les échecs et les revers, la Providence se plaisait à placer à point nommé sur son passage les instruments néces- saires à son œuvre, et à relever son courage par les plus hautes communications. Levant pour lui les voiles de l'espace, Dieu lui montrait dans la clarté d'une vision divine, racontent les con- temporains, les rivages de notre île, la place de Ville-Marie au pied de sa montagne, et au bord de son grand fleuve. Pourquoi refuser de croire à ce récit ? M. de la Dauversière n'était-il pas le Moïse de cette nouvelle terre promise de l'apostolat, et Moïse, avant sa mort, n'avait-il pas contemplé la terre de Chanaan ? Au moins, aimons - nous mieux admettre ces beaux récits de notre histoire, si glorieux pour la patrie, si intéressants pour le cœur, si honorables pour Dieu, que tant de ridi- cules fables dont le monde est aujourd'hui rem- pli. Nous ne voyons pas ce que ce siècle de lumières gagne aux rêves de la franc-maçon- nerie ; au récit de la mort de Miram, et de la 16 VIE DE MADEMOISELLE MANCE. reconstruction imaginaire du temple de Salomon, pas plus qu'aux duperies du spiritisme naturel ou diabolique. Le beau profit de nous fermer le ciel et ses miséricordieuses interventions, pour nous initier à des mystères niais ou criminels ! On n'était point alors en défiance contre Dieu, mais beaucoup contre les démons : on était moins crédule et beaucoup plus croyant. C'est cette confiance en la divine Providence, que le ciel s'attacha à récompenser dans M. de la Dauversière, par les faveurs les plus signa- lées et les plus merveilleuses. Nous ne pouvons par exemple regarder comme ordinaire sa rencontre avec M. Olier, son grand auxiliaire dans l'œuvre de Montréal. C'est à Meudon, à la porte du palais où M. de la Dauversière était venu réclamer l'appui du ministre pour son institution ; les deux hommes qui ne s'étaient jamais vus, illuminés soudai- nement par une clarté intérieure, tombent dans les bras l'un de l'autre, s'appellent par leurs noms, se traitent de frères, se font part de leurs mutuels projets, parlent enfin de cette colonie de Montréal, qui n'était encore qu'une île presque inconnue, avec des détails topographiques si exacts, qu'on eût dit qu'ils y avaient passé de longues années ensemble. " Ainsi, dit M. Faillon " s'abordaient les Paul et les Antonin au dé- VIE DE MADEMOISELLE MANCE. 17 " sert." M. Olier ne se contenta pas d'encourager son nouvel ami, il lui donna cent louis d'or, et voulut être de tout ce qu'il entreprendrait pour le bien de Montréal. Ce fut la même Providence qui lui fit trouver de riches protecteurs comme M. de Fancamp, et des auxiliaires comme cet admirable M. de Mai- sonneuve, qui se présenta à l'heure marquée pour être le Grodefroy de Bouillon de cette nou- velle croisade et faire un rempart de son épée aux fondateurs de Ville-Marie. Il semblait enfin que Dieu n'eut fait revenir le Père Lallemand de Montréal que pour l'aider à obtenir de M. de Lauson la cession de cette île, objet si spécial de la miséricorde divine. C'est ici le moment de dire quelques mots de ce Père. Nous le ferons brièvement, parce qu'il se trouve moins mêlé à notre récit. Frère du Père Jérôme Lallemand et oncle du glorieux martyr du même nom, il partage avec eux la reconnaissance et la vénération de notre pays. Il était revenu depuis deux ans du Canada et il exerçait à Paris l'emploi de procureur des missions de la compagnie. C'était une œuvre qu'il était d'autant plus apte à remplir qu'il connaissait parfaitement le pays où il avait desservi assez longtemps l'église de Notre-Dame de la Recouvrance. Champlain l'estimait et 2 18 VIE DE MADEMOISELLE MANCE. l'avait choisi pour son confesseur. M. de Lau- son ne lui témoignait pas moins de confiance. Aussi son intervention fut-elle décisive dans la négociation entreprise par M. de la Dauversière. Accueillis tous les deux avec beaucoup de bien- veillance, ils lui firent signer le 7 août 1640 l'abandon de l'île de Montréal, aux conditions auxquelles il l'avait reçue. Leur mission heureusement terminée, les deux voyageurs revinrent à Paris, où Dieu avait tra- vaillé à leur insu à l'accomplissement de leur œuvre, en éclairant Mlle Mance sur sa vocation et en lui faisant connaître les personnages les plus propres à la seconder. Cette sainte fille, en effet, après le départ du Père Lallemand, s'était mise en relation avec le Père de Saint-Jure, qui l'avait beaucoup encou- ragée, et surtout avec le Père Rapin, supérieur des Récollets, dont l'appui et les conseils lui furent infiniment précieux. Avec l'humilité par- ticulière aux saints, elle obéissait à cette règle si sage de l'Eglise, et de tous les maîtres de la vie spirituelle, qui soumet à l'examen des supérieurs ecclésiastiques, les voies les plus extraordinaires, et les plus hautes communications du ciel. En voyant leur unanimité à son sujet, tout doute disparut peu à peu de son esprit, et la joie la plus pure déborda de son cœur. Tout le VIE DE MADEMOISELLE MANCE. 19 monde était émerveillé de son héroïsme, de la noblesse de ses manières, de sa distinction et de sa piété. Mme la princesse de Condé, Charlotte de Montmorency, Mme la chancelière, la reine elle-même, voulurent la voir et lui parler. Le Père Rapin lui fit connaître Mme de Bul- lion. Cette riche veuve, désireuse de donner à Dieu le plus secrètement possible la meilleure part de ses grands biens, demanda tout d'abord à Mlle Mance ce qu'elle pensait que coûterait l'établissement d'un hôpital à Montréal, et si elle n'en voudrait pas prendre la direction ? Elle lui répondit que la délicatesse de sa santé semblait la désigner bien peu pour ce genre de service, mais qu'elle lui ferait connaître le prix qu'avait coûté l'établissement de l'hospice de Québec. Elle le fit, et avant son départ, Mme de Bullion la pressa d'accepter 1200 livres, comme arrhes de sa bonne volonté, lui demandant seulement de ne pas la nommer. Pour éviter d'avoir recours à des intermé- diaires, dont la discrétion lui semblait douteuse, elle voulut lui remettre cette somme en mains propres, et la pria de l'emporter par petites sommes dans son tablier, à chacune de ses visites. Cette précaution donna lieu à une aventure assez piquante : un des porteurs dont elle se 20 VIE DE MADEMOISELLE MANCE. servait dans ces circonstances, lui dit au retour d'un de ces voyages : " C'est vraiment étonnant, mademoiselle, combien vous êtes plus légère à l'aller qu'au retour ! il faut croire que cette dame vous comble de biens." Mlle Mance com- prit que son secret courait des risques avec des gens si observateurs ; elle se résolut à faire à pied le reste de ses visites, et réussit, grâce à une assez grande fatigue, à sauver ainsi son secret. /^Ce fut donc Mme de Bullion qui donna à Mlle Mance la première idée de la mission qu'elle allait remplir en Canada.) On était arrivé au printemps de 1641 : deux envois se préparaient pour la colonie, et Mille Mance se décida tout de suite à profiter de cette occasion. Sa famille fit un suprême effort, pour l'amener à s'embarquer à Dieppe, afin d'avoir la consolation de lui tenir compagnie jusqu'à la fin. Mais de semblables raisons avaient peu de force sur une âme si détachée. Habituée à pré- férer en tout les motifs surnaturels, elle choisit le départ de la Rochelle, où elle savait que quelques prêtres devaient s'embarquer, et lui donner ainsi la consolation d'entendre la messe pendant la traversée. Ce fut à cette circonstance qu'elle dut de ren- contrer M. de la Dauversière, qui, à son retour VIE DE MADEMOISELLE MANCE. 21 du Dauphiné, était venu assister au départ des hommes qu'on envoyait à Montréal. Il rencon- tra Mlle Mance à la porte des jésuites, et Dieu, comme pour M. Olier, " leur imprima subite- " ment dans l'esprit une connaissance de leurs " desseins si claire, qu'ils ne purent faire autre " chose que de le remercier de ses faveurs." Une difficulté pourtant les arrêta au début : Mlle Mance, par esprit de pauvreté, refusait de faire partie de la nouvelle société de colonisation, où se trouvaient beaucoup de gens très-riches. M. de la Dauversière, qui voyait dans cette con- dition un moyen d'influence indispensable à la réalisation de son projet, insistait vivement. On convint d'écrire au Père de Saint-Jure, dont la réponse leva tous les scrupules. Touchée des bontés de la princesse de Condé, de Mme la Chancelière, et des autres protec- trices qu'elle avait trouvées à Paris, elle eut la délicate pensée de leur laisser un dernier sou- venir, en même temps qu'un discret et ingénieux appel à leur crédit et à leur protection. Elle pria 31. de la Dauversière de tracer un certain nombre de copies du dessein de Montréal, qu'elle adressa aussitôt, avec une lettre, à chacune de ces personnes. Une suprême consolation lui fut accordée au départ : elle avait craint de se trouver seule 22 VIE DE MADEMOISELLE MANCE. femme sur le navire, au milieu d'une troupe de soldats. Dieu, à la dernière heure, lui envoya une vertueuse fille de Dieppe, à qui il avait ins- piré de l'aller servir en Canada, et qui pénétra dans le navire malgré toutes les oppositions qu'on voulut lui faire. Ce fut donc avec de profonds sentiments de reconnaissance et d'amour pour Jésus, dont elle allait accomplir la volonté au- delà des mers, qu'elle vit peu à peu s'éloigner et disparaître les rivages de la patrie. Le convoi parti de la Rochelle se composait de deux navires. Sur le premier se trouvait M. de Maisonneuve avec 25 hommes ; Mlle Mance, le Père Laplace et douze hommes seulement étaient sur le second. Ils partaient confiants, mais sans se dissimuler les fatigues et les dan- gers de leur voyage. Ce n'était pas alors une petite entreprise que de traverser l'océan : aussi le départ avait-il toujours quelque chose de solennel et qui par- lait vivement au cœur. Quatre siècles plus tôt, les compagnons de saint Louis l'avaient éprouvé, lorsqu'ils s'étaient embarqués pour la croisade. " Lorsqu'ils ne virent plus que le ciel et l'eau, " suivant le récit du naïf chroniqueur, et que le " vent les éloigna chaque jour du pays où ils " étaient nés, ils comprirent que bien fou et bien " hardi est celui qui ose se mettre en tel péril, VIE DE MADEMOISELLE MANCE. 23 " la conscience chargée du bien d'autrui, ou de t( quelque péché mortel ; car, en s'endormant le >' soir, on ne sait pas si on ne se réveillera pas " le lendemain au fond de la mer." Le vaisseau de M. de la Dauversière faillit en faire l'épreuve : un coup de vent s'abattit sur lui, et il fut battu de si furieuses tempêtes qu'il lui fallut relâcher trois fois, et qu'il perdit même plusieurs de ses hommes. Bien que l'autre navire n'éprouvât rien de ces tempêtes, l'inquiétude de ne plus revoir leurs compagnons à l'horizon les préoccupa jusqu'à leur arrivée à Québec. Enfin, le 24 août, M. de Maisonneuve arriva. CHAPITRE IL ÉTABLISSEMENT DE LA COLONIE. " La multitude des lidèles ne formait qu'un seul cœur et qu'une seule âme." (Actes des apôtres.) Malgré le bonheur de se trouver réunis, et l'ardeur des nouveaux venus, il fallut recon- naître qu'il était trop tard pour songer à s'éta- blir à Montréal avant l'hiver : on se résigna à attendre le printemps à Québec, où le gouver- neur, M. de Montmagny, et les anciens colons faisaient les plus vives instances pour les rete- nir. Les raisons alléguées étaient sérieuses : " N'y ayant encore que deux cents Européens " dans tout le pays, disait-on, ne valait-il pas " mieux réunir les forces nouvelles aux an- " ciennes pour se mettre en état de résister plus " efficacement aux ennemis ? " M. de Montmagny proposait l'île d'Orléans, à la porte de Québec, pour l'établissement des nouveaux colons : " Ce que vous me proposez " serait bon, répondit M. de Maisonneuve, si on " m'avait envoyé pour délibérer et choisir un " poste : mais la compagnie qui m'envoie, ayant " déterminé que j'irais à Montréal, il est de mon VIE DE MADEMOISELLE MANCE. 25 " honneur, et vous trouverez bon que j'y monte " pour commencer une colonie, quand tous les " arbres de cette île se devraient changer en " autant d'Iroquois." M. de Montmagny était homme à comprendre la noblesse de ce langage ; il en fut même si satisfait, qu'il proposa à son ami de le conduire à Montréal pour reconnaître le poste, et en prendre possession. La proposi- tion fut joyeusement acceptée, et le 15 octobre, M. de Montmagny, le Père Vimont, supérieur des jésuites, et quelques compagnons, accom- plirent sur les lieux les cérémonies prescrites en semblable circonstance, et prirent possession, au nom de la compagnie, de Montréal. L'influence que M. de Maisonneuve avait su gagner, dès les premiers jours, par la rondeur toute militaire de son caractère et la pureté de ses vues, fut admirablement secondée par l'ascen- dant que prit Mlle Mance sur les anciens et les nouveaux colons : les Ursulines, la Mère de l'Incarnation, leur bienfaitrice Mme de la Peltrie, arrivée avec elle depuis deux ans, avaient pour leur compagne toutes les délicatesses de sœurs et d'amies. Pourtant leurs prévenances ne l'empêchaient pas de s'effrayer de la perspective d'un hiver- nage à peine meilleur que celui qu'ils auraient pu avoir à Montréal : leurs hôtes n'étaient guère 26 VIE DE MADEMOISELLE MANCE. mieux abrités qu'eux ; la différence de mission des deux entreprises, les divergences d'opinion sur les besoins du pays, quelques symptômes de ces misérables querelles de préséances, qui ont de tout temps fait un si grand mal au Canada, étaient de nature à abattre une âme moins habi- tuée que celle de Mlle Mance à tout remettre entre les mains de la Providence. Cette fois encore elle eut raison de se confier à elle. Un vénérable vieillard, M. Pierre Puiseau, qui avait acquis une petite fortune aux îles espa- gnoles, et qui, dans l'espérance d'être utile à la conversion des sauvages, était venu joindre Champlain quelques années auparavant, fut si frappé du dévouement des nouveaux venus qu'il demanda à être leur associé, et qu'il leur aban- donna ses meubles, ses bestiaux et ses deux fiefs de Saint - Michel et de Sainte - Foye, près de Sillery, avec la magnifique maison qu'il y possé- dait, et qu'on appelait à bon droit le bijou du Canada. Mlle Mance fut d'autant plus reconnaissante à Dieu de cet heureux événement, qu'elle eut le bonheur de retrouver Mme de la Peltrie à Saint- Michel : cette pieuse dame aimait ce séjour qui la rapprochait des sauvages, et elle l'aima bien plus encore, quand elle put y jouir de la société d'une personne aussi vertueuse et aussi accom- VIE DE MADEMOISELLE MANCE. 27 plie que sa nouvelle compagne. D'une grande distinction elle-même, la noble châtelaine savait apprécier l'élévation d'esprit, la grâce, et sur- tout l'héroïque vertu de cette envoyée de Dieu. Ce fut donc pour elle un véritable charme pendant les longues soirées de l'automne de l'entretenir de son entreprise et de s'y associer de tous ses vœux. Elle n'en resta pas là : elle conçut le désir d'aller établir à Montréal un nouveau monastère de ses chères Ursulines, et résolut de se joindre à la nouvelle expédition. v En attendant, Mlle Mance se fit la gouver- nante et la mère des pauvres colons ; elle leur distribua les vivres et les munitions, et bien qu'elle n'eût encore que trente-six ans, elle prit dès lors sur tous un ascendant d'autant plus réel qu'elle s'en doutait moins elle-même. D'ha- biles charpentiers furent dépêchés à Sainte- Foye pour y prendre le bois nécessaire à la cons- truction de deux barques : l'activité et l'entrain de M. de Maisonneuve, son esprit pratique, firent des merveilles, et quand les neiges du premier hiver commencèrent à fondre, tout se trouva prêt pour le départ. Le 8 mai 1642 (1) " une petite flotte consistant " en deux barques, une pinasse et une gabare (1) Histoire de Ferland. 28 VIE DE MADEMOISELLE MANCE. " partit de Saint-Michel du Puyseau, emportant " MM. de Montmagny, du Puyseau, de Maison- " neuve, le Père Vimont, Mme de la Peltrie, " Mlle Mance, les ouvriers et les soldats, et neuf " jours après (17) la flotille arriva en face de " Montréal." L'enthousiasme des colons se fit jour par des cris de joie et des cantiques d'allégresse, aux- quels se joignirent les prières silencieuses de Mlle Mance. Elle reconnaissait cette île, dont les visions de M. Olier et de M. De la Dauver- sière lui avaient fait une peinture si exacte, une description si fidèle qu'elles s'étendaient jus- qu'aux moindres accidents de terrain et aux qualités du sol. Aussi son cœur se fondait-il de tendresse et d'amour quand, descendue le lende- main matin sur ce rivage aimé, elle fut chargée, avec Mme de la Peltrie, d'orner l'autel où le Père Vimont devait célébrer la messe : " les deux " saintes âmes, dit M. Dollier de Casson, ne pou- " vaient se lasser de bénir le ciel de la faveur " qu'il leur faisait, en les choisissant pour une " telle fonction et en consacrant leurs mains à " l'élévation du premier autel de la colonie." Le Père Vimont, dans une chaleureuse alloca- tion, pronostiqua la gloire du futur Montréal dont il compara les débuts au grain de sénevé de l'Evangile. Il exposa ensuite le Saint-Sacre- VIE DE MADEMOISELLE MANCE. 29 ment, qui resta sur l'autel toute la journée, comme si Notre - Seigneur eut voulu prendre possession de cette terre, où il devait être tant aimé ! Il n'a plus cessé depuis lors de reposer à Ville-Marie : mais, au commencement, à défaut de lampe et d'huile, on se contenta de suspendre devant le tabernacle une fiole remplie de ces mouches de feu très communes en Amérique, et qui projettent une lueur si vive et si claire. C'est de ce 18 mai 1642 que date Montréal. Les colons avaient débarqué sur la pointe à Callière : ce fut là qu'ils commencèrent à établir un fort et une église. En attendant, ils cou- chaient sous la tente près de l'autel qu'ils s'étaient élevé ; n'ayant tous au cœur qu'un même désir, la conversion des sauvages, qu'un but, le salut de leurs âmes, qu'une ambition, celle de se rapprocher le plus possible de la pratique des vertus de la primitive Eglise. " Il semble, dit le Père Vimont, que la résolu- " tion de se donner entièrement à Dieu naît avec " la pensée de s'établir dans la Nouvelle-France ; " ce n'est pas une petite faveur de Dieu sur ce " pays, et elle paraît plus que jamais en la per- " sonne des membres de la compagnie de Mont- " réal et de tous ceux qui demeurent dans leur " habitation." ^ La ferveur et la pureté des vues de Mlle 30 VIE DE MADEMOISELLE MANCE. Mance et de M. de Maisonneuve étaient passées dans tous les cœurs ) les ouvriers, les simples manœuvres, les soldats, ne respiraient que l'ar- deur de l'apostolat : ceux qui étaient arrivés moins bien disposés s'étaient laissé doucement gagner à l'œuvre sainte, et l'on pouvait dire avec les sociétaires de Paris que cette île, autre- fois le séjour des démons, était devenue, les délices des anges. Plus tard, quand les habitations furent cons- truites, ils voulurent, pour la plupart, continuer à vivre en commun dans une sorte de pension, où tout appartenait à chacun, et où régnait la véritable fraternité chrétienne. On ignora long- temps l'usage des serrures, et la nécessité de fermer les portes. " Tous ces colons, dit la sœur Morin, restèrent " près de onze ans renfermés dans le fort, sans " que durant tout ce temps, il y eût entre eux " aucun différend qui pût blesser la charité. " Ceux à qui il échappait quelques paroles trop " vives en demandaient pardon, avant de se " coucher, à ceux qu'ils avaient offensés de la " sorte, et aussi exactement qu'on aurait pu le " demander dans un monastère plein de réo-u- " larité et de ferveur." Nous serions injuste de faire honneur à Mlle Mance toute seule de cet état de choses : une VIE DE MADEMOISELLE MANCE. 31 plus haute protection s'était mise de la partie, la sainte Vierge veillait sur la ville naissante, et acceptait ce fief que les associés se plaisaient à remettre entre ses mains. Eux aussi étaient dignes de l'œuvre, et mon- traient le même détachement et la même pureté de vues. La plupart, quoiqu'ils appartinssent à la plus haute noblesse, qu'ils fussent princes, ducs et barons, " ne voulaient pourtant être connus que de Dieu," à l'exemple de Mme de Bullion, et leur modestie fut si discrète, qu'on ignore encore au juste aujourd'hui les noms d'un grand nombre d'entre eux. Les lettres que Mlle Mance leur avait envoyées à son départ avaient fait comprendre à tous ce qu'exigeait de vertu la fondation de cette répu- blique chrétienne, et combien elle était hors de proportion avec tous les moyens humains dont ils pouvaient disposer. M. Olier, qui jetait alors les fondements du séminaire de Saint-Sulpice, profita de ces dispo- sitions pour leur suggérer l'idée de consacrer à Marie cet établissement, afin qu'elle le défendit comme son bien et l'accrût comme sa propriété. Il les réunit dès le mois de février de cette même année, le jour de la Purification, dans l'église de Notre-Dame de Paris, pour leur faire offrir solen- 32 VIE DE MADEMOISELLE MANCE. nellement à Marie le domaine de cette île. (1642.) Us le firent de grand cœur, et adoptèrent même pour sceau de la compagnie la figure de Notre-Dame, et confirmèrent le nom de Ville- Marie, si heureusement donné à cette terre pré- destinée. La nouvelle en arriva quelques mois plus tard aux colons, et excita parmi eux un enthousiasme universel ; ils en retardèrent pourtant l'expres- sion jusqu'à la fête de l'Assomption : " Ce jour- " là, dit le Père Vimont, nous chantâmes le Te " Deum, en action de grâces de ce que Dieu nous " faisait la faveur de voir le premier jour d'hon- " neur et de gloire, la première grande fête de " Notre-Dame à Montréal . le tonnerre des ca- " nons fit retentir toute l'île, les démons, quoique " accoutumés aux foudres, furent sans doute " épouvantés d'un bruit qui parlait de l'amour " que nous portons à la grande maîtresse, et je " ne doute pas que les anges tutélaires des sau- " vages n'aient marqué le jour dans les fastes du " paradis." Après les vêpres eut lieu la procession solen- nelle du vœu de Louis XIII, on pria pour le roi pour la reine, pour le dauphin, depuis Louis XIV, et son frère le duc d'Anjou, pour la France ; puis, on se rendit au travers des grands bois qui VIE DE MADEMOISELLE MANCE. 33 entouraient alors la cité naissante, à la mon- tagne qui la domine. Des sauvages algonquins, de passage à Montréal, les accompagnaient, et se montraient émerveillés de tout ce qu'ils voyaient, et disposés à recevoir l'instruction religieuse. C'est cette nation, d'ailleurs, qui avait eu l'hon- neur de donner à Dieu les prémices de la genti- lité, en faisant baptiser, le 28 juillet, un enfant de quatre ans, à qui Mlle Mance et M. de Mai^ sonneuve donnèrent le nom de Joseph. La bonne volonté de ce peuple, comme celle des Hurons, fut constante envers les Français. Ceux qui les accompagnaient en cette circonstance s'arrê- tèrent au sommet de la montagne, et leur dirent avec une sorte d'orgueil mélancolique, en éten- dant les mains vers les montagnes qui sont à l'orient : " Nous sommes de la nation de ceux " qui ont autrefois habité dans cette île : voilà " les endroits où il y avait des bourgades rem- " plies d'une grande quantité de sauvages : nos " ennemis en ont chassé nos ancêtres, et c'est " ainsi que cette île est devenue déserte et " inhabitée." Cependant les travaux du fort se poursuivaient avec activité ; l'approche de la mauvaise saison ne les ralentit point, mais ils faillirent être bien tristement interrompus tout-à-coup par le débor- dement du fleuve, et si la Providence n'eût 3 34 VIE DE MADEMOISELLE MANCE. renouvelé pour eux les merveilles des temps apostoliques, dont ils essayaient de retracer les vertus, tout espoir d'un sérieux établissement eût été ajourné pour longtemps. En effet, afin de mettre leurs fortifications plus à l'abri des surprises de l'ennemi, ils les avaient établies sur une langue de terre entre le fleuve et une petite rivière, qui s'y déversait un peu plus loin : mais ils n'avaient pas songé qu'à l'au- tomne des inondations pourraient monter jusque là. C'est ce qui eut lieu pourtant : la petite rivière déborda, les fossés du fort se remplirent, et M. de Maisonneuve et ses colons assistèrent avec douleur aux progrès continuels des eaux. Dans cette extrémité, cet homme rempli de foi plante au bord des flots une croix de bois, et fait vœu, si Dieu veut sauver ce fort, où se trouvent, avec les provisions de la colonie, les seuls moyens de la préserver des attaques de l'ennemi, de por- ter sur ses épaules une croix semblable jusqu'au sommet de la montagne. Vain espoir ! les eaux dépassent le rempart que sa foi venait d'élever, et viennent battre à grosses vagues les nouvelles fortifications. Sa confiance pourtant ne fut point ébranlée, et Dieu la récompensa aussitôt : le flot s'arrêta au seuil du fort, et peu à peu il commença à s'écou- ler lentement, et à rentrer dans son lit. VIE DE MADEMOISELLE MANCE. 35 C'était le 25 décembre, jour de la Nativité du Sauveur, que cette grande faveur leur fut accor- dée ; M. de Maisonneuve voulut tout de suite en remercier Dieu par l'accomplissement de son vœu. On se mit à l'œuvre, les uns traçant le chemin au travers des bois, les autres préparant la croix : elle fut prête et bénie le 6 janvier, jour des Rois, et aussitôt la procession commença. M. de Maisonneuve chargea ses épaules de cette lourde croix, et la porta l'espace d'une lieue le long des flancs escarpés de la montagne, jusqu'au sommet où elle fut solennellement plantée. On y renferma de précieuses reliques, et un pèleri- nage s'établit à partir de ce jour à la croix de la montagne, pour obtenir la conversion des pauvres sauvages. Que de fois Mlle Mance, malgré sa délicate santé et le danger d'être mas- sacrée par les Iroquois, ne l'accomplit-elle pas plus tard ! Pour le moment, elle croyait que sa mission se bornerait à servir d'intendante et de mère à tous ces pieux colons, et elle était d'autant plus autorisée à penser ainsi, que la Providence, qui avait dérobé aux Iroquois l'établissement de la colonie, l'avait si visiblement assistée, que pas un d'entre eux ne se trouva malade durant ce premier hiver : mais ces heureux débuts la trompèrent un instant sur les besoins de la 36 VIE DE MADEMOISELLE MANCE. colonie. Elle crut donc, avec son désintéresse- ment habituel, qu'il serait peut-être plus oppor- tun de donner l'argent qu'elle avait reçu pour la construction d'un hôpital, à quelques missions urgentes de la compagnie de Jésus. Elle écrivit donc dans ce sens à sa bienfaitrice ; mais cette pieuse dame, sûre des ordres du ciel, et peut-être éclairée sur l'avenir, tint ferme, et exigea des sociétaires la promesse que l'argent serait employé suivant ses intentions. Ce n'était pas au moment où M. de la Dau- versière achevait de fonder à la Flèche sa congrégation d'hospitalières, que le ciel pouvait permettre à sa généreuse avant-garde en Canada, de manquer à sa mission par un excès de désin- téressement, alors surtout qu'il préparait tout pour le succès de cette entreprise. En effet, le but que se proposaient les socié- taires et M. de la Dauversière était identique : procurer la gloire de la sainte Famille, qui vou- lait être spécialement honorée à Montréal. Les colons n'avaient pas d'autre but : leur ferveur y suffit dans les premiers jours ; mais il fallait, pour que cette pensée pût s'entretenir constam- ment dans les cœurs, qu'elle se renouvelât et s'alimentât dans un triple foyer religieux, voué au culte de chacune des personnes de la sainte Famille. VIE DE MADEMOISELLE MANCE. 37 C'est pour cela qu'en jetant les fondements de Montréal, Dieu fit naître presque simultanément ces trois familles religieuses des sulpiciens, des hospitalières, et de la congrégation, dont l'union a tant servi à maintenir l'esprit primitif de la colonie, et continuera, nous l'espérons, à le con- server toujours. Les sulpiciens, dans la pensée de leur pieux fondateur, devaient y honorer la présence de Notre-Seigneur, par l'imitation de sa vie inté- rieure, et de son zèle pour la formation de ses apôtres ; les hospitalières devaient s'efforcer de retracer le dévouement de saint Joseph ; les religieuses de la congrégation Notre-Dame sq vouer à une pratique spéciale des vertus de leur illustre patronne. Mlle Mance, la première, préluda de tout son pouvoir à l'établissement de cette dévotion envers saint Joseph, qui est le trait caractéris- tique des hospitalières, en attendant que la sœur Bourgeois et les premiers sulpiciens vinssent compléter la sainte Famille. Cependant, les colons, heureux de la solennité qu'ils avaient pu donner à la fête de la sainte Vierge, se préparaient à célébrer dignement celle de saint Joseph, patron général $e la Nouvelle-France. Us s'empressèrent d'achever le principal bâtiment du fort, et le 19 mars, y 38 VIE DE MADEMOISELLE MANCE. transportèrent du canon, et se plurent à annon- cer à tous les échos des bois et de la montagne la gloire du bienheureux patriarche. C'était à la fois un acte de reconnaissance et une prière : un acte de reconnaissance, pour la santé et la paix dont ils avaient joui depuis le commence- ment, et qui étaient indispensables au début ; une prière, en vue des dangers futurs qu'on ne pouvait se dissimuler. En effet, l'habitation de Montréal avait eu le bonheur de n'être point découverte encore par les Iroquois, mais elle ne pouvait rester plus longtemps cachée à ces coureurs de bois sans cesse à la poursuite des Hurons ou Algonquins. Malheureusement, dix de ces derniers, se trou- vant serrés de près par un parti iroquois, s'en- fuirent vers le fort des Français, pour y chercher abri et protection. Leurs ennemis n'osèrent les y poursuivre ; mais ils reconnurent la place, et se proposèrent de dresser des embuscades aux environs, aussitôt que l'on serait remis de l'alarme qu'ils venaient de donner. Leur patiente malice eut icut le succès qu'ils en avaient attendu, et au mois de juin, ils surprirent, à quelques milles au-dessus de Ville-Marie, une flotille huronne chargée de pelleteries qu'elle venait échanger avec les Européens. VIE DE MADEMOISELLE MANCE. 39 Les Hurons, étonnés de cette brusque attaque, ne songèrent pas même à se défendre : ils se mirent à fuir dans la direction du fort des Fran- çais, en laissant vingt-trois de leurs compagnons entre les mains de leurs ennemis. Les Iroquois s'acharnèrent à leur poursuite, et poussèrent jusqu'aux portes des fortifications, où ils tuèrent trois Français, et en emmenèrent deux autres prisonniers. L'un s'échappa plus tard, et, à son retour, fit comprendre par ses récits tout ce qu'on avait à craindre de la perfidie de ces sauvages. A partir de ce jour, la colonie ne fut plus sans appréhensions, et il faut avouer qu'elles étaient bien fondées. Il n'était pas besoin de se surexci- ter l'imagination, pour comprendre tout ce qu'avait de précaire un établissement isolé au milieu de solitudes peuplées de sauvages ou de bêtes fauves, entouré d'un océan de forêts où d'implacables ennemis épiaient sans cesse le moment de fondre sur lui. L'exemple des mal- heureux Hurons dispersés et égorgés de toutes parts, les massacres, les incendies et les horreurs de cette guerre de sauvages à sauvages, par- laient assez haut pour que chacun se pût deman- der si un sort aussi funeste n'attendait pas à quinze cents lieues de sa patrie le dernier des Français. 40 VIE DE MADEMOISELLE MANCE. Aussi, quand la nuit descendait des hauteurs du Mont-Royal, et s'étendait sur le vallon où les colons avaient dormi si paisiblement les pre- miers mois de leur arrivée, les regards sondaient- ils instinctivement les profondeurs du bois, d'où pouvaient à chaque instant s'élancer leurs insai- sissables ennemis " plus prompts que les aigles, " plus terribles que les lions," comme les dé- peignent les relations des Pères Jésuites. Mais l'imminence du danger ne faisait qu'ac- croître la ferveur : " chaque habitation avait été " placée sous la protection d'un saint, et tous les " jours, matin et soir, le chef de la famille en- " touré des siens, récitait à haute voix la prière, " suivie de l'examen de conscience." (1). Mlle Mance surtout se montrait calme et con- fiante, et s'efforçait de rassurer tout le monde par sa sérénité. De bonnes nouvelles d'ailleurs lui arrivèrent par M. de Montmagny, qui vint sur ces entrefaites, visiter la colonie, et la rassu- rer dans son isolement et ses dangers. " Les associés de France ne les avaient pas 14 oubliés : sur les vaisseaux arrivaient des secours " pour Montréal, conduits par un gentilhomme " champinois, M. Louis d'Ailleboust de Coulonge, " qui était accompagné de sa femme et de sa (1) Relat. des jésuites. VIE DE MADEMOISELLE MANCE. 41 " belle-sœur. La bienfaitrice inconnue n'avait " pas non plus oublié sa protégée, et persistait à " fonder immédiatement un hôpital à Ville- " Marie." (1). Toutes ces bonnes nouvelles se réalisèrent pleinement, et le jour de l'Assomption 1643, au moment où l'on allait commencer la messe, les québecquois aperçurent, du haut de leur cap, les deux navires annoncés : " M. d'Ailleboust, " très - honnête et très - vertueux gentilhomme " associé à la compagnie de Montréal avec sa " femme et sa belle-sœur, de pareil courage et " vertu," (2) débarqua bientôt, et, avec toute sa troupe, se rendit droit à l'église pour remercier Marie du succès de son voyage. Tout le monde vit dans cet acte de piété, et dans cette coïnci- dence de la fête de la sainte Vierge, un présage de bon augure pour la colonie. On ne se trompait pas : les pieux associés avaient eu la main heureuse en choisissant pour M. de Maisonneuve un semblable lieutenant. Louis d'Ailleboust de Coulonge, descendait d'une famille allemande qui, naturalisée en France, avait donné aux rois François 1er et Henri IV d'illustres médecins, et à l'Eglise de (1) Ferland. (2) Père Vimont. Relat. de 1643. 42 VIE DE MADEMOISELLE MANCE. France de saints prélats. Pour lui, ses œuvres devaient être son unique postérité : il n'avait épousé Barbe de Boullongne qu'à la condition de respecter le vœu de virginité qu'elle avait fait dès son enfance. Il la traitait comme une sœur avec laquelle il se plaisait à mettre en commun l'acquisition des plus belles vertus et la conquête du ciel. Dieu ne pouvait refuser au Canada, qu'il dotait alors des trésors surnaturels les plus extraordinaires, ces cœurs si près de lui et si dignes des anges. Louis d'Ailleboust se sentit longtemps attiré vers Montréal : mais son épouse souffrante et d'ailleurs effrayée s'opposait à ce dessein. Une maladie qu'elle fit changea ses idées : elle promit, si elle guérissait, de partir pour le Canada. Elle guérit miraculeusement. Pourtant son dégoût et ses doutes persistaient, quand une réflexion bien naturelle y mit fin : " Pourquoi m'inquiété-je, se dit-elle, de ma voca- " tion à une mission si périlleuse ? Dieu ne me " doit aucun appel ; n'ai-je pas la vocation de " suivre mon mari partout où il désire aller ? " s'il est appelé de Dieu, je suis avec lui." Les associés accueillirent M. d'Ailleboust dans leur compagnie avec d'autant plus d'empresse- ment que ses connaissances dans l'art militaire le rendaient très-apte à seconder M. de Maison- neuve. VIE DE MADEMOISELLE MANCE. 43 Son épouse et sa belle-sœur Mlle Philippine de BouUongne, (1) qui voulut les accompagner, ne devaient pas être de moins précieuses auxi- liaires pour Mlle Mance ; quelques ouvriers, quelques huguenots même, que leur piété avait convertis à la Rochelle, mais surtout le courageux Jean de Saint-Père dont nous aurons l'occasion de parler plus tard, allaient heureusement com- bler les vides faits par les Iroquois, et fortifier les colons. M. d'Ailleboust se mit aussitôt à l'œuvre avec (1) Sa jeunesse, son aimable humeur égayaient toute la colonie. Elle se mit bientôt à parler l'algonquin, et acquit par là la conliance de tous ces sauvages, qui la lui témoignèrent parfois d'une manière aussi originale qu'inattendue. Pendant ['absence des Pères, un jeune chrétien, désireux de se marier, la vint trouver en particulier avec cette étrange requête : " Puisque tu nous entends, lui disait-il, ne pourrais-tu pas " suppléer au défaut du Père ? nous nous sommes donné « parole, une jeune fille chrétienne et moi. Je t'en supplie, '< marie-nous publiquement en l'église, car le Père nous défend ' de nous marier en secret." Cette simplicité fit rire cette demoiselle, ajoute la Relation, et elle lui répondit, non sans quelque rougeur, qu'il fallait attendre le Père ou descendre jusqu'à Québec. Un autre qui, depuis trois ans, était en instance, pour obte- nir le baptême, et le méritait, au témoignage de sa femme, par sa bonne conduite, lui disait pour lui faire comprendre son ardeur pour la réception de ce sacrement, qu'il n'aimait rien au monde autant que le tabac, et que pourtant il n'y pensait même plus, sitôt qu'il était question du baptême, et que, dût-il, pour être baptisé, avoir à renoncer au calumet, il se sentait prêt au sacrifice. A la vue de cet héroïsme Mlle de BouUongne lui demanda : " Si ta femme voulait t'empêcher d'être chrétien, •» que ferais-tu ? Avant tout, répondit-il, j'aime le baptême." 44 VIE DE MADEMOISELLE MANCE. xmte l'entente d'un homme du métier : il rem- plaça la palissade de pierre dont on s'était con- tenté jusqu'alors autour du fort, par une suite de beaux bastions parfaitement reliés ensemble, et avec le principal corps de défense. Cette aide providentielle venait dans son temps : la colonie entière, en y comprenant Québec, ne comptait encore que 200 Européens, et des milliers d'Iro- quois exercés à la guerre, armés d'arquebuses fournies par les Hollandais de " Nouvelle-York," enorgueillis d'ailleurs par leurs succès sur les Hurons, dont ils continuaient de faire un affreux massacre, les enveloppaient de toutes parts. Les hommes ne songeaient qu'au fort : la Providence maternelle, qui les assistait, ordonna la construc- tion immédiate de l'hôpital. CHAPITRE III. RUINE IMMINENTE DE LA COLONIE. " Mes ennemis m'avaient environné de toutes parts." (Psaume.) Mme de Bullion n'avait pas approuvé l'aban- don de ce projet, et on ne peut s'empêcher de voir dans cette notion si juste du véritable état des choses à une semblable distance, quand des personnes comme Mlle Mance surtout, croyaient pouvoir retarder encore, l'action surnaturelle du bienheureux patriarche occupé de nouveau à édifier cette "demeure de Marie," comme les colons l'appelaient dès lors. Sans se faire connaître davantage, cette pieuse veuve avait fait passer à sa protégée 42,000 livres, dont 6,000 devaient être consacrées à la construction des bâtiments, et les 36,000 autres servir à constituer une rente de 2,000 livres, qui serait la dotation de l'hôpital. Elle joignait deux autres mille livres pour être employées par Mlle Mance comme elle le juge- rait bon. Mais elle exigea des sociétaires, par un acte du 2 janvier 1644, que cette donation ne fût pas détournée de son objet " la fondation d'un 46 VIE DE MADEMOISELLE MANCE. " hôpital, au nom et en l'honneur de saint " Joseph, pour nourrir, traiter et médicamenter " les pauvres malades du pays et les faire ins- "• truire des choses nécessaires à leur salut." Cette fois il n'y avait plus à hésiter : les Pères Jésuites eux-mêmes, pour qui la compagnie faisait en ce moment construire une demeure, ne trouvèrent pas étrange que M. de Maison- neuve enlevât immédiatement tous les ouvriers pour les appliquer à cette œuvre nouvelle, quand le Père Laplace leur eût fait connaître les enga- gements pris par les sociétaires. Instruit par l'expérience, M. de Maisonneuve se garda bien de désigner un terrain aux envi- rons du fort pour le nouvel établissement : il voulut le choisir à l'abri des inondations, et on s'arrêta pour ce choix à la colline qui lui a servi si longtemps d'emplacement. Les ouvriers tra- vaillèrent avec ardeur, et construisirent un bâti- ment de soixante pieds de long sur vingt-quatre de large. C'est tout ce qu'on jugea nécessaire pour le commencement. " Il se composait d'une cuisine, d'une chambre " pour Mlle Mance, d'une autre pour les ser- " vantes et de deux pièces pour les malades. On y " adjoignit un petit oratoire de pierre, de neuf à " dix pieds carrés, assez bien orné et voûté, pour " y mettre à couvert de la pluie le Saint-Sacre- VIE DE MADEMOISELLE MANCE. 47 " ment, qui commença à y reposer dès que " l'hôpital eût été achevé, sans cesser d'être tou- " jours dans la chapelle du fort. Cette dernière, " construite d'abord en écorce, puis en charpente, " servait d'église paroissiale, et celle de l'Hôtel- " Dieu, située à une petite distance de l'autre, " était un lieu de station pour les processions, " spécialement pour celle du Très-Saint-Sacre- " ment, à l'occasion de laquelle Mlle Mance y " dressait un beau reposoir." (1). ' Avec quels sentiments de reconnaissance ne vit-elle pas s'élever cette maison, où son zèle allait se donner libre carrière, et surtout cette chapelle du Saint-Sacrement, où elle mit tout son cœur ! /Elle n'eut pas le bonheur d'y voir prier près d'elle Mme de la Peltrie : cette sainte amie désespérant de pouvoir établir un monas- tère d'Ursulines dans les conditions actuelles de la colonie, assurée d'ailleurs que Mlle Mance et ses aides suffisaient pour le moment, avait cédé aux conseils de ses directeurs, et était retournée près de la Mère de l'Incarnation. Puisque nous ne la retrouverons plus dans ce récit, prenons congé de cette amie de Mlle Mance en reproduisant le portrait qu'en a si fine- ment tracé M. l'abbé Casgrain dans la Vie de la (1) Hospitalières. 48 VIE DE MADEMOISELLE MANCE. Mère de l'Incarnation, d'après les souvenirs des Ursulines : " Toute sa personne offrait le type de l'amé- " nité et de la douceur. Sa figure, d'un bel «' ovale, était remarquable par l'harmonie des " lignes et la perfection des formes. Un nez " légèrement aquilin, une bouche bien dessinée " et toujours souriante, un regard limpide, voilé " sous de longs cils, que l'habitude de la médi- " tation tenait à demi baissés, imprimaient à sa " physionomie une douceur exquise. " Quoique sa taille frêle et délicate ne dépassât " pas la moyenne, et que tout en elle respirât la " modestie et l'humilité, sa démarche était néan- " moins pleine de dignité et de noblesse : on " reconnaissait, en la voyant, la descendante de " ces hauts et puissants châtelains, de ces preux " chevaliers, dont la vaillante épée avait soutenu " le trône et l'autel. A travers la plus char- " mante simplicité, perçaient toujours ce grand " air du dix-septième siècle, et cette distinc- " tion parfaite traditionnelle parmi les vieilles " familles de France. Mais ce majestueux en- " sembje était tempéré par un air de recueille- " ment et d'onction qui donnait à sa conversa- " tion un charme infini, et lui avait conquis " l'estime et l'affection de tous ceux qui avaient " eu le bonheur de la connaître." VIE DE MADEMOISELLE MANCE. 49 Elle eut, avant son départ, la consolation de s'assurer que l'œuvre de Montréal, aussi bien que celle de Québec, allait être un puissant moyen de conversion pour les sauvages. Elle avait vu le zèle et la charité de M. de Maison- neuve et les effets qui avaient presque aussitôt répondu à sa générosité. " Les sauvages, dit le " Père Vimont dans la relation de cette année-là, " disent tous que c'est à Ville - Marie qu'ils " veulent être instruits et baptisés : et non- " seulement ceux qui ont déjà le bonheur d'y " demeurer, mais même ceux des nations plus " éloignées au-dessus de nous." Quel était donc le puissant aimant qui attirait ainsi ces enfants des forêts à l'ombre des fortifi- cations européennes ? sans doute l'espoir d'y trouver un appui contre les Iroquois, mais bien plus la piété des colons, et l'affection qu'ils témoignaient à ces pauvres peuples. Elle était si vraie et si sincère, que partout le bruit s'était répandu que Ville-Marie n'avait été établie que pour le seul bien des sauvages, et qu'ils eussent tous voulu s'y établir, n'eût été la crainte des Iroquois, et l'impossibilité pour M. de Maison- neuve de les soutenir tous. Il s'épuisait en largesses pour eux, mais en revanche ils se mon- traient dociles, dévoués et reconnaissants : ils se présentaient par bandes de vingt à vingt-cinq, 4 50 VIE DE MADEMOISELLE MANCE. s'arrêtaient quelquefois, et repartaient pour la chasse, emportant des impressions de foi, qui ne tardaient pas à fructifier. Les baptêmes com- mençaient à devenir nombreux ; pour encou- rager la foi des convertis, Mlle Mance, Mme d'Ailleboust et son mari, M. de Maisonneuve, avec les principaux habitants, Legardeur de Repentigny, Barbier, Godet, Boissier, Quesnel, se plaisaient à leur servir de parrains et de marraines. Soixante-dix à quatre-vingts per- sonnes avaient reçu le baptême en 1643 : la conversion du chef de l'île et les circonstances qui l'accompagnèrent amenèrent un grand nombre d'autres sauvages à solliciter la même faveur. Les Français l'appelaient le Borgne et redoutaient à bon droit son influence sur les Algonquins. Adroit, brave, éloquent, mais sur- tout orgueilleux, il n'avait jusque là témoigné que du mépris pour " la prière." Il avait pour- tant promis à ses enfants de se faire baptiser : son neveu Joseph allait l'être quelques jours plus tard, et priait ardemment pour lui. Tout- à-coup, le 1er mars, l'indomptable chef arriva sur les glaces, et demanda à M. de Maisonneuve à être reçu à Montréal et à être baptisé, mena- çant, avec sa fougue habituelle, si on hésitait de lui accorder sa requête, de se rendre chez les Robes Noires des Hurons. VIE DE MADEMOISELLE MANCE. 51 Il fut accueilli avec bonté, instruit et disposé au baptême : sa ferveur se maintint admirable- ment ; elle fit bientôt l'admiration de tous, quand on le vit passer les nuits entières à prê- cher à ses guerriers les bienfaits de la foi, et à déplorer d'avoir tant tardé à s'en instruire. M. de Maisonneuve, au baptême, lui donna son nom de Paul : il fut marié le même jour, et il reçut avec Joseph un lot de terre à cultiver, et deux hommes pour le diriger et l'aider. Le don d'une belle arquebuse mit le comble à la réputation de magnificence que M. de Maison- neuve s'était faite parmi les sauvages. Mais Paul, bien que touché de ces marques d'estime, l'était bien autrement du don de la foi. Ce lion païen était devenu doux comme un agneau ; son humilité, son recueillement inté- rieur rendaient visibles en lui les effets tout- puissants du saint-baptême. Ne sachant com- ment exprimer à Mlle Mance et à M. de Maison- neuve sa reconnaissance, le pauvre sauvage vint mettre à leurs pieds ce qu'il avait de plus cher au monde, sa liberté : il promit de ne pas se rendre à la traite à Trois-Rivières, sans la per- mission du gouverneur. M. de Maisonneuve se garda bien d'accepter cet esclavage volontaire, et lui laissa toute son indépendance. Ce dernier 52 VIE DE MADEMOISELLE MANCE. trait attacha Paul à son bienfaiteur, plus que toutes les faveurs qu'il en avait reçues. A son exemple quantité de sauvages deman- dèrent et reçurent le baptême : on exclut pour- tant, avec une grande fermeté, tous ceux qui laissèrent voir des motifs intéressés. Naturel- lement, au milieu de toutes ces conversions, le souvenir de ce qu'avaient fait les Clotilde, les Balthilde, les Ildegonde, les Radegonde, pour la conversion de leur chère France, revenait au cœur de Mlle Mance et de ses pieuses com- pagnes, et les soutenait au milieu de ce laborieux apostolat : mais que d'épreuves et de déboires aussi éprouvait leur patience, et que de sinistres pronostics commençaient à les effrayer pour l'avenir ! De tous côtés on apprenait le massacre des missionnaires et des Hurons convertis, et la rage toujours croissante des impitoyables Iro- quois. Le découragement s'emparait de quelques néophytes : " Les Iroquois, nos mortels ennemis, disaient- " ils, ne croient point en Dieu ; ils n'aiment " point les prières, ils commettent tous les " crimes, et néanmoins ils prospèrent. Nous, " depuis que nous abandonnons les coutumes " de nos pères, les Iroquois nous tuent, nous " brûlent, et renversent toutes nos bourgades. VIE DE MADEMOISELLE MANCE. 53 " Que nous sert de prêter l'oreille à l'Evangile, " si la foi et la mort marchent ensemble ? " (1). D'une extrémité à l'autre de la colonie, les mêmes craintes et les mêmes appréhensions pesaient sur tous les cœurs : le cercle dans lequel les Iroquois enfermaient leurs ennemis se rétrécissait peu à peu : Ville-Marie elle-même allait se trouver comme enveloppée. Déjà les malheureux Algonquins et les autres bandes qui la quittaient pour quelques jours, dans le but de chercher dans la chasse des moyens de subsis- tance, étaient traqués et décimés de toutes parts, et le deuil commençait à planer sur la colonie. L'épreuve est dans les voies de la Providence : c'est dans la faiblesse que se forme la vertu. Le jeune arbre de la foi, planté au milieu des soli- tudes canadiennes, avait besoin d'être secoué par les tempêtes, et arrosé du sang des martyrs, pour que ses racines s'ancrassent profondément dans le sol, et qu'une sève abondante circulât dans ses rameaux. Ce qui, outre leurs succès, soutenait les Iro- quois, était la facilité qu'ils avaient de se pro- curer des armes auprès des Hollandais de la Nouvelle-Belgique (aujourd'hui New-York), tan- dis que M. de Montmagny, redoutant pour les (1) Relations des jésuites. 54 VIE DE MADEMOISELLE MANCE. Européens les conséquences de semblables arme- ments, n'osait en distribuer à nos amis les Hurons. On soupçonnait en outre le gouver- neur de la Nouvelle-Belgique de pousser secrè- tement les cantons à l'attaque, malgré la paix et les représentations de M. de Montmagny, et de les animer contre les Français. Ce qui est certain, c'est que les précautions des Iroquois furent mieux prises que jamais, et qu'ils préparèrent leurs attaques avec une en- tente de la stratégie et un ensemble qu'on ne trouve pas ordinairement chez ces sauvages. Ils se partagèrent en dix colonnes volantes, qui pouvaient se replier facilement en cas d'échec, sans compromettre le corps d'armée, en même temps que cette disposition leur permet- tait d'envelopper la colonie d'un cercle de fer, et d'attaquer tous les points à la fois. Cette savante tactique acheva de dérouter complètement les Hurons, et quelques années suffirent pour ruiner ce peuple, qui comprenait plus de trente mille habitants, et qui donnait tant d'espérances à la foi par son zèle à s'ins- truire, et son amour pour les Français. Ville-Marie qui était comme le boulevard avancé des Européens, devait être un des prin- cipaux buts désignés à l'ennemi : aussi deux de ces bandes se préparèrent-elles à mettre à sac la VIE DE MADEMOISELLE MANCE. 55 nouvelle colonie. Pendant que a quatrième s'établissait au-dessus de l'île pour empêcher les tribus de s'y réfugier ou d'y porter secours, la cinquième, au nombre de quatre-vingts guerriers, s'alla mettre en embuscade devant Ville-Marie. Cette première attaque ne fut pas heureuse : les Iroquois furent mal payés de la patience qu'ils avaient mise à guetter leur ennemi pendant trois jours. La garnison les découvrit et les dispersa, pendant que les Algonquins, se mettant à leur poursuite, leur faisaient un certain nombre de prisonniers, qui furent brûlés vifs quatre jours après. La leçon, pour être dure, ne les abattit point, et ne fit qu'enflammer leur vengeance , seule- ment ils prirent plus de précautions encore : " Us se glissaient dans les bois, dans les " ravines, dans les moindres accidents de terrain, " derrière les souches, pour attendre les habi- " tants qui travaillaient aux champs. Il s'en " cachait jusque dans la tête des arbres, autour «' des maisons, et plusieurs fois on en surprit " ainsi, qui étaient en sentinelle pour donner le " signal d'attaque à leurs compagnons restés un " peu plus loin : ils passaient dans cette posi- " tion des journées entières sans bouger." (1). (1) Garneau, Histoire du Canada. 56 VIE DE MADEMOISELLE MANCE. Une passion semblait dominer chez ces peuples toutes les autres : la vengeance, et les mission- naires, pas plus que les gouverneurs, ne purent souvent réussir à la calmer : les nouveaux chré- tiens gardaient quelque chose de leur rudesse, et la soif du sang, comme chez les Mérovingiens, déconcertait souvent la patience et la douceur de leurs apôtres. " Cette passion, dit Colden, semble " leur ronger le cœur, et ne laisser aucun repos " qu'elle ne soit satisfaite... Un sauvage par- " courra trois ou quatre cents milles et se cachera " pendant plusieurs semaines sur le territoire de " l'ennemi dans l'espérance de venger la mort " d'un parent ou d'un ami." D'ailleurs ceux d'entre eux qui étaient chré- tiens, eussent-ils voulu épargner leur ennemi, qu'ils ne l'eussent pu le plus souvent : M. de Champflour, gouverneur de Trois-Rivières, et M. de Montmagny en firent l'épreuve à quelque temps de là. Après un engagement où les Algonquins avaient eu l'avantage, ils essayèrent, à force de présents, d'arracher aux mains de ces derniers un chef iroquois qu'ils étaient en train de torturer. Les gouverneurs espéraient se ser- vir de lui pour obtenir la paix : ils réussirent près des Algonquins, mais leur tentative échoua complètement auprès des Hurons, qui refusèrent constamment de leur livrer deux prisonniers VIE DE MADEMOISELLE MANCE. 57 qu'ils s'étaient réservés : " Je suis un guerrier " et non un marchand, s'écria avec chaleur un " des chefs ; je suis venu pour combattre et non " pour faire le commerce : ma gloire n'est pas de " rapporter des présents, mais de ramener des " prisonniers : qu'ai-je à faire de vos haches et " de vos chaudières ? Si vous avez tant d'envie " d'avoir des prisonniers, prenez-les ; j'ai encore " assez de cœur pour aller en chercher d'autres. " Si l'ennemi nous tue, on dira dans le pays " qu'Ononthio (1) ayant retenu nos prisonniers, " nous nous sommes jetés à la mort pour en " avoir d'autres." D'autres chefs, avec moins de vivacité, mais avec la même fermeté, firent comprendre aux gouverneurs que les lois de la guerre étaient inflexibles, et que leur honneur, et même l'espoir de la paix dépendait de ces prisonniers. Si pourtant le sang sauvage se révélait par de soudaines révoltes, il faut reconnaître que la plupart de ces chrétiens s'adonnaient dès lors à la pratique des vertus, avec une énergie qui allait souvent à l'héroïsme, et que déjà commençait à apparaître parmi eux cette sainte fraternité que l'évangile fait partout éclore. Les relations des jésuites de ces années en fournissent de nom- (1) Nom générique donné aux Français. 58 VIE DE MADEMOISELLE MANCE. breux témoignages. Nous ne citons que celui-ci, qui montre l'influence de la foi sur ces néo- phytes : " Une escouade de Hurons était descen- " due à la mission de Saint-Joseph ; les chré- •' tiens, étant dans une grande nécessité de " vivres, se demandaient l'un à l'autre : Pour- " rons-nous bien donner à manger à tous ces " gens-là ? Comme ils disaient cela, en voilà une " partie qui, sortant de leurs petits bateaux, s'en " vont droit à la chapelle, se mettent à genoux, " et font leurs prières. Un Algonquin, qui était " allé saluer le Saint-Sacrement, les ayant aper- " çus, vint donner avis à son capitaine que ces " Hurons priaient Dieu : Est-il vrai ? fit-il. " Sus, sus, il ne faut plus consulter si on leur " donnera de quoi dîner, ils sont nos parents, " puisqu'ils croient aussi bien que nous." Ces traits de vertu des nouveaux baptisés encouragèrent nos généreux colons, mais il faut avouer qu'ils en avaient besoin au milieu des dangers d'une situation qui devenait chaque jour plus critique. La bande de Trois-Rivières avait mieux réussi que celle de Montréal : elle avait enlevé le Père Bressani et quelques-uns de ses compagnons ; le saint missionnaire endura comme le Père Jogues, toutes sortes de tortures, et repassa comme lui en Europe sur un navire hollandais. VIE DE MADEMOISELLE MANCE. 59 Ce demi-succès enhardit ceux qui s'étaient acharnés à la perte de Montréal, et on les vit bientôt revenir harceler nos colons. Le carac- tère français endurait mal cette situation de con- tinuelle alarme, qui le forçait d'être toujours sur la défensive. Les colons rougissaient des insultes quotidiennes des Iroquois, dont ils pensaient pouvoir se débarrasser par une bonne sortie. Tout travail de colonisation était entravé : impossible de se rendre au champ, sans être armé, et sans s'exposer à être surpris, scalpé, ou emmené prisonnier. Ils ne purent le supporter plus longtemps, et supplièrent M. de Maison- neuve de les mener à l'ennemi. Mais le gou- verneur connaissait mieux qu'eux le danger de la situation, et l'impossibilité de poursuivre dans les bois ces insaisissables ennemis : d'ail- leurs eut-il réussi à tuer à l'ennemi vingt ou trente de ses guerriers, que le résultat eût été à peu près nul, quand au contraire la perte de deux ou trois de ses hommes était un affaiblissement considérable pour sa faible garnison. Mais il est des moments d'impatience, où les meilleures raisons irritent ; les colons étaient exaspérés, et M. de Maisonneuve vit qu'on allait attribuer à la pusillanimité ce qui, chez lui, n'était que vul- gaire prudence. Il comprit que le plus grand mal, après tout, serait encore ce manque de con- 60 VIE DE MADEMOISELLE MANCE. fiance entre les soldats et le commandant, et il résolut de les satisfaire à la prochaine occasion. Elle ne se fit pas attendre. Le trente mars, les chiens que l'on avait dressés à reconnaître la piste des Iroquois, et qui rendirent à la colonie les plus précieux services dans ce temps, signalèrent la présence de l'ennemi aux environs par leurs aboiements : comme d'ordinaire on réclame aussitôt le com- bat. M. de Maisonneuve y consent, s'arme et se met à la tête des trente plus déterminés. On entre dans le bois, les chiens servant de guides ; mais au lieu de surprendre, on tombe dans une embuscade : deux cents Iroquois se précipitent sur eux, et s'efforcent de les envelopper. Les Français font bonne contenance tant qu'ils ont des munitions : malheureusement, elles sont bientôt épuisées, et on mit aussitôt à se replier sur le fort avec autant d'empressement au moins qu'on en avait mis à en sortir. L'intrépide de Maison- neuve seul restait en arrière, se retirant lente- ment, les pistolets au poing, et se retournant parfois, pour tenir les ennemis à distance. Tout- à-coup, les Iroquois le reconnaissent : leur chef se promet de le prendre vivant, et s'élance pour le saisir, M. de Maisonneuve se retourne brus- qement, et lui casse la tête d'un coup de pistolet. Les Iroquois, étonnés de tant de courage et de VIE DE MADEMOISELLE MANCE. 61 sang-froid, voulant d'ailleurs soustraire aux Français le corps de leur chef, se retirent vers le bois avec ses restes sanglants, pendant que le commandant rentrait tranquillement au fort. Ce fut fini pour les murmures, et M. de Maison- neuve ne pensa pas avoir acheté ce résultat trop cher par la mort de quelques-uns des siens, et les blessures de quelques autres. (1). La paix que M. de Maisonneuve essaya en 1645 de conclure avec les prisonniers qu'il avait faits, ne fut adoptée que par un des cantons, celui des Agniers, et resta toujours suspecte, malgré l'éloquence que Kiotsaeton déploya en cette circonstance : " J'ai passé, dit-il, auprès du lieu où les Algon- " quins nous ont massacrés ce printemps...... " J'ai passé vite, ne voulant point voir le sang " des miens qu'on a répandu, ni les corps qui " sont encore sur la place ; j'ai détourné les " yeux pour ne pas exciter ma colère ! " Puis frappant la terre et feignant d'écouter : " J'ai " entendu les voix de mes ancêtres massacrés " par les Algonquins ; leurs voix amies m'ont " crié : Mon petit-fils ! mon petit-fils ! Il n'y a " plus moyen de nous arracher à la mort. Pense " aux vivants ! Un homme vivant vaut mieux (1) Ferland. 62 VIE DE MADEMOISELLE MANCE. " que plusieurs trépassés. J'ai entendu leur " voix ; je suis venu à vous, pour délivrer ceux " que vous tenez captifs." La chaleur et l'éloquence manquaient moins à la harangue que la sincérité. Aussi, le Père Jogues, qui était présent, ne put-il s'empê- cher de sourire, en regardant ses mains muti- lées quand, dans un mouvement pathétique, Kiotsaeton dépeignit la douleur des Agniers lorsqu'ils l'avaient perdu : le saint martyr, qui avait échappé comme par miracle au bûcher que ces barbares lui préparaient, trouvait que la métaphore était par trop audacieuse. On feignit pourtant de les croire, et l'année suivante, M. de Montmagny leur envoya une nouvelle ambassade avec le Père Jogues : " Ibo, et non redibo, j'irai, et ne reviendrai pas," dit le saint vieillard, heureux d'achever son sacrifice, comme il le disait, là où il l'avait commencé. Ses prévisions ne le trompaient pas. Il fut mas- sacré, en effet, traîtreusement, par un sauvage qui lui fendit la tête d'un coup de hache. De semblables récits arrivaient à chaque ins- tant à Ville-Marie, et y entretenaient une terreur croissante. D'ailleurs leurs adversaires reve- naient à la charge, et de jour et de nuit, des alertes étaient données, et des attaques tentées sans relâche. Aussi, Mlle Mance en ouvrant VIE DE MADEMOISELLE MANCE. 63 son hôpital, au mois d'octobre, put elle à peine trouver place pour tous ses malades, elle com- prit alors comment la Providence avait tout dirigé pour l'établissement immédiat de cet asile, et quelle reconnaissance elle devait à la générosité de Mme de Bullion : " D'abord que la " maison où je suis a été construite, lui écrivait- " elle, elle a été garnie, et le besoin qu'on en a, " fait voir la conduite de Dieu en cet ouvrage. " C'est pourquoi, si vous vouliez faire encore " une charité, qui serait que j'eusse ma subsis- " tance pour moi et pour ma servante, et que " les 2,000 livres de rente que vous avez don- " nées fussent entièrement destinées auxpauvresj " on aurait le meilleur moyen de les assister. " Voyez ce que vous pouvez faire là-dessus. J'ai " de la peine à vous le proposer, parce que j'ai " de la peine à demander. Mais vos bontés sont " si grandes, que j'aurais peur d'un reproche " éternel, si je manquais à vous mander les " besoins que je sais." Un si discret et si délicat appel à sa charité toucha de nouveau sa bienfaitrice, qui lui répon- dit l'année suivante, en lui envoyant deux mille livres, et en l'assurant " qu'elle avait plus d'en- " vie de lui donner les choses nécessaires, qu'elle- " même n'en avait de les demander." Une autre joie lui était réservée cette même 64 VIE DE MADEMOISELLE MANCE. année (1645). Tout manquait encore dans son hôpital : il n'y avait ni linge, ni meubles, ni surtout les médicaments, les potions, le lait, si indispensables dans une œuvre semblable : tout lui vint à la fois. La compagnie lui donna un mobilier complet pour sa chapelle, un calice, un ostensoir d'argent, un ciboire, une croix, une lampe, et des chandeliers avec trois ornements d'autel. On n'avait pas même oublié deux tapis, don particulièrement appréciable dans un climat si froid et parfois si humide. Des matelas, des draps de lit pour l'hôpital, tous les ustensiles de ménage, dont elle avait senti si vivement le besoin, arrivaient en même temps. Mais ce qui lui fit encore plus plaisir, fut l'envoi de deux bœufs, trois vaches et vingt moutons : ces bonnes bêtes se mirent aussitôt à brouter le fin gazon de l'Hôtel-Dieu, avec le même plaisir que si elles se fussent trouvées dans les meilleurs pâturages de Normandie ; les blessés et les malades trou- vèrent aussitôt qu'elles embellissaient autrement mieux l'horizon, que les caribous et les élans qu'on voyait s'élancer parfois à l'extrémité des bois. Le lait et la laine furent désormais assurés à l'hôpital, et c'était un immense bienfait. Pour les protéger, on construisit à ces nou- veaux et précieux hôtes une vaste étable, et l'on profita de l'occasion pour établir autour de l'en- VIE DE MADEMOISELLE MANCE. 65 clos de quatre arpents une forte palissade en pieux qui pouvait les mettre à l'abri d'une sou- daine attaque de leurs dangereux voisins. Il est vrai que la rage de ceux-ci, loin de se ralen- tir, croissait de jour en jour, et qu'ils décimaient de plus en plus la colonie : salles et garde- malades devenaient insuffisantes. Il fallut que Mlle Mance transformât en infirmerie un cou- loir et quelques cabinets, et s'adjoignît trois servantes au lieu d'une. Mme d'Ailleboust et sa pieuse sœur vinrent à son aide ; mais, malgré leur zèle et les sommes énormes dépensées par les associés pour cette œuvre, on pouvait aisément prévoir le jour où le besoin s'y ferait sentir de nouveau. M. d'Ailleboust, qui y prenait plus d'intérêt que personne, résolut, dans un voyage à Paris, de s'adresser de nouveau à la générosité de Mme de Bullion. Ce fut avec un plein succès ; la pieuse veuve éleva à soixante mille livres le capital de la fondation, à condition que les associés paie- raient à l'hôpital une rente annuelle de 3,088 livres et que Mlle Mance resterait administra- trice de l'hôpital jusqu'à sa mort ; qu'après elle, il serait desservi par les hospitalières de M. de la Dauversière, mais que, pour aucun motif, on n'emploierait l'argent de la fondation à une autre œuvre. 66 VIE DE MADEMOISELLE MANCE. Au moment où tout semblait s'accorder pour assurer la durée de cet établissement, il se dé- clara un danger plus grand, et qu'on n'avait pu prévoir, danger d'une nature plus délicate et plus affligeante pour le cœur de Mlle Mance. Jusque là, son courage et son énergie s'étaient maintenus à la hauteur de tous les dangers et de toutes les épreuves, parce qu'après Dieu, les sympathies humaines ne lui avaient pas manqué. La Providence avait mis sur sa voie les âmes les mieux faites pour la comprendre : Mmes de Bullion, de la Peltrie, d'Ailleboust, lui avaient adouci l'amertume de ces cruelles années ; elle voyait l'établissement de Montréal approuvé et appuyé par les plus puissants protecteurs ; tous avaient semblé comprendre que, sans ce boule- vard avancé, Québec serait lui-même emporté par le flot montant des barbares ; elle s'était plu à oublier les oppositions de ceux qui l'avaient traversée dès les premiers jours, et elle croyait qu'après une lutte de huit années, l'épreuve était faite, et que Ville-Marie était désormais reconnue indispensable à la colonie. Elle se trompait : les jalousies qui l'avaient accueillie au début, tout en se dissimulant davantage, avaient peu à peu atteint leur but : décourager les associés d'une œuvre condamnée à l'avance. Les lettres, les insinuations, les rapports, l'in- VIE DE MADEMOISELLE MANCE. 67 fluence, avaient enfin refroidi les mieux dis- posés, de sorte que la plupart finissaient par se reprocher en conscience d'aider au maintien d'un établissement qui était, pour le moins, un hors-d'œuvre, sinon un danger pour la colonie. Us songeaient donc à mieux placer leurs libé- ralités, suivant les indications de ceux qui avaient su ainsi les prévenir. Le but était toujours louable : il s'agissait de soutenir les missions huronnes, que la mort de tant de martyrs, ou leur captivité, et les mas- sacres des missionnaires rendaient de plus en plus précaires. Les effets de ce revirement des esprits se firent aussitôt sentir à Ville - Marie, qui ne reçut presque plus rien de la mère-patrie. Cette épreuve émut Mlle Mance plus que toutes les autres : Dieu qui la voulait entièrement déta- cher des créatures, voulut lui montrer le peu de fonds qu'il faut faire sur les hommes, et la néces- sité de ne s'appuyer que sur sa divine bonté. Il voulait sans doute aussi, mettre dans tout leur jour, pour sa gloire, les trésors de dévouement, d'énergie et de prudence, dont cette âme était douée, et dont elle allait avoir tant besoin. Mlle Mance commença, comme toujours, à se rendre un compte exact de la situation, et à voir jusqu'à quel point il fallait s'alarmer. Dans ce but, 68 VIE DE MADEMOISELLE MANCE. pendant l'été de 1649, elle descendit à Québec, pour y voir l'état des esprits, et apprendre tout de suite, par les dépêches de France, quels étaient au juste les sentiments des associés. Les nouvelles qu'elle reçut presque aussitôt, dépas- saient malheureusement tout ce qu'elle avait pu craindre : la société était presque dissoute, et ce qu'il en restait était complètement découragé. Deux nouvelles, plus tristes encore, achevèrent de l'accabler : M. de la Dauversière était mou- rant et complètement ruiné ; le Père Rapin, son intermédiaire auprès de Mme de Bullion, venait de mourir ! Elle vit d'un seul coup d'œil dans cet en- semble de malheurs la ruine imminente de sa chère colonie, et une angoisse inexprimable s'empara de son cœur : c'était donc en vain que, depuis huit ans, elle avait lutté et souffert, en vain que les sillons de Ville-Marie s'étaient rougis du plus pur sang français, en vain tant d'héroïsme, de vertu, de dévouement ! Et ces pauvres sauvages, qu'allaient-ils devenir ? à combien n'avait-elle pas servi de mère, au saint baptême ? n'était-elle pas la mère de tous, et cette ville naissante,n'était-elle pas sa fille bien-aimée ? D'ailleurs, Montréal tombé, la colonie perdait son boulevard, et devait périr : et, à cette pensée, son cœur de catholique et de française se gon- VIE DE MADEMOISELLE MANCE. 69 fiait d'émotion. Ce beau vallon du Saint-Lau- rent, avec ses lacs grands comme des mers, où s'enfonçaient les missionnaires avec l'espoir de tendre la main un jour à leurs frères qui évan- gélisaient la Chine et la Mandchourie, et d'en- fermer ainsi le monde dans leur cercle aposto- lique, tout cela perdu, ruiné, anéanti ! Dieu avait soufflé sur tous ces grands projets ! Mais ce combat ne dura qu'un moment : elle baissa la tête sous la main de Jésus, qui avait tout donné, et qui reprenait tout ; elle s'humilia devant lui, et fit de nouveau l'abandon entre ses mains de sa vie, de ses projets, de ses vœux. Une pensée lui vint aussitôt : elle devait repasser en France, aller se jeter aux pieds de tous ses bienfaiteurs, et sauver sa ville, s'il en était encore temps. Si pendant son absence, la colonie succombait, elle n'aurait pas du moins, la douleur d'assister à son agonie : Agar, dans le désert, s'était éloignée pour ne pas voir mourir son enfant. D'ailleurs Ville-Marie ne devait pas périr : c'était l'œuvre de Dieu ! C'était sur son ordre qu'elle était venue dans cette île, sur son ordre qu'elle avait élevé cet hôpital, c'était sa divine bénédiction qui avait tout fait prospérer. Elle n'hésita plus : elle sentait d'ailleurs que Dieu lui demandait ce voyage. CHAPITRE IV. MLLE MANCE SAUVE LA COLONIE. " Seigneur, j'ai espéré en vous." (Te Dedm.) Après avoir pris conseil de ses directeurs et de M. de Maisonneuve, elle passa de nouveau l'océan, et alla droit à Paris, chercher près de M. Olier, le constant ami de Ville-Marie, avis et consolation : " Je lui parlerai avec confiance, " dit-elle, et dans la sincérité de mon cœur, qui " ne lui a rien caché." Le saint prêtre éclairé surnaturellement sur ses dispositions, " admi- " rait les opérations de Dieu dans cette âme, " qu'il voyait remplie de sa lumière comme un " soleil." (1). Ce don de pénétrer les cœurs, que nous trou- vons dans tant de saints de toutes les époques, de saint Pierre à saint Bernard, de saint François d'Assise au curé d'Ars, était habituel chez M. Olier, et il rappelle instinctivement cette légende de Fioretti, qui rapporte le même fait de saint Louis et du moine Œgidius. Le saint roi, en passant à Spolète, pour aller vénérer à Assise le grand pauvre de Jésus- (1) Mémoires de M. Olier. VIE DE MADEMOISELLE MANCE. 71 Christ, voulut voir ce frère qui était en grande réputation de sainteté : sitôt qu'ils s'aperçurent, ils furent ravis en extase, et sans parole entrèrent