1H iSfeiffi mm m te ISf ■wiî«ffij!<; wjfl «■:. •: :ni::'..."-:.' Stïï:ïa';C::;; s» i > \ SURGEON GENERAL'S OFFICE \ Section, ninrA JVo. TRAITÉ DE LA CULTURE DU NOPAL, "ET DE L'EDUCATION IDE ZA COCMENZZZE Dans les Colonies Françpifes de l'Amérique ; Précédé d'un VOYAGE A GUAXACA. »—■ " ■ '■ " Il !■ ■! ■ I .1 ■ —■ — !■■■ - —■■■ ■ I I ■ 1 ■■ t» -, PREMIERE PARTIE. t TRAITÉ DE LA CULTURE DU NOPAL, ET DE V ÉDUCATION IDE ZA COCMENZZZE Dans les Colonies Françaifes de t* Amérique ; Précédé d* un VOYAGE A GUAXACA, Par M. Thiery de Menokville .avocat en Parlement ; tfotanifte de Sa Majefié Très-Chrétienne. tfiuquel on a ajouté une Préface, des Notes & des Obfervations relatives à la culture de la Cochenille, avec des figures coloriées. |Le tout recueilli & publié par le Cercle des Philadelphes «tabli au Cap-Français, ifle & côte St. Domingue. ^mMmmxEcsaasgencmmmmmmmÊÊmmr AU CAP-FRANÇAIS, jChez la veuve HERBAULT, Libraire de Monfeigaeur le Général, & du Cercle des Philadelphes. à P A RIS, jChez DELALAIN, le jeune, Libraire, rue St. Jacquesj ù à Bordeaux, f hez BERGERET, Libraire, rue de la Chapelle St. Jean: wV ) SOUSCRIPTION Proposée par le Cercle des Philadelphes 5 pour VÉdition des Ouvrages de feu M. THIERY DE MENONVILLE, Botanifte breveté du Roi, a Saint- Domingue , fur la culture du Nopal & de la Coche- nille dans les Colonies françoifes de l'Amérique. Les Inftituteurs du Cercle des Philadelphes fe font propofé , en fe réuniffant , 4e conférer fur la Phyfique , l'Agriculture , la Médecine & l'Hiftoire naturelle. ( i ) Leur but a été de former un dépôt de toutes les obferyations , mémoires, traités fur tous les objets qui intéreifent la Colonie de Saint- Domingue. Ils ont cherché à fe lier avec toutes les per- fonnes qui pouvoient , par leur zèle & par leurs connoifTances , les aider dans l'exécution de leur projet. Une noble émulation a fécondé leurs vues 5 le Cercle a déjà ralfemblé une quantité de mémoires intéreffans, qui, fans cet établiffement, auroient fans doute été perdus , ou feroient devenus la ( 1 ) Voyez le profpe&us de cette Société, fon programme Se les ftatuts, C_ a uj vi Souscription. pâture des infe&es j il s'occupe à les rendre dignes d'être préfentés au Public, Le Cercle avoit été affez heureux pour recou- vrer le manufcrit original de M. Thiery, fur la culture du Nopal & l'éducation de la Coche- nille } il vient de fe procurer un manufcrit ( i ) contenant fon Voyage au Mexique : ce recueil forme un ouvrage complet, qui doit faire con- îioître l'importance de la culture de la Coche- nille , & les procédés qui conviennent à cette culture. Le cercle ne s'eft point empreffé d'annoncer qu'il pofTédoit cet ouvrage précieux , parce qu'il vouloit conftater la jufteffe & l'exactitude des obfervations du favant Botanifte françois , & s'aflurer fi la culture de la cochenille réufllroit au Cap, comme elle avoit réulîi au Port-au-: Prince ? fous fa direction. Plusieurs Membres ont été nommés pour culti-» ver le Nopal cochenillifère, & fuivre l'éducation de la Cochenille } le fuccès a pafle leurs efpé- rances , & deux récoltes ( 2 ) faites en moins de ( 1 ) Il en a obligation aux foins de M. d'Angerville , fon aiïbcié. (2) Une de ces récoltes a été faite en préfence de M. le chevalier de Bras , capitaine des vaiflfeaux de Sa Majefté ; de M. le comte d'Agou, lieutenant de vaiflfeau ; de M. de Touzard , lieutenant-colonel du régiment du Cap ; de M. de Malouette, çommiffaire de la marine, & de plusieurs Souscription, viî Cinq mois , confirment les procédés établis par M. Thiery , & fuffifent pour encourager les Colons à adopter cette riche branche de com- merce & de culture. Mais ce n'étoit point aflez pour le Cercle des Philadelphes, d'avoir répété & conftaté les expé- riences & les obfervations de M. Thiery j il a cru que l'utilité publique exigeoit qu'il fît con- noître un ouvrage intéreffant pour la Colonie , & curieux pour les Naturaliftes , qui défirent depuis long - temps des détails & des renfeigne- mens fur la Cochenille. Après avoir rédigé l'ouvrage de M. T HIE R Y, le Cercle a cru devoir ajouter les obfervations qui lui ont été fournies par les Membres chargés de la culture du Nopal & de la Cochenille. Il y joindra des planches qui repréfenteront : i°. plu- fieurs efpèces de Cactes : i°. la Cochenille dans les différentes époques de fon exiftence. Les Soufcripteurs font afTurés que l'ouvrage leur fera livré avant la fin de l'année prochaine. La Société s'engage à leur fournir avec le traité relié, qui formera un volume in-8°. y des plants du Nopal & de la graine de Cochenille. officiers de la marine : le Cercle a envoyé un échantillon de cette récolte à MM. les adminiftrateius, & il a reçu une réponfe faite pour encourager fon zèle , & l'indcmnifer dça façrifiçes qu'il fait pour fe rendre utile. a iv vnr Souscription'. Le prix de la foufcription fera de trente-trois livres, argent des Colonies. On foufçrira chez M. Prévost, fecrétaire perpétuel du Cercle. Le nom de MM. les Soufcripteurs fera infcrit à la tête de l'ouvrage par ordre alphabétique. En publiant ce traité, qui manquoit à la bota- nique & au Nouveau - Monde, le Cercle offre non-feulement à la Colonie les moyens d'augmen- ter le nombre de fes cultures} mais il croit pré- fenter une nouvelle branche de commerce , qui peut être auiîî utile à la Colonie qu'à l'Etat : il ne fait en cela que fuivre les vues ( i ) du Miniftre éclairé qui gouverne les Colonies , & celles du Monarque bienfaifant qui fait fon bonheur de celui de fes peuples. C O Voyez le profpedtus du Cercle. LISTE De MM. les Soufcripteurs a l" Ouvrage de feu M. Thiery de Menonville, Botanijle breveté du Roi a St. Domingue. MM. A ARTAUD, entrepreneur des bâtimens du Roi, au Cap. AUVRAI, négociant au Cap. pour 3 exemplaires. AUDIGER ( Guillaume ) , habitant au port de Paix. ANDRAU ( Thomas ), habitant au même lieu, B BONGARDS, (le préfulent de) anoien intendant de Saint- Domingue. BERTRAND de St. Ouens , commiflaire breveté du Roi pour les arrofemens de Lartibonite, afTocié colonial du Cercle. BERTRAND du Platton, habitant à Lartibonite. BOURON, confeiller au confeil-fupérieur du Cap. BOUVIER, apothicaire du Roi au Port-au-Prince, BEAUCLAIR, maitre en chirurgie. BATTARD, habitant. BLANC , négociant au Cap. BARILLON, négociant au même lieu. BALLAI, chirurgien du Roi au port de Pai*. BUSSON, juge du fiége royal du Cap. c CONSTARD, ( de ) colonel d'infanterie , commandant en fécond de la partie du Sud , & commandant général par intérim. CHEVALIER la Martre , négocinnt au Cap. CELORON, capitaine au régiment du Cap, X Liste Chambre d'Agriculture. MM. COKBURNE (de ) chevalier de St. Louis. BELIN de Villeneuve, habitant au Limbe, aflbcié colo- nial du Cercle. DU PETIT HOUARS , chevalier de St. Louis, habitant au Limbe. BARRÉ de St. Venant, membre du Cercle. ODELUCQ., membre du Cercle. JUMELIN Ducatel, habitant à Maribaroux. DE LA COMBE, chevalier de St. Louis. LABORIE , avocat, fecrétaire de la chambre. ' CARLES , avocat au confeil fupérieur du Cap. CASTILLON, chirurgien-major confultant du Roi. CHAMBLAIN, direfteur de la pofte aux lettres du Cap. CAMUZAT de Mauroi , négociant au Cap. CASENAVE, demeurant au Cap. COUSTANT, procureur du roi au Fort-Dauphin. CORBIERE, (de la) réda&eur des feuilles caraïtes à la Guadeloupe. CASA MAJOR, notaire au Cap. CROUSEILLES , négociant au Cap. CADOUCHE, ( de ) habitant au quartier Morin. CAIROU, chevalier de l'ordre royal & militaire de St. Louis, commandant les milices au Cap. CHABERT, habitant à Jacquery. CAZARETTE, chirurgien au Cap. CHAMBRE du Commerce. D DUGRÉS, ( feu M. ) chevalier de l'ordre royal & militaire de St. Louis, lieutenant de roi & commandant par intérim au Cap, aflbcié honoraire du Cercle. DUBRI, chirurgien - major, infpe&eur des eaux de Boynes. DODEWAL, habitant au Grand-Baffin. DARMAUDIN, maitre en chirurgie. des Souscripteurs, XI MM. DUSTON, habitant à la Pctite-Anfe. DAUSSIGNÉ (le marquis. ) DELAIR, négociant au Cap. DEVEZE, maître en chirurgie. DODAL, chirurgien au Cap. DËFAY, (la dame) habitante à la Grande-Rivière. DUCATET, apothicaire, membre du Cercle au Cap. DUMONT d'Entragues, apothicaire. DUFOUR , aide-major au régiment du Cap. DUGRAVIER, procureur de l'habitation Choifeuilàla Petite* Anfe. DENIS &DALLEST, négociants au Cap. DALCOURT de Belzum , confeiller honoraire au ccmfeil fupérieur du Cap. DUPONT Dfgaut, habitant à Maribaroux, DORLIC, habitant au même lieu. DURANTON, écrivain principal, faifant fon&ion de com- miflaire au Fort-Dauphin. DESCHAMPS , avocat & fubftitut de M. le procureur* général du Roi au confeil fupérieur du Cap. DEBION, habitant au Port-dç-Paix. DELAHAYE, (l'abbé) curé au Dondon, aflbcié colonial du Cercle. D'INGRANDE, ( le comte ) habitant au fond des nègres, aflbcié colonial du Cercle, F FONTANGE , ( de ) chevalier de l'ordre royal & militaire de St. Louis, de la fociété militaire de Cincinnatus, & commandant de la partie oueft de St. Domingue, FOULQUIER ( de ) intendant à la Martinique, Pour 2Ç Exemplaires. FAYOLLE , ( de ) ordonnateur au Cap. FRANÇOIS de Neuf-chateau , procureur - général au confeil fupérieur du Cap , membre de plufieurs académies & aflbcié honoraire du Cercle. FOURNEAU , négociant au Cap. FERRIER, médecin à Maribaroux, X1T L I S T X MM. FITTON, négociant au Cap. FLAVILLE, ( de ) chevalier de St. Louis, habitant à la Cul. G GRECOURT, ( de ) premier avocat général au parlement de Rouen. GEANT Y , avocat au confeil fupérieur du Cap. GOMBAUT, négociant au Cap. GENTON, de Barsac. GAUCHE, dofteur en médecine , aflbcié colonial du Cercle, habitant au Port-de-Paix. GOURGUES , habitant à Maribaroux. H HERAUD , habitant au morne du Cap. HAY, habitant à Jacquezy. HEUNICLE, faifant fonftion ;de commiflaire au Port-de» Paix. T JAHAN, au Cap. L LA SALLE (de) Greffier en chef du confeil-fupérieur du Cap. LE BEUGNET, négociant au Cap. LAFOND, maître en chirurgie. LORMIER Lagrave, habitant à Maribaroux. LALANNE Frères, négociants au Cap. LAFAUCHERIE , négociant au Cap. LEFEVRE Dufresne, négociant au même lieu. LAMOTTE, habitant à Limonade. LE GRAS, lieutenant des maréchaux de France, habitant au Fort-Dauphin. LAPOLLE, artifte vétérinaire, Breveté du Roi. LIBAUT de la Barossiere , habitant à Maribaroux. LA ROQUE, habitant. LA BIE, Chirurgien major à la Louifiane. LAFITTE , maître en chirurgie. des Souscripteurs. xiii MM. LAFITTE Baudy , maître en chirurgie. LIBER, chirurgien dentifte au Cap. L AND AI, habitant au Port-Margot. LOUIS , habitant aux Gonaives. LA BROQUERE, habitant dans le Morne du'Cap. M MARBOÎS , (de) intendant des Isles Françoifes de l'Amé- rique fous le vent. MALOUET Dalibert , commiflaire de la marine au Cap. MEUNIER, notaire de l'intendance au Cap. MACQUER, négociant au Cap. MOZARD, rédacteur des feuilles américaines au Port-au- Prince. MILLOT , habitant à la petite - Anfe , membre du Cercle', 2 exemplaires. MANGIN , habitant à la Petite-Anfe. MANSUI, chevalier de St. Louis, capitaine d'infanterie. MAULEVRIER, ( marquis de ) capitaine de dragons, habi- tant, aux..... MILLOT & compagnie, négociants au Cap. MORE AU de St. Mery , confeiller au confeil-fupérieur du Cap, MOUROL, habitant. MARGAILLAN, apothicaire au Cap. MERDIER SERAPHIN (le R. Père) fupérieur de la maifon de charité au Cap. MARSAN , habitent au Cap. N NICOLE AU, négociant au Cap. 0 ODELUCQ. Jeune, habitant à la Petite-Anlè. P POIRD2R, mtre. en chirurgie au Cap. PRIEUR , commandant les milices au Dondon. PESCAY, Sis, habitant au port Margot XIV L I S T E , &C. MM. PASTARIEN avocat, fecrétaire du gouvernement, greffief de l'intendance à la Guadeloupe. PESSEVILLE, neveu, (de) au Cap. PASQUIER DE JUSTAMONT, médecin au Cap. PLANTAI , mtre en chirurgie au Cap. PASCHAL aîné , habitant aux Gonaïves. PASTEUR, chanoine, (leR. P.) fupérieur de la maifon d« charité à Léogane. R RIANS , greffier en chef de la jurisdiéHon confulaire de Rouen. ROGER Dlclomenil , habitant aux Ecreviflès. KOUX-VINCENT, négociant au Cap. ROULET Jeune , négociant au Cap. ROUSSELOT, notaire, commiflaire à la Marmelade. S SAINT AIN (leR. P.) préfet apoftolique au Cap. SARRAUT, apothicaire au Cap. SAUZAI, apothicaire du Roi au même lieu. SUZANNE (de), avocat au confeil - fupérieur du Câp. T TROUILLET ( de ) préfident du confeil - fupérieur du Cap. quatre exemplaires. TESTARD, négociant au Cap. THOUZARD (de) lieutenant-colonel au régiment du Cap, chevalier de l'Ordre royal & militaire de St. Louis, & de la fociété militaire de Cincinnatus. THIMOTHÉE ( le R. P. ) curé du Port-de-Paix , aflbcié colo. niai du Cercle. V VIEL, avocat au confeil-fupérieur du Cap. VALADE, procureur au fort Dauphin. VANTAGE, mtre. en chirurgie au quartier Dauphin, VALSEMEY (de) fur l'habitation Gatifel. URBAIN ( le Père ), curé de la Cul. WORLOOK, habitant au Trou, ——MMM<————««—■—SOMêI ■■ Mm» <— ■!■ Il — Il II I TCTMW PRÉFACE. JLi e Cercle des Philadelphes au Cap avoit eu connoilTance de l'entreprife de M. Thiery de Menonville , Botanifte breveté du Roi, pour procurer la cochenille aux colonies françoifes ; il avoit eu l'avantage de recueil- lir le traité de ce Botanifte, fur la culture du nopal & de la cochenille ; croyant qu'il étoit utile de confacrer dans les faites de la colonie la mémoire des particuliers dont les efforts généreux & les actions louables peuvent y fervir d'exemple, il a propofé de faire l'éloge de M. Thiery. M. Arthaud trouvant du plaifir à célébrer fa patrie en louant un homme qui lui fai- foit honneur, s'eft chargé de faire l'éloge de M. Thiery; il a préfenté fon travail au Cercle dans la féance du 19 Septembre I78f. Le Cercle voulant publier l'ouvrage de M. Thiery fur la culture du nopal & de la cochenille , a cru, en propofant cet ouvrage par foufcription, qu'il devoit faire imprimer l'éloge qu'il avoit adopté. xvi Préface. Une perfonne qui n'a pas voulu être connue, a remis à M. d'Angerville le manuf- crit du voyage de M. Thiery au Mexique. On voit dans cet écrit la marche que M. Thiery a fuivi pour faire agréer fon projet, les fecours qu'il a reçu du gouver- nement , les précautions qu'il a prifes pour réuflir. C'eft-là que l'on voit l'homme labo- rieux & inftruit, l'homme entreprenant & courageux, & que l'on peut juger les pei- nes , les rifques & les hafards d'une entre- prife, que M. Thiery regardoit comme la plus hardie & la plus intérelTante qui ait été faite dans ce fiècle. ( I ) On verra fans'doute avec plaifir dans cet ouvrage la defcription des lieux que l'auteur a vifités ; on a confervé fon journal de mer, parce que l'on a penfé que les marins, les phyficiens & les naturaliftes pourroient y trouver des remarques utiles. M. Thiery n'a pas eu le temps de rédiger cet ouvrage, qu'il fe propofoit de dédier à ( ï ) extrait d'une lettre de M. Thiery. M. Préface, xvn M. de Roftagni, député du commerce à la cour pour la ville de Marfeille. On y a trouvé quelques lacunes, qui font regretter que l'on n'ait pas eu plus de foins à réunir & à conferver les écrits de ce botanifte. On a perdu autrefois, par la même indifférence, une partie des travaux de M. Poupé Defportes, médecin du Roi au Cap. Ses manufcrits fur la botanique & fur la médecine ont été enlevés à fa mort, comme ceux de M. Thiery ; & s'il n'avoit pas eu la précaution d'en envoyer quelques - uns à M. fon frère , nous aurions perdu entière- ment les ouvrages eftimables de ce médecin. M. Mozard, rédacteur des affiches amé- ricaines , a procuré au Cercle plufieurs let- tres de M. Thiery, & l'épitre dédicatoire de fon ouvrage fur la culture du nopal & de la cochenille, qu'il fe propofoit d'offrir à Sa Majefte. Nous fournies bien fâchés que des raifons particulières nous aient empêchq de publier ces lettres. M. Thiery fait remarquer que les auteurs n'ont pas donné une defcription exade des b xvni Préface. différentes efpèces de caftes , parce qu'ils ne les ont pas vues convenablement, pour obferver & faifir leurs caractères fpécifiques. En indiquant ce défaut , M. Thiery fe propofoit fans doute de completter dans la fuite cette defcription. Il examine effeftive- ment plufieurs efpèces de caftes ; mais ce qu'il en dit eft encore infuffifant, parce qu'il n'a pas eu l'avantage d'obferver ceux même dont il a enrichi la colonie aux époques de leur floraifon. Ce travail méritera dans la fuite les foins du Cercle, ou de quelques botaniftes plus heureux que M. Thiery. Nous avons vérifié prefque tous les prin- cipes de culture établis par M. Thiery. M. Raynal, qui a fans doute eu connoilfance de ces principes, les a adoptés avec raifon dans la dernière édition de fon ouvrage immortel ; nous croyons qu'ils doivent être fuivis, & que toutes les régies que M. Thiery prefcrit méritent la plus grande attention. M. Thiery prévient qu'il n'a point ob- fervé la cochenille au microfcope; nous Préfacé. xix n'avons pu examiner la cochenille fine, qui n'exifte plus à Saint - Domingue ; mais le Cercle a chargé M. Dubourg, directeur du jardin des plantes du Cercle, d'obferver la cochenille filveftre, & de la décrire. C'eft à fes foins & à ceux de M. l'abbé de la Haye, notre affocié colonial, que l'on doit les deffeins de cet infefte qui n'avoit pas encore été gravé (I). M. Raynal a eu raifon de dire, que .M. Thiery cultivoit la cochenille à Saint- Domingue avec une perfévérance digne de fon premier courage (2) ; on ne doit pas être étonné des progrès lents de fes tra- vaux; il avoit été obligé, pour fortir de la nouvelle Efpagne avec les nopals & la cochenille, de les enfermer dans plufieurs coffres, qu'il ne put même ouvrir entière- ment en traverfëe ; ces précautions nécelTai- res manquèrent de faire périr fes nopals ( i ) M. de Reaumur a fait deffiner la cochenille fine macérée dans le vinaigre. ( 2 ) Voyez Hiftoire philofophique & politique, éditi în-4. de 1780. Chap. XI, pag. 73 & fuir. b ij xx Préface avec la cochenille; il eft étonnant qu'il n'ait pas éprouvé ce malheur. Il eft donc vrai que M. Thiery n'a pu apporter à Saint-Domingue que quelques caiffes de nopal du Mexique; mais il eft également vrai qu'il avoit réuflï, par un travail opiniâtre, à le multiplier affez pour en faire une plantation étendue dans le jardin qu'il avoit formé fous le nom de (jartlm du roi au Port-au-prince. Il étoit naturel que M. Thiery, occupé à multiplier le nopal, ne fe fût appliqué juf- ques-là qu'à conferver de la graine & des fouches de cochenille fine, & il faut con- venir qu'il y en avoit affez lorfqu'il eft mort, pour donner Pefpéranee de pouvoir dans la fuite femer en culture, lorfque les plants de nopal affez multipliés auroient eu l'accroiffement convenable (I). ( i ) M. Joubert nous a dit qu'il y avoit, à la mort de M. Thiery, dix caiffes de nopal du Mexique, avec fept à huit mères cochenilles fines fur chaque caiffe : or, une cochenille produifant trois cent petits au moins, cela devoit donner, au premier part, une population dq Préface. xxi On fait les foins que M. Declieux s'eft donnés pour apporter le caffé de France à la Martinique ; on en avoit pris des plants à Paris au jardin du roi ; la provifîon de l'eau du vaiffeau dans lequel il paffoit devenant rare, & n'étant distribuée à chacun qu'avec mefure, il a été fouvent obligé de parta- ger avec ces arbuftes ,1a portion qu'on lui donnoit pour fa boiffon ,< afin de conferver de précieux dépôts dont il s'étoit chargé. vingt-un mille cochenilles, & la certitude d'une génération innombrable & fuffifante pour en fournir dans la fuite à toute la colonie ; mais eft-il vraifemblable que M. Thiery n'ait Jaiffé que la quantité de nopal & de cochenille que M. Joubert dit avoir trouvée, lui qui, peu de temps avant fa mort, avoit pris avec MM. les adminiftrateurs & le public l'engagement que nous allons rapporter. Extrait du fupplémcnt aux affiches américaines, N<\ ?. 1780. Le fieur Thiery de Menonville, botanifte du roi, rendent au Port-au-Prince, s'oblige envers MM. les adminiftrateurs de la colonie & les colons, de dis- tribuer dans un an, dès la date du préfent avis, gratis & de préférence à tout autre, fans diftinction du riche ou du pauvre, à chaque habitant de la bande du Sud, depuis Aquin j^jfqu'au Cap Dame-Marie, du fond de b iij xxn Préface. Les âmes bien ne'es, dit M. de Chanvalon; n'apprendront pas fans doute ce fait fans émotion, s'il eft vrai, comme tous les bons efprits en conviendront , qu'il vaut mieux enrichir une province que d'en conquérir une autre par la force des armes ; combien la mémoire d'un auffi zélé citoyen ne doit- elle pas être a jamais chère a toute la France par les fuites heureufes de cet événement! (I) la plaine du Cuî-de-Sac , de l'Arcabaye, du Mirbalais, de Lartibonite , des Gonaïves, furtout de tous les environs de la Défolée ; enfin, de la bande du nord, depuis le Môle St. Nicolas jufqu'au Fort-Dauphin, qui lui enverront, fans fraix, un mémoire météorologique exact & fidèle des pluies de leur territoire, depuis le 20 du préfent mois de Janvier, jufqu'au même jour de l'an 1781 : i°. des plants de nopal pour élever les cochenilles fines £«? Jîlvejlres : 20. les infecles de ces deux efpèces: 50. le plan de la véritable vanille-lée : 4°. les femences du véritable jalap du Mexique : ç°. des femences du véritable indigo de Guatimala: 6°. les femences d'un coton de la nouvelle Vera-Crux, fupérieur à jous autres connus jufqu'à préfent, tant parce qu'il eft nain , qu'il s'ouvre trois mois après qu'il a été femé, qu'il évite la chenille, qu'il peut être femé toute l'année, que parce que fes péricarpes font plus gros, fa foie plus blanche , plus fine & plus forte. (1) Voyez Voyagea la Martinique, pag. 122. Préface. xxiii Il a sûrement fallu plufieurs années pour que la Martinique pût faire des récoltes de caffé, & pour que cette denrée devint un objet de commerce important. Le courage & la perfévérance qui étoient néceffaires à M. Thiery étoient bien fupé- rieurs au courage & aux facrifices qui ho- norent M. Declieux. L'objet de fon entre- prife étoit bien auffi important, & la France doit à jamais regretter fa mort : l'état doit à M. Declieux une partie des richeffes de fes colonies, mais il n'auroit pas eu moins d'obligations à M. Thiery, qui auroit ajouté à leurs profpérités. On a trouvé dans le jardin du Port-au- Prince une plus grande quantité de coche- nille filveftre que de cochenille fine ; elle s'y eft perpétuée même fans culture ; fon éducation demande moins de foins, & comme le dit M. Thiery, elle réfifte davantage aux^ intempéries des faifons : on verra que M. Thiery avoit fait faire par M. Macquer des effais fur la cochenille filveftre qu'il avoit recueillie au Port-au-Prince ; ces effais ten- b iv xxiv Préface, dent à prouver que la cochenille filveftre peut être fubftituée à la cochenille fine dans la teinture; ils rectifient l'opinion de M. Hellot, qui s'exprime de cette manière en parlant de la cochenille filveftre : "cette » cochenille eft toujours beaucoup plus i> menue que la cochenille fine ou cultivée ; » fa couleur eft meilleure & plus folide 55 que celle qu'on tire de la cochenille fine, „ mais elle n'a jamais le même éclat, & ,> d'ailleurs il n'y a pas de profit à l'em- „ ployer, puifqu'il en faut quatre parties, i> & quelquefois davantage, pour tenir lieu 59 d'une feule partie de cochenille fine (I) »• En parlant de la couleur cramoifi, M. Hellot dit (2) : on peut voir la même opé- ration en employant une partie de coche- nille filveftre ou campefianne, au lieu de cochenille fine ou jnejléque , & la couleur n'en eft pas moins belle pourvu qu'on en mette fuffifamment ; car pour l'ordinaire , ( i ) L'art de la teinture , pag. 279. (2) Idem, pag. 347 & 348. Préface. xxv quatre parties de cochenille filveftre ne font pas plus d'effet en teinture qu'une partie de cochenille fine : on peut de même em- ployer la cochenille filveftre dans l'écarlatte, mais ce doit être avec de grandes précau- tions, & le mieux feroit toujours de n'en mettre que dans les demi-écarlattes & dans les demi-cramoifi. Le Cercle voulant effayer la culture de la cochenille filveftre, la feule que l'on eut à Saint-Domingue, n'ayant qu'une petite quantité de graine qui lui avoit été fournie par M. Bruley qui s'occupe de cette cul- ture , & défirant étendre fes plantations, il a prié MM. les adminiftrateurs de lui procu- rer du plant du jardin du roi au Port-au- Prince. Le Cercle a reçu cette réponfe en date du 21 Juillet I78f. « Vous nous trouverez, Meffieurs, tou- „ jours très-difpofés à féconder, autant qu'il 55 dépendra de nous, votre zèle patrioti- » que ; nous ne pouvons donc qu'applaudir t> au projet que vous avez d'établir un » jardin pour y cultiver les plantes utiles, xxvi Préface. 5) & particulièrement le nopal , nous ne 55 pouvons qu'applaudir à l'intention où vous »9 êtes d'effayer la culture de la cochenille : >5 il feroit fort à défirer que cette branche »j précieufe de commerce fût établie en » cette colonie. »9 Le jardin du roi eft dans ce moment » fort dépourvu , ce qui nous fait défef- »j pérer de pouvoir fatisfaire à la demande » que vous nous faites, Meffieurs, d'une » certaine quantité de plants de nopal ; » nous allons cependant en parler au mé- » decin botanifte ; s'il eft poffible, Meffieurs, » de vous en envoyer quelques plants, nous » profiterons de la première occafion qui » fe préfentera pour vous les faire paffer ; » & par Pofi Scriptum, on ajoute : le mé- jj decin du roi, Meffieurs, chargé du jardin J3 botanique, vient de nous dire qu'on ne 95 pouvoit vous faire l'envoi des plants en J3 queftion avant la fin de l'année. 55 Heureufement que le Cercle a pu fe paffer des fecours qu'il avoit demandés à Meffieurs les adminiftrateurs. Le nopal lui Préface. xxvir manque plutôt que la cochenille ; il s'oc- cupe à le perfectionner, & en attendant que fes plants ayent l'âge convenable pour être femés en cochenilles, il ne fait qu'entretenir de la graine. Cette petite culture a déjà produit au Cercle trois récoltes, il en a envoyé un échantillon à MM. Conftard & de Bon- gard, en les priant de le tranfmettre au miniftre, & il a reçu cette réponfe obli- geante, le 18 Septembre I78f. " Nous avons reçu, Meffieurs, avec la 19 lettre que vous nous avez fait l'honneur 15 de nous écrire , la petite boëte renfer- >9 niant l'échantillon de la première coche- 55 nille que vous avez cultivée ; c'eft com- 59 mencer, Meffieurs, avec fuccès ; il y a 99 tout lieu de croire que cette précieufe »9 culture pourra réuffir : nous allons en 99 rendre compte au miniftre, en lui faifant 99 connoitre, Meffieurs, tout votre zèle pa- „ triotique55. Pline , le naturalifte, avoit dit d'après toute l'antiquité, que la matière colorante xxvin Préface. de l'écarlatte étoit une graine ; cette opi- nion a retardé l'obfervation, & elle a fait préjugé pendant plufieurs fiécles. Les Efpagnols qui ont fait la conquête du Mexique ont découvert que les Indiens fe fervoient de la cochenille pour teindre leurs maifons & leur coton : frappés fans doute de la beauté de cette couleur, ils lui ont donné un nom dérivé du mot latin Coccus, qui défignoit la graine d'écarlatte avec laquelle la cochenille a de l'analogie : ils ont fait connoître cette matière colorante au miniftère, qui preffentant les avantages que l'on pouvoit en tirer , ordonna à Cortez, en If23> de multiplier la coche- nille (I). Acofta en I$"30s & Herrera en IeToi , avoient décrit la cochenille auffi bien que nos naturaliftes modernes (2); mais ces def- criptions ne furent pas connues , & le té- moignage de Pline fur la graine de l'écar- latte s'étendit auffi fur la cochenille. (i ) Voyez Ilftoire philofophique apolitique L. C. (2) Voyez Idem. Préface, xxix On avoit cet infede dans le commerce depuis plus d'un fiécle ; mais comme on ne voyoit pas diftindement les parties qui ca- radèrifent un animal, on croyoit générale- ment que c'étoit une graine. Delaët, Furetiere, le Père Plumier, ont cru que la cochenille étoit un infede, mais la prévention dominoit encore, & Fomet, qui a écrit une hiftoire générale des drogues en 1604, appuyé par le rapport d'un fieur Rouffeau, habitant à Saint-Domingue, s'élève contre l'opinion du Père Plumier, & décide que la cochenille eft une graine. Enfin l'erreur eft détruite : Ellis Réaumur d'après MM. Hartfoeker, de Lahire, Geof- froi, de Ruiffcher & quelques autres (I) , ont attefté que la cochenille étoit un in- fede , & cette opinion fournie par l'obfer- vation eft aujourd'hui reçue généralement. Mais cet infede exifte-t-il à Saint-Domin- gue & dans les isles françoifes de l'Amérique ? ( 1 ) Voyez Mémoire pour l'hiftoire des infectes, Tome IV, Mémoire XI, pag. 89 , 98 & 99- xxx Préface. Plumier dit l'avoir découvert au petit Goave dans l'isle de Saint - Domingue, & que deux Indiens efclaves & natifs du pays où on la cultive, & quelques flibuftiers, lui affurèrent que c'étoit elle; que les In- diens la cueilloient fur la raquette, ce qui lui fait juger que c'étoit la feule culture fur cette plante qui lui communiquoit ce beau rouge, celui qu'il cueillit fur les acacias ou fur les cerifiers étant fort fade (I). Qui empêche, dit le révérend Père Labat £2) , que les habitans de Marie-Galante & des petites isles ne cultivent la cochenille? Combien y en a-t-il qui mènent une vie languiffante & pauvre, parce qu'ils ne font pas en état de faire des fucreries, des ca- caotiers, & des indigoteries, parce qu'ils n'ont pas affez d'efcfôves, ou parce que leur terrain n'eft pas propre à ces manufadures,. ( i ) Voyez Hiftoire générale des drog., par Poncet, édit. in-folio, liv. I, pag. 52. ( 2 ) Voyez nouveaux Voyages aux isles françoifes de. l'Amérique ; des manufactures que l'on pourroit établir aux isles, chap. IV, édit. in-iz. Préface. xxxi qui deviendroient riches & puiffans en cul- tivant la cochenille ? Rien n'eft plus aifé : il ne faut ni de grandes habitations, ni de bons terrains pour cela. La terre la plus ufée eft la meilleure pour les raquettes ou figuiers épineux, & comme ces plantes portent du fruit deux fois l'année, on feroit deux ré- coltes de ces infedes fi chers & fi précieux : je fais que peu de gens favent la manière de les gouverner , de les faire mourir, de les fécher, & autres chofes qu'il faut favoir pour bien conduire cette entreprife; mais nous avons tant de flibuftiers qui ont été fur les lieux où les Efpagnols font cette marchandife ; il eft fi facile d'y aller & d'y demeurer fous quelque prétexte, & cepen- dant examiner avec foin tout ce qui regarde la cochenille, que ce n'eft qu'une véritable indolence, & une pareffe craffe., qui em- pêche nos infulaires de fe donner les mou- vemens néceffaires pour entreprendre la cul- ture des plantes qui nourriffent la cochenille. On voit par ce paffage du Père Labat3 que c'eft lui qui a donné l'idée à M. de xxxn Préface. Réaumur de propofer à M. le Régent de tranfporter la cochenille dans nos colonies : il faut cependant convenir que ce projet n'étoit pas d'une exécution auffi facile que le Père Labat paroiffoit le penfer : il paroît auffi qu'il étoit du nombre de ces gens qui ne connoiffoient pas la cochenille ; nous allons nous en affurer encore plus, en rap- portant ce qu'il a dit dans un autre endroit. On trouve par toutes les isles où il y a des acacias un petit infede qui y prend naiffance , & qui fe nourrit des fruits des raquettes; on l'appelle cochenille (I). L'infede qu'on trouve dans ce fruit, foit qu'il y naiffe ou non ( car les fentimens font partagés là-deffus ), eft à-peu-près de la taille d'une groffe punaife, fa tête ne fe diftingue du refte du corps que par deux petits yeux qu'on y remarque, & une très-petite gueule. Le deffous du ventre eft garni de fix pieds de chaque côté ; ils ont chacun trois articles ; ( i ) Voyez Voyage aux isles de l'Amérique, IVe. partie, chap. IV. pag. 337 & fuiv. ils Préface, xxxiii ils ne font pas plus gros à une extré- mité qu'à l'autre, & ne paffent pas la groffeur d'un cheveu très - délié : le dos de l'animal eft couvert de deux ailes, qui ne font pas étendues comme celles des mou- ches , mais qui fans excéder la longueur du corps en embraffent & couvrent exacte- ment toute la rondeur; elles font d'une fineffe & d'une délicateffe fi grandes qu'elles font prefqu'inutiles à l'animal, qui ne peut s'en fervir pour s'élever en l'air, mais feu- lement pour s'y foutenir quelques momens, retarder fa chute, & la rendre moins pré- cipitée quand il eft obligé, par la violence qu'on lui fait, de quitter les fruits où il fe nourriflbit, & où il prenoit la couleur qui le fait rechercher & eftimer ; les ailes, les pieds , & l'extrémité de la tête font fi délicats qu'elles ne peuvent pas fupporter l'ardeur du foleil, fans être bientôt confom- mées & réduites en pouffière, ce qui fait que dès qu'il eft fec, il n'a plus la figure d'un animal, mais plutôt d'une graine d'une médiocre groffeur, brune & prefquev noire , G xxxiv Préface. chagrinée, luifante & comme argentée, ou du moins légèrement couverte d'une pouf- fière blanche impayable & tout:à-fait adhé- rente à leur peau. J'ai élevé deux fois de ces infedes. La première fois, je les trouvai par hafard dans des pommes de raquette : je les y laiffai jufqu'à-ce que je viffe que les fruits com- mençoient à fe paffer ; pour lors je les fis tomber fur une ferviette que j'avois étendue fous les branches de la plante , en frappant deffus avec un bâton; ces pauvres petits animaux, contraints de quitter leur demeure, tâchoient de fe fauver en s'elevant un peu en l'air avec leurs ailes ; mais leur foibleffe & l'ardeur du foleil ne leur permettant pas d'aller bien loin , ils tombèrent fur la ferviette & aux environs : ils étoient pour lors, c'eft-à-dire , lorfqu'ils vivoient , d'un très-beau rouge , ils devenoient noirs quel- ques momens après qu'ils étoient morts ; & lorfqu'ils étoient fecs, ils paroiffoient bruns & comme argentés, ainfi que je l'ai dit ci-deffus. Je les écrafois & les réduifois Préface, xxxv en poudre, & je m'en fervois au lieu de carmin pour laver des plans. Une autre fois je vis de petits infedes de la groffeur de la plus petite puce, qui couroient fur des pieds d'acacias qui étoient environnés de raquettes : j'en fis tomber fur une feuille de papier, je les mis fur des pommes de raquettes qui commençoient à s'ouvrir, ils s'y nourrirent, groffirent, & fe trouvèrent être de la même efpèce que ceux que j'avois trouvés dans le fruit de la pre- mière fois ; d'où je conclus, que ces petits infedes ne prenoient pas naiffance dans le fruit des raquettes; car fi cela étoit, on en. trouveroit dans tous les fruits, & c'eft ce qu'on ne peut pas dire ; mais que le temps de jeter leur femence étant venu , ils la jettent indifféremment fur tous les ar- bres où ils fe rencontrent, d'où, étant éclos, ils fe retirent dans les fruits de raquettes s'il s'en trouve à leur portée, ou dans quelqu'autre forte de fruit que ce puiffe être, pourvu qu'il puiffe leur fournir de la nourriture; de-là vient qu'on en trouve fur les acajoux, c ij XXXVI Préface. les goyaves, les cerifiers, les orangers, les avocats, & autres femblables fruits ; mais qu'on ne cherche point, parce qu'ils n'ont point cette belle couleur rouge qui fait tout leur prix & leur valeur ; car il eft certain que c'eft le fruit qui nourrit la cochenille, qui lui communique en même temps fa couleur, de manière que la couleur de l'in- fede change & eft plus ou moins rouge à proportion que le fruit eft plus ou moins coloré ; de forte qu'en ayant laiffé exprès fur des fruits qui commençoient à changer de couleur & à devenir jaunâtres, parce qu'ils étoient beaucoup au-delà de leur ma- turité , ces infedes prirent la même couleur, & au lieu que je les avois vus très-rouges, ils devinrent enfin de couleur de feuille morte, comme le fruit devint lui-même en fe flétriffant & en pouriffant. Lorfque cet infede a atteint un certain âge & une certaine groffeur, il y a apparence qu'il acquiert la force de voler, ou qu'il change de figure comme les vers à foie, les vers de palmiftes & autres infedes, & c'eft Préface. xxxvii pour lors qu'il jette fa femence, & qu'il fe reproduit avant de mourir, car on le trouve toujours de la même groffeur, au lieu que s'il demeuroit toujours dans la même figure, il eft certain que ceux qui auroient plus d'une année feroient plus gros que ceux qu'on trouve ordinairement deux fois par an, à-peu-près dans le temps de maturité des fruits, qui font extrêmement petits, & comme ne faifant que de naître. Cet infede multiplie infiniment, car on en trouve une quantité prodigieufe malgré ce que les fourmis, les vers & les poules, qui le recherchent avec avidité, en confomment ; la meilleure manière de les faire mourir, quand ils font fur le drap où on les a fait tomber, eft de les arrofer d'eau froide, après quoi on les fait fécher, & c'eft en féchant qu'ils perdent leurs pieds, leurs ailes & l'extrémité de leur tête, & qu'ils devien- nent comme des graines fans aucune figure d'animal. Il eft étonnant que M. Pomet, qui a fi bien écrit de toutes les drogues, femble c iij xxxviii Préface. être demeuré dans le doute au fujet de la cochenille, & qu'il ait mieux aimé s'en rapporter au témoignage du fieur François Rouffeau qu'à celui du Père Plumier, & de tous ceux qui ont fréquenté l'Amérique Se qui en ont écrit : s'il a un peu d'égard pour le fieur Rouffeau, que j'ai connu affez par- ticulièrement à la Rochelle, en 1708, il doit retrancher fes lettres dans la première édition qu'il fera de fon travail, car affuré- ment elles ne font point d'honneur à celui qui les a écrites : on voit que je rends ici juftice au Père Plumier, parce qu'il le mé- rite, quoique dans bien d'autres endroits, je me fois cru obligé de reprendre ce que fa trop grande crédulité lui a fait écrire contre la vérité. Outre l'avantage qu'on peut tirer des ra- quettes pour la nourriture des cochenilles, qui feront le fond d'un très-riche com- merce , qui donneroit lieu d'employer quan- tité de terres qui font inutiles, parce qu'elles font trop maigres & trop ufées pour pro- duire des cannes, du tabac, de l'indigo , Préface. xxxix du roucou, du manioc Se autres marchan- difes , il eft certain que des habitans qui ont peu de force pourroient s'y attacher, & devenir en peu de temps fort à leur aife, & en état de pouffer plus vivement cette manufadure ou en entreprendre d'autres. Nous allons rapporter fur la cochenille une differtation qui a été préfentée par un militaire à la chambre d'agriculture du Cap, en 176T ; cette differtation fe trouve dans le journal de Saint - Domingue , ouvrage intéreffant. M. Mozard a réimprimé cette differtation dans le N°. 39 de fes affiches, en date du 24 Septembre I78f. Nous tranf- crirons l'article de M. Mozard , en invitant nos ledeurs d'y faire attention : c'eft fans doute leur rendre fervice, de réunir fous le même point de vue tout ce qui a été écrit fur la cochenille avant & après M. Thiery, par des perfonnes qui fe font occupées de cet objet dans les colonies. c iv xr Préface. MÉMOIRE Sur la cochenille, lu à la chambre d'agri- culture du Cap, le 3 Juin 176$. Il /attention des cultivateurs de St. Domingue, fixée par le produit des terres fertiles, ne s'eft point encore étendue juf- qu'à celles dont le fonds ingrat ne promettoit pas à leur induftrie les mêmes avantages ; mais la nature qui femble, pour augmenter le prix de leurs produdions, les avoir bor- nées, n'a pas prétendu priver de fes dons celles qui, devenues néceffaires à Paccroif. fement de la population , font jufqu'à pré- fent reftées inutiles. Si l'émulation patrio- tique de nos pères n'eût procuré à ce terroir fécond des reffources étrangères , le produit de fon propre fonds, tout riche qu'il eft , n'eut pas fixé long-temps l'ambi- tion de fes poffeffeurs. L'heureufe introduc- tion dans l'isle, des cannes, du caffé, de l'indigo, doit encourager l'effai des végé- Préface. xli taux qui, cultivés dans l'Inde, promettent à l'Amérique par l'analogie du climat les mêmes fuccès. Ce rapport, celui des faifons, des fonds de terres & des expofitions, attentivement obfervées par un fpedateur éclairé , enrichiroit vraifemblablement le commerce de cette colonie des objets les plus intéreffans de celui de fes rivales. Le fol aride de plufieurs de fes terres, telles que celles qui font deftinées au nou- vel établiffement ordonné par Sa Majelté au Mole St. Nicolas, paroît fe refufer aux cultures admifes & à ces effais. Les moyens ordinaires de fertilifer les fonds ingrats leur deviennent inutiles par leur expofition, qui les prive des arrofemens néceffaires pour faire valoir les engrais qu'on pourroit y employer : c'eft dans les climats de même nature & dans la fimilitude des produdions, qu'on doit chercher les objets du bénéfice propre à y fixer les habitans. La cochenille, cette teinture précieufe, dont nous aurions depuis long-temps avec plus d'attention enrichi notre commerce, xlji Préface. femble en offrir un moyen affuré ; nous poffédons l'infede qui la produit ; les plantes qui lui fervent à la fois d'afyle & d'aliment, pour le conduire à fa plus grande perfec- tion , font naturelles à ces lieux. La raquette, connue fous le nom latin opuntia Se au Mexique fous celui de nopal, y croît par- tout fans culture; cette manufadure n'af- fujettit à aucune des dépenfes qu'exigent les autres ; le plant de deux quarreaux une fois formé en raquette, ce qui n'eft ni difficile ni de dur entretien, donnera dès la première année une fubfiftance abondante à une famille nombreufe, & affurera fon bien-être dans la fuite. M. de Réaumur, cet illuftre naturalifte , qui portoit fes vues favorables à l'humanité jufques dans les climats les plus ignorés, avoit propofé à M. le Régent Pétabliffement de cette nouvelle branche de commerce, par le tranfport dans nos poffcffions de cet infede, qu'on ignoroit y être ; fon zèle fut loué, mais refta inutile parce que l'on n'imagina pas que la raquette fût le nopal. Préface, xliii La cochenille fe trouve partout dans cette isle fur les végétaux dont les feuilles ou le fruit ont quelqu'acide : l'orme, l'oranger, la vigne , l'ananas, la raquette, en certaines faifons en font couverts ; elle forme fur les arbuftes auxquels elle adhère fortement des tubérofités, qu'avec peu d'attention on pren- droit pour une maladie de la plante , ce qui lui fait donner le nom de gallinfede ; elle pullulleroit encore plus fi les fourmis, qui font extrêmement avides de fa chair baveufe, ou comme d'autres penfent, de la fève qu'elle fait découler des plantes par les cicatrices qu'elle y fait, n'en détruifoient beaucoup. Leur multitude peut fervir à l'indiquer. Elle a la forme & à-peu-près la grandeur d'une punaife cendrée tirant fur le blanc; cette couleur étrangère eft occafionnée par une efpèce de pouffière ou duvet dont elle eft enduite, car lorfqu'elle en eft dé- pouillée elle paroît de couleur de chair, & donne en effet étant écrafée cette teinture qui , expofée à l'air , acquiert en peu de temps celle de couleur de feu plus ou moins XLiv Préface. vive , fuivant l'âge de l'animal ou de la plante qui lui fert d'aliment. 11 y a lieu de croire que la raquette eft plus propre qu'une autre à la perfedionner, fi l'on en juge par la teinture de fang dont fe charge l'urine des perfonnes qui en mangent avec excès. Ce n'eft pas l'Amérique feule qui pofféde des gallinfecles qui produifent cette couleur, l'Europe a les fiens. Le kermès, autrement nommé graine d'écarlate, eft le produit d'un infede de la même claffe, qui fe nourrit du chêne vert, arbriffeau qui croit dans les lieux les plus arides du Languedoc, delà Provence, de VEfpagne Se des isles de l'Archipel. La co- chenille , ou graine d'écarlate de Pologne, eft un autre gallinfede qui ne diffère des premiers qu'en ce que celui-ci vit dans la terre & n'at- taque que la racine d'une plante nommée la renouée. Mais tous naiffent, vivent & fe repro- duifent de même, s'emploient également à la teinture d'écarlate & dans la médecine, & ne diffèrent que dans l'emploi que l'on fait de l'infede même ou de fes œufs ; il en eft Préface. xlv beaucoup d'autres fort nuifibles aux plantes dont on ignore les propriétés. Les Mexicains, feuls difpenfateurs de ce tréfor, diftinguent deux fortes de cochenilles, la filveftre Se la meftéque ; l'une fe recueille dans les bois, & fe nourrit fans doute indif- féremment de toutes les plantes ; elle produit moins de teinture Se eft regardée comme inférieure. La meftéque, qui prend fon nom d'une province où elle abonde, tire vrai- femblablement fa fubftance du nopal & paffe pour la cochenille la plus eftimée ; il s'en fait trois récoltes par an. Le temps néceffaire pour la récolter eft à-peu-près le terme de la durée de la vie de l'animal qui ne s'étend guère au-delà de trois mois. La femelle, qui eft ovipare , croît après fa naiffance un certain efpace de temps fur les différentes parties de la plante dont elle fait fon aliment, & qu'elle parcourt fort lentement à l'aide de pieds très-foibles & difficiles à diftinguer. Elle s'y fixe enfuite fans aucun mouvement apparent. Le peu de temps qui lui refte encore à vivre eft em- xlvi Préface. ployé à reproduire fon efpèce ; elle eft ♦vifitée , dans cet état extérieur d'engourdif- fement, par une petite mouche colorée , que les obiervateurs ont reconnu être le mâle de la cochenille, différent d'elle en ce qu'il eft ailé, ainfi que celui de la fourmi, & deftiné à porter dans fes fens glacés la fource d'une nouvelle vie funefte à fes auteurs. De cet accouplement s'enfuit immédiatement une ponte abondante d'œufs, moitié plus petits que la graine de moutarde, & d'un rouge vif que la femelle dépofe fous elle, de manière qu'elle les couve exadement, ce qui fait que l'infede de plat qu'il étoit devient convexe, à mefure que le nombre en augmente; elle périt enfin dans ce devoir maternel, & ne ceffe pas même après fa mort d'être utile aux êtres qu'elle vivifie; car le corps, quoique défféché, devient par la qualité glutineufe de Tes chairs un enduit qui les préferve des injures de l'air Se de l'attaque des infedes ' ennemis. Les arbres alors ( je l'ai remarqué furtout vers la fin de décembre ) paroiffent couverts de ces Préface. xlvii amas d'ceufs, comme ils le font des ordures des oifeaux , auxquelles reffemblent par leur couleur blanchâtre les branches de ceux qui leur fervent de retraite. C'eft dans ce moment que le cultivateur doit faire fa provifîon de graine de coche- nille , en obfervant, comme on le fait pour le ver-à-foie, de mettre à couvert dans le temps des pluies les rameaux qui en font chargés ; on les tranfporte fitôt que les œufs éclofent fur le plant des raquettes, difpoié pour plus de facilité par alignement, & avec des diftances fuffifantes d'un rang à l'autre pour pouvoir commodément ramaffer l'infede quand il fera temps : il eft aifé de s'apper- cevoir du moment où les œufs éclofent; l'enduit, forcé par l'adivité des petits vers éclos qui font de la même couleur que les œufs, fe détache du corps auquel il adhé- roit & leur laiffe une iffue. Il paroît im- porter peu que la poche d'œufs ait été prife fur la raquette ou fur toute autre plante , l'infede dépofé fur celle-ci acquerra sûre- ment la qualité convenable ; la feule atten- xlviii Préface. tion qu'il y ait à faire, eit de ne pas rejeter les nimphes ou poches qui paroiffent vides ou peu convexes ; ce feroit réduire au célibat la nouvelle colonie. Le mâle, déjà diftingué par fon adivité & le brillant de fa figure, jouit encore de la prérogative de naître feul & vivipare. On trouve en ou- vrant la nymphe qui le contient, un ver plus gros que ceux qui naiffent des œufs, nageant dans une liqueur rougeatre, & qui n'en fort que décoré de tous fes attributs. Trop de diftradions & le défaut d'ini- trumens m'ont empêché d'obferver plus exadement la cochenille dans fes autres révolutions. Ce qui me paroît mériter le plus d'attention de la part de ceux qui voudroient s'en affurer un revenu, ce feroit 1°. l'inftant à faifir pour la trouver la plus propre à la teinture. 2°. Le moyen de pé- nétrer fi c'eft l'âge de l'infede ou la nature de fes alimens qui la rend plus abondante Se plus parfaite ; fi c'eft dans ce dernier cas, c'eft de la feuille ou patte de raquette qu'il tire le fuc, qui fixé donne cette précieufe couleur Préface. xlix couleur ou du fruit : il n'eft pas douteux alors que le temps de fa maturité feroit le plus convenable pour le recueillir ; mais ce feroit en réduire les récoltes à deux par an, au lieu de trois qui fe font au Mexique. Un peu d'expérience & d'attention rectifiera ce qui manque à nos connoiffances. La récolte & la préparation de la coche- nille , pour la difpofer à la teinture, n'aug- mentent point la difficulté de cette culture : les Mexicains étendent, dans la plus forte chaleur du jour fous les plantes de nopal, des draps ou nattes fur lefquels ils reçoivent les infedes qu'ils en détachent, foit en les agitant, foit en les féparant avec quelques inftrumens, & fe contentent de les expofer pour les déffécher au foleil le plus ardent, ou les plongent enfermés dans un linge dans l'eau bouillante, pour éteindre en eux tous principes vitaux & les font enfuite fécher. La cochenille, moyenant cette fimple préparation, eft à l'abri de toute altération ; on a éprouvé qu'après cent trente ans de garde elle avoit en teinture le même effet d t Préface. que la nouvelle. Il feroit à propos de con- fulter le traité de la cochenille par Runfcher hollandois, & la differtation de Neuville lue à l'académie en 1726*. Trop plagiaire pour vouloir m'attribuer le mérite de la découverte, je n'ai eu en vue dans cet extrait que de donner l'idée d'une produdion ignorée quoique naturelle au pays, d'un objet trop confidérable pour être négligé plus long-temps, & d'autant plus favorable, qu'elle peut être une fource de richeffes pour des lieux qui paroiffent dénués de reffources. La cochenille de Saint- Domingue eft la même que celle du Mexi- que ; un Efpagnol de ce royaume, homme de lettres & de confidération , me la fit connoitre, en !7fO, & me l'affura de la même efpèce; il n'eft pas moins conftant que la raquette ou le figuier épineux e(t le nopal fur lequel elle fe cueille : tout jufqu'à la fimplicité de cette culture Se le peu de dépenfe qu'elle occafionne, contribue à encourager les effais qu'un peu d'atten- tion ne peut manquer de faire réuffir; mai* Préface, h ce qui doit les déterminer chez un peuple laborieux, & qui ne le cède en induftrie & en intelligence à aucun de l'univers : c'eft l'évaluation faite par les plus habiles négo- cians de la Hollande du produit de la co- chenille qui fe tire du Mexique , habité par le peuple le moins propre au travail & le moins fufceptible d'émulation ; il a été calculé que les galions apportoient année commune en Europe, 880000 liv. pefant de cochenille, dont un tiers filveftre, par conféquent de moindre valeur, qui produi- roient environ lf,f 60,680 liv. monnoie de France , ce qui l'établiroit l'une dans l'autre à environ 16 de nos livres numé- raires la livre. d ij lu Préface. EXTRAIT Des affiches américaines, duz^ Septembre 1785 , N°, 39. C^e que le Père Nicolfon (I) a dit de la cochenille dans fon ouvrage compofé en 1773 , il l'a extrait prefque mot à mot du mémoire que l'on vient de lire, «Se qui dut faire fenfation lorfqu'il parut dans la colo- nie , quoique nous foyons bien fondés à croire qu'il y fut peu répandu (2) : per- fonne ne profita des avantages qu'il fait connoître ; on ne fongeoit peut-être plus à la cochenille, lorfqu'en 1776, M. Thiery de Menonville arriva à Saint-Domingue avec la qualité de médecin botanifte du roi (3) : il eft le premier qui ait eu ce titre, il s'oc- ( 1 ) Effais fur l'hiftoire naturelle de St. Domingue, pag. 4$ & fuiv. ( 2 ) Ce Mémoire a été auffi répandu que le Journal de St. Domingue. ( } ) M. Thiery de Menonville n'a obtenu ce titre qu'au retour de fon voyage au Mexique. Préface, lui cupa beaucoup de notre hiftoire naturelle : fon zèle étoit infatigable; né avec de l'ef- prit, de la vivacité, un génie ardent & une fenfibilité extrême, fon ame s'exhaltoit auffi facilement dans la fociété que dans la re- traite du cabinet ; nous avons lu quelques- unes de fes lettres où il s'eft peint lui- même comme nous le repréfentons. La co- chenille excita particulièrement fes recher- ches , & dans le deffein de s'inftruire de tout ce qui concerne ce précieux infede, il fe rendit au Mexique où il apprit des Efpagnols l'art facile de l'élever , de le nourrir, de le récolter, de planter le nopal &c. : foit qu'il eût le deffein de donner aux cultivateurs plus de confiance dans leurs travaux, foit qu'il ne fût pas entièrement perfuadé que notre cochenille étoit la même que celle du Mexique, il brava mille dan- gers ( I ) pour ravir à nos voifins une ( i ) Ce n'eft qu'au retour du Mexique, en débar- quant au Môle , que M. Thiery a découvert que la cochenille filveftre exiftoit à St. Domingue fur le péref- chia; il ne l'avoit pas vue avant fon voyage, & c'eft d Hj liv Préface, richeffe que nous pofféderions cependant comme eux, fi nous le voulions; il revint au Port-au-Prince avec des plants de nopal couverts de cochenilles ; il la multiplia ; il l'examina avec toute l'attention dont étoit capable un obiérvateur auffi éclairé; enfin, il la récolta, & à l'inftant de jouir du fruit de fon intrépidité, de fes dépenfes & de fes travaux, la mort le ravit aux fciences & à fes amis ; il mourut ab inteftat : nous favons par tradition qu'il avoit fait un traité de la culture du nopal & de l'éducation de la cochenille, qui l'avoit occupé pendant dix ans (I) , comme il dit lui-même dans une de fes lettres ; mais nous n'avons que des notions incertaines fur le fort que cet ou- vrage a éprouvé. M. Thiery fe propofoit d'en faire hommage au roi, Se nous avons fous les yeux l'épitre dédicatoire qu'il devoit à Guaxaca qu'il a appris à la connoitre & à éviter l'erreur de tous ceux qui croyoient avoir vu cet infedle dans la colonie. ( i ) Voyez Première partie du Traité de la culture du nopal & de la cochenille, chap. VIII. Préface. lv adreffer à Sa Majefté. Il rapporta encore du Mexique le jalap, la vanille, qui cepen- dant étoit déjà connue & cultivée ici Se à la Martinique ; l'hypecacuana blanc que nous voyons fe multiplier, & enfin plufieurs au- tres plantes auiïi précieufes par leurs vertus que curieufes par leur beauté. Le lavant M. de Juflleu de l'Académie royale des fciences entretenoit une correfpondance fuivie avec M. Thiery , qui félon quelques renfeigne- mens qu'on nous a fourni auroit bientôt reçu les honneurs académiques, fi la mort ne l'avoit arrêté au milieu de fa carrière : le célèbre auteur de l'hiftoire philofophique & politique en parlant de la cochenille, s'exprime en ces termes fur l'infatigable naturalifte que nous regrettons. M. Thiery, botanifte françois, bravant plus de dangers qu'on n'en fauroit imaginer, l'a enlevée (la cochenille) à Oaxaca même, & l'a tranfplantée à Saint-Domingue où il la cultive avec une perfévéçance digne de fon premier courage ; fes premiers fuccès ont furpaffé fon attente, & tout porte à d iv Lvr Préface. efpérer que la fuite répondra à de fi heu- reux commencemens : ce peu de mots con- signés dans un ouvrage immortel, en dit plus qu'un long éloge. Tout le fruit des tra- vaux de M. Thiery étoit perdu , & nous retombions dans les ténèbres où nous avions fi long-temps vécu au fujetdela cochenille, fans les foins éclairés & les recherches afli- dues de M. Joubert ( I ), qui a repris le foin de démontrer à la colonie avec quelle facilité elle peut ajouter à fes richeffes celle de la cochenille. L'intervalle qui s'eft écoulé entre la mort \ cochenille eft un infede que les natu- raliftes rangent dans la claffe des infedes hémiptères ; les Efpagnols du Mexique l'élè- vent avec beaucoup de foins fur une plante connue fous le nom de figuier dHnde, ra- quette , opuntia , nopal, cacle portant coche- nille &c. : tous ces mots font fynonimes, & les efpèces très-variées à l'Amérique où cette plante eft indigène (i). C'eft de cette plante cultivée que l'infede fuce, digère & extrait la partie colorante pourpre dont les arts ont tiré un fi grand avantage, & le commerce d'Efpagne un fi ( i ) Les efpèces cultivées au Mexique & apportées par M. Thiery ne font pas indigènes à St. Domingue. lx Préface. grand bénéfice ; un commerce aufii confi- dérable devoit naturellement réveiller l'acti- vité de notre nation, & faire trouver dans les vaftes poffeflions du roi dans cette partie du nouveau monde , cet infede précieux que la nature n'avoit pas placé exclufive- ment (I) au Mexique (2) : ce qui fembloit devoir le démontrer eft l'efpèce de la plante, qu'il eût fallu auparavant tirer de fon état agrefte & fauvage par une culture particu- lière, comme le pratiquent nos voifins du ( i ) Voyez Mémoire pour fervir à l'hiftoire des in- fedes, mémoire XIe. pag. 109. M. de Réaumur, dans cet endroit fe fervant de l'analogie, dit que l'on pour- roit naturalifer la cochenille dans les colonies fran- çoifes, comme on y a naturalifé la canne à fucre, le cafier, &c. mais M. Joubert va beaucoup au-delà des pré- tentions raifonnables de M. de Réaumur, puifqu'il in- fère que le bénéfice que la cochenille produit à l'Ef- pagne , a dû réveiller Padtivité de notre nation , & faire trouver dans les vaftes poffeffions du roi, dans cette partie du nouveau monde, un infecte précieux qui réellement ne s'y trouve pas. ( 2 ) Ce raifonnement pourroit nous autorifer à affurer que nous devons auffi poffeder la canelle du Malabar, la mufcade & le girofle des Moluques , &c. Préface. lxi Mexique (I) : ce que nous n'euflions pas dû ignorer, c'eft que nous ne pouvions nous diffimuler que fur ces plantes de la même efpèce , à la vérité toutes hériffées d'épines extraordinairement offenfives Se pofées en forme de chevaux de frife; que fur ces plantes, dis-je , fe nourriffoient de petits in- fedes , qui écrafés fous les doigts , don- noient une couleur teignante, légèrement purpurine (2) : cependant avec tous ces ap- perçus, on a négligé une culture auffi pré- cieufe , parce que 1°. Perfonne n'en a démontré la poffibilité & la facilité. 2°. Parce que Saint-Domingue donnant beaucoup de fucre, de coton, de caffé, d'indigo & de cacao, fournit amplement à la cupidité de l'or, & à l'ambition de la fortune. On cultivoit dans quelques jardins de curieux une efpèce d'opuntia, prefque fans ( i ) M. Joubert met ici en fait ce qui pourroit être mis en queftion. Voyez le traité de la culture du nopal, première partie, chap. VI. ( 2 ) Voyez ci-après les obfervations de M. Lefevre Deshayes. lxii Préface. épines , & d'une fubftance plus délicate, connue fous le nom de raquette efpagnole, pour les ufages de la médecine feulement, ou pour faire des firops ; j'avois remarqué bien des fois que les cochenilles qui fe femoient deffus (I) au hafard, étoient mieux nourries, faciles à recueillir, & qu'elles four- niffoient une partie colorante d'un beau pourpre, & plus abondantes ; je favois que M. le maréchal de Cafiries, jaloux d'étendre de plus en plus les branches du commerce du nouveau monde, défiroit de faire établir cette culture , qu'on avoit fait tenter ci- devant par un botanifte ad hoc, qui étoit allé au Mexique, & dont le travail ne s'étoit borné qu'à apporter quelques caiffes de plants de raquette cultivée, fur lefquelles il avoit dérobé quelques cochenilles qui périrent peu de temps après (2); en conféquence, (i) Voyez ci-après les obfervations de M. Genton; elles font contradictoires avec celles de M. Joubert. (2) On ne peut lire ce paffage fans émotion. M. Joubert pouvoit peut-être fe fervir des travaux de M. Thiery, mais il ne devoit pas calomnier fon bienfai- Préface. lxiii après la mort de ce botanifte, décédé de- puis trois ans environ, je fus choifi par l'adminiitration de Saint-Domingue, & agréé par M. le Maréchal, pour m'occuper de nouvelles tentatives : je fentis dès-lors l'im- portance de cet objet, & je m'en occupai férieufement ; je commençai par multiplier le peu de plants qui reftoient : je recueillis dans tous les jardins ceux qu'on deftinoit aux ufages de la médecine : j'en fis une plantation affez étendue, & dès que ces jeunes raquettes eurent acquis affez de force pour fournir à la nourriture de l'infede, j'allai à la campagne couper quelques bran- ches de raquette les moins épineufes, qui contenoient quelques cochenilles ; je les femai fur mes nopals cultivés, elles pullulèrent ; je fis de nouvelles plantations de raquettes, Se forcé de paffer en France l'été dernier pour caufe de maladie, j'en ai porté avec teur, & parler de lui avec mépris dans un mémoire mis fous les yeux d'un monarque, qui avoit accordé des grâces & des récompenfes que M. Thiery avoit bien méritées. lxiv Préface. moi une petite quantité, & c'eft avec cette cochenille de Saint-Domingue qu'on n'avoit jamais employée, que M. Momeveri (I) , propriétaire & chef d'une manufadure des gobelins, artifte célèbre, a fait l'échantillon d'écarlatte, & avec cette même cochenille que M. Laghet, habile teinturier de Paris, a teint les trois échevaux de foie, comme ils le conftatèrent & l'affirmèrent l'un & l'autre dans leurs certificats : ces deux artiftes ont d'autant plus de mérite dans leurs effais, que notre cochenille de Saint- Domingue eft recouverte d'une partie coton- neufe, qui n'a point été un obftacle entre leurs mains, & que leurs arts, & mes foins mieux dirigés par l'expérience diminuera fenfiblement, ou enlèvera entièrement (2). ( i ) Il eft étonnant que M. Joubert, qui a fi bien lu l'ouvrage de M. Thiery, ne fe foit pas rappelé que ce botanifte avoit préfenté au miniftre de la marine & à l'académie des fciences les effais que M. Macquer avoit faits fur la cochenille, recueillie dans le jardin du Port-au-Prince. ( 2 ) Voilà de belles préfomptions, M. Thiery les avoit eu déjà; mais nous croyons que l'expérience II Préface. lxv il refulte de ce Mémoire très - fuccind, qu'en continuant de multiplier les plants de raquette, dont j'ai laiffé une grande quan- tité en partant, avec ordre de les multiplier de plus en plus; il refulte, dis-je, qu'il fera facile au roi (I) d'ajouter aux riches pro- dudions du nouveau monde dans fes états, le commerce de la cochenille, que Sa Majefté procurera à bon marché dans fes manufac- tures, puifque la plante dont il eft queftion fe plait de préférence dans les terrains les plus arides des plaines & des montagnes , qu'elle exige peu de foins, peu de Nègres, & que l'infede pullule extraordinairement : d'ailleurs, l'adivité & l'ambition de la plus belle nation du monde, le befoin d'une nouvelle culture pour les petits habitans , dont les terres font ufées , mon zèle (2) n'en changera pas la nature. Voyez chap. III. de la féconde partie & chap. IV. ( i«) Cela eft poffible, mais cela n'eft pas fi facile. ( 2 ) Ce zèle peut être traité d'indifcret, il faut convenir que cet engagement de M. Joubert, dont l'exécution tient à bien des hafards, eft très-inconfé- quent Nous prions le lecteur de fe rappeler les lettres e xxvi Préface. enfin affurent à Sa Majefté, que fous vingt ans la France fe paffera de l'Efpagne pour cette branche de commerce, dont elle pourra fournir l'excédent à fes voifins. M. Joubert a ajouté en note. L'année dernière ce Mémoire a été lu & communiqué au roi dans fon confeil d'état, par M. le maréchal de Caftries. Sa Majefté a gardé le Mémoire, & M. Joubert a reçu ordre du miniftre d'en donner un duplicata, qui a été dépofé dans les bureaux de la marine (I). Les ledeurs doivent être maintenant con- vaincus de la facilité , de la certitude de faire des nopaleries à Saint-Domingue ; un ou deux quarreaux de terre, autant d'efcla- ves , quelques petits foins fuffiront pour commencer une manufadure de ce genre : c'eft aux riches habitans à donner l'exem- de MM. les adminiftrateurs ; elles témoignent la manière dont M. Joubert s'eft occupé à exécuter fes promeffes, & l'état de fes plantations, en 178s, en eft un sûr garant. ( 1 ) Cette note n'a été ajoutée que par modeftie. Préface. lxvii pie , le patriotifme doit leur faire faire ce qu'ils n'entreprendroient peut-être point dans des vues d'intérêt : des récompenfes , des honneurs attendent fans doute celui qui le premier aura la gloire de mettre la coche- nille dans le commerce colonial : on fait que le grand Colbert, le père des colonies fran- çoifes, fit donner par Louis XIV, une gratification très-honorable à M. Piquet de la Celle , commis de la compagnie, pour avoir le premier élevé des vers à foie à la Martinique; malheureufement ce genre de manufadure a été abandonné. Il fe peut que notre raquette créole ne foit pas encore le nopal de la première qua- lité; mais il exifte encore ici quelques-uns des plants apportés par M. Thiery, ils font de la plus belle efpèce, & peuvent fe mul- tiplier confidérablement Se très-vite : ces nopals furpaffent de beaucoup en grandeur & en groffeur la raquette ordinaire ; peut- être que celle-ci abandonnée maintenant aux herbes voraces fe perfedionnera par la cul- ture , & acquerra toutes les qualités du e ij lxviii Préface. plus beau nopal : quoiqu'il en foit de cette efpérance, & en fuppofant que de long- temps nous ne récolterons que de la coche- nille filveftre, il eft conftant qu'elle vaut dans le commerce les deux tiers de la mef- téque , qu'elle s'accommode de toutes les efpèces de nopal, qu'elle fe multiplie plus facilement , qu'elle fe répand plus loin & I plus vite fans aucuns fecours étrangers, & que fon produit eft plus sûr ; ainfi ne dut-on recueillir pendant les premières années que cette efpèce de cochenille, malgré la diffé- rence du prix, elle vaut certainement bien la peine qu'on s'en occupe, puifqu'un quar- reau de mauvaife terre n'exigeroit que le travail d'un feul Nègre , & qu'il rendroit pour dix-huit cent livres de cochenille cha- que année ; nous ne hafardons pas cette appréciation fans des autorités (I). Tous les auteurs s'accordent à dire que la raquette fe plait fur les fols arides, qu'elle aime une température égale; combien de ( ï ) Ces autorités ont induit M. Mozard en erreur. Préface. lxix terrains abandonnés & confidérés comme incapables de rien produire, foit par la nature, foit par l'épuifement, donneroient à leurs propriétaires de grandes richeffes , s'ils penfoient à y faire venir la cochenille dans les favanes inutiles, qui fe voyent en allant de Limonade au fort Dauphin : on rencontre prefqu'a chaque pas la raquette & le cierge épineux, ainfi que dans la vafte folitude de la Défolée , on n'y apperçoit pref- qu'aucune autre produdion ; mais celle - là ne fuffit-elle pas? La nature même indique le feul emploi que l'on peut faire de ces terrains, ils appellent des nopaleries, & ces mêmes favanes, qui feront à jamais incultes fans la cochenille , produiroient par elle des millions en peu d'années. On peut foupçonner que l'auteur de l'ar- ticle cochenille dans l'encyclopédie , ainfi que celui du Mémoire lu à la chambre d'agriculture, fe font trompés, en difant tous les deux, que les galions importaient année commune en Europe, huit cent quatre-vingt mille livres pefant de cochenille : Thiftoire e iij lxx Préface. philofophique & politique, où l'on trouve des renfeignemens authentiques & plus récents, nous a fourni les données des calculs fuivans. Quantité de cochenille de toute qualité, exportée chaqu'année du continent de l'Amérique en Efpagne. 460,000 liv. Elle produit au Mexique. 6,67 8,45"o. Ce qui fait reffortir cha- que livre prix moyen à . 14. 10. Elle produit à Cadix . . 7,7f9,196". Ce qui fait reffortir cha- que livre prix moyen à . . 16. 17. Prix courant de cette denrée en Europe .... 18. 14. On ne doit lire qu'avec précaution ce que M. Pomet a dit de la cochenille. Pour être parfaitement inftruit de ce qui concerne cet infede, il eft à propos de coniulter le traité , traduit en françois , qu'en a fait Runfcher hollandois. La differtation de M. de Neuville lue à l'Académie des fciences, en 1725 ; le Tome IVe: des mémoires pour Préface. lxxi fervir à l'hiftoire des infedes par M. de Réaumur; principalement M. Valmont de Bomare, article cochenille, opuntia, gallin- fede; l'encyclopédie au mot cochenille ; & l'hiftoire philofophique & politique, font les ouvrages où l'on trouvera plufieurs détails très-utiles, pour élever & récolter l'infede important qui vient de nous occuper. On conviendra sûrement que chaque pays a des produdions qui lui font particulières; il y en a même qui font affedées aux différens climats dans un même pays ; il ne feroit donc pas étonnant que la cochenille fine fût un infede propre au Mexique comme la plante qui le nourrit, & que la nature n'eût pas fait naître cet infede dans nos colonies. On a vu que les Mexicains employoient la cochenille pour peindre les maifons, & leurs cotons ; les naturels des isles aimoient les couleurs rouges autant que les Indiens du Mexique; ils n'auroient sûrement pas dédaigné la couleur de la cochenille s'ils e iv lxxii Préface. l'avoient connue, & ils ne lui auroient pas préféré la couleur terne du rocou. M. Chanvalon, qui défiroit auffi que l'on put introduire la cochenille dans les colonies, dit: J'ai cherché fur tous les opuntia (I) la cochenille que le Père Labat affuré avec fa confiance ordinaire fe trouver dans nos isles : je ne l'ai pas trouvée ; cependant je ne perdois pas de vue cette branche utile de commerce : j'ai continué en vain ces mêmes recherches avec attention , pendant les cinq ans & demi de féjour que j'ai fait à la Martinique. De quelle efpèce font les infedes que le Père Plumier a vu au petit Goave ? Il eft probable que c'eft le coccus, qui eft très- commun fur le caflier, fur l'acacia , fur l'orme, fur la vigne, &c. : cet infede aptère a des rapports génériques avec la coche- nille, mais il en diffère par plufieurs carac- tères , & principalement par une odeur défa- (i) Voyage à la Martinique, pag. 121. Préface. lxxiii gréable qu'il exhale ( I ) lorfqu'on en a réuni une certaine quantité ; le Père Plumier a été induit en erreur par des flibuftiers qu'il avoit cru trop facilement ; le Père Labat n'avoit pas vu la cochenille, il nous a donné des fidions pour des obfervations; ce qui eft impardonnable (2). Le militaire qui a préfenté le Mémoire fur la cochenille à la chambre d'agriculture du Cap, a été mal inf- truit par le Mexicain, qui n'étant pas natu- raliste avoit jugé fur de fauffes analogies & fur une obfervation trop fuperficielle, & le Père Nicolfon, qui a pris cet auteur pour guide, n'a fait que répéter la même erreur. Toutes les perfonnes qui ont cherché la cochenille fur les arbres que nous avons nommés, fe font trompées : nous en avons plufieurs exemples. Le révérend Père Pafteur, fupérieur de la maifon de charité de Léogane , a effayé de femer fur le nopal de Caftille la graine ( i) Mémoire pour fervir à l'hiftoire des infectes, Tome IV , pag. 107 & fuiv. (2) Lococitato, pag. 108. lxxiv Préface. de coccus aptère de Lorme : fes effais n'ont pas réuffi. Le révérend Père Thimothée, curé du Port-de-paix, notre affocié, a fait inutile- ment les mêmes effais , nous les avons répétés nous-mêmes fans fuccès : cela eft conforme aux loix de la nature, qui a afîigné à chaque efpèce des moyens différens d'en- tretien & de produdion. M. Dutronne notre affocié , au Cul-de-Sac du Port-au-Prince, nous a écrit (I), qu'une perfonne qui connoît bien la colonie & particulièrement le Cul-de-Sac, lui a dit, qu'elle n'avoit jamais vu de cochenille dans ce quartier (2), mais qu'elle en avoit vu à Acquin & fur la plate-forme du Môle : cette perfonne a été inftruite de la culture de la cochenille par M. Thiery. M. le comte d'Ingrande, habitant au fond des Nègres, notre affocié, nous avoit affuré qu'il avoit de la cochenille dans fon quar- ( i ) Au Cul-de-Sac, le 30 Novembre 178Ç. (2) Voyez Traité de la culture du nopal & de la cochenille , première partie, chap. II. Préface. lxxv tier ; il a eu la complaifance de nous en envoyer (I), & nous trouvons que c'êft le coccus aptère & fcetide que M. d'Ingrande avoit pris pour de la cochenille. M. Gauche, notre affocié, dans le quar- tier du Port-de-paix, obfervateur exad & fort inftruit, nous dit dans une lettre du 8 Décembre : je vous remercie de votre obfer- vation fur le coccus, du cocoloba Se du guazuma ; j'ai voulu faire ces tentatives au défaut de cochenille, & je nfétois perfuadé que fi je parvenois à faire multiplier cet infede aptère , & la plante qui nourrit la cochenille, fa propriété colorante fe perfedionneroit par le fuc de cette plante, & que par - là on pourroit le fubftituer à,,la cochenille; je me fuis trompé, c'eft ce qui arrive fouvent dans les effais (2). Le peu de cochenille filveftre que j'ai trouvé fur quelques pieds de folanum vienne a péri prefqu'auffitôt ; ( i ) Au fond des Nègres, le 24 Décembre 178$. ( 2 ) Voyez Mémoire pour fervir à l'hiftoire des infedes, Tome IV, Mémoire XIe, pag. 92. lxxvi Préface. j'ai fait des recherches fur la raquette du bas Mouftèque, & n'y ai rien trouvé. Nous efpérons que la defcription que M. Dubourg a faite du coccus, qui a été confondu par bien des perfonnes avec la cochenille, empêchera à l'avenir cette méprife. M. Thiery avoit déjà attaqué cette erreur; elle ne fubfifteroit sûrement plus, fi fon ouvrage avoit été publié : nous n'avons rien négligé pour tâcher de découvrir fi la coche- nille meftéque exiftoit à Saint-Domingue ; nos recherches ont été inutiles ; nous favions par l'ouvrage de M. Thiery que la coche- nille filveftre fe trouvoit au Môle fur le perefchia : nous favions par les effais de culture & de teinture qu'il avoit faits, qu'on pouvoit cultiver cet infede avec avantage : c'eft lui qui nous a inftruit des règles de cette culture, & comme il le dit lui-même dans fon ouvrage (I), fon voyage au Mexi- que pourroit toujours être regardé comme ( i ) Voyez Seconde partie de la culture du nopal & de l'éducation de la cochenille, première fection, chap. IV. P R ÉF ACE. LXXVII très-utile, quand il n'en auroit rapporté que cette connoiffance ; il avoit donc raifon de dire que l'on prefumoit juftement que la cochenille exiftoit à Saint-Domingue & qu'elle pouvoit y être cultivée ; mais on peut affurer auffi que perfonne avant lui n'avoit connu la cochenille , & qu'on ne favoit pas que cet infede exiftoit fur la raquette très-épineufe & prefqu'inaccefîible que l'on nomme perefchia (I) ou patte de tortue, & qu'il falloit la chercher fous le matelat cottonneux qui la couvre & la défend des infedes & des imprefîions trop fortes de la chaleur : n'eft-il pas évident que l'auteur du Mémoire préfenté à la chambre d'agricul- ture du Cap, auroit dit que la cochenille exiftoit au Môle fur le perefchia, s'il l'avoit fu, & qu'il en auroit inféré la poffibilité de cultiver cet infede dans ce lieu, lorfqu'il a parlé de la poffibilité d'enrichir ce quartier par cette culture. ( i ) Voyez le voyage du Mexique, route d'Aquia- tapoque à Los-Cues. lxxviii Préface, M. Genton, notre correfpondant au Môle, a eu l'attention de nous envoyer plufieurs gemmes de perefchia couvertes de coche- nilles. Cet infede nous a paru être le même que celui que nous cultivons, & qui vient des fouches que M. Thiery avoit tranfplantées au Port-au-Prince. Voici quelques obferva- tions que M. Genton a fait inférer dans le fupplement, au premier N9. des affiches américaines de 1786. La cochenille filveftre vient naturellement dans ce quartier fur le nopal, vulgairement appelé patte de tortue ; il feroit impoflible de la récolter fur cette plante qui s'élève à huit & neuf pieds, par la grande quan- tité d'épines dont elle eft armée. Cet infede fait toujours face à l'oueft, & l'on n'en voit jamais aucun du côté de la feuille qui fait face à l'eft, ce qui me fait préfumer qu'en établiffant une nopalerie, on doit avoir égard à l'expofition (I). Une choie remarquable, c'eft que parmi ( 1 ) Voyez Traité de la culcure du nop?l & de la cochenille, féconde partie, liv. XI, chap. III. Préface. lxxix la grande quantité de nopal de toutes efpèces qui avoifinent celui où l'infede s'at- tache, il n'y en ait aucune qui cherche à s'y établir : mes recherches à cet égard ont été fuperflues. Le temps de pluie eft le plus contraire à la cochenille, furtout dans cette faifon des vents du nord. Les récoltes faites hors de faifon ne donnent plus un teint fi beau, fi vif, ni fi abondant. M. Thiery n'ayant pas trouvé dans les forêts & dans les campagnes du Mexique, le nopal des jardins fur lequel on élève la cochenille fine , a préfumé que cette plante avoit paffé de l'état agrefte au degré de perfedion où elle eft, par la culture; il paroît penfer aufli que la cochenille fine pourroit bien n'être qu'une variété perfedionnee par l'éducation ; ne fâchant pas les progrès de cette amélioration Se le temps qu'elle peut exiger, il croit que cela peut fervir à prou- ver l'antiquité des peuples du Mexique. La préfomption de M. Thiery ne nous paroît pas une obfervation fuffifante pour fe foutenir malgré les faits d'analogie , & lxxx Préface. nous fournies fondés à en douter, jufqu'à ce que des faits recommandés par l'expé- rience viennent à la confirmer. Comment pourrions - nous croire à cette métamorphofe? Ecartons toutes les preuves d'analogie, & ne nous appuyons pas du perfedionnement de plufieurs plantes à l'aide de la culture, pour affurer que cela peut avoir lieu pour le nopal. La culture peut perfedionner le port, la couleur, l'accroiffement, le développement, la faveur dans une plante ; mais jamais elle ne changera les caradères fpécifiques. Nous ne penfons donc pas que le tuna, par exemple, puiffe être converti en perefchia, & que celui-ci puiffe jamais fournir le nopal de Campèche ou de Caftille, ou le nopal des jardins. Toutes ces plantes ont un caradère propre, qui eft indélébile ; Se jamais la main de l'homme ne pourra en altérer les traits, au point de dénaturer les efpèces & les confondre les unes dans les autres. C'eft en vain que Von voudroit faire efpé- rer à la colonie de pouvoir améliorer la cochenille P R É F ACE. LXXXI cochenille filveftre, & la convertir en coche- nille fine ou meftéque Ces deux infectes qui appartiennent au même genre forment deux efpèces, qui ont chacune leurs caradères particuliers ( I ). Mais qu'importe à la colonie d'avoir la coche- nille fine? & pourquoi chercherions-nous à tui donner des efpérances illufoires, ou des regrets inutiles ? Il vaut mieux s'attacher à prouver, comme on l'a déjà fait, que la culture de la cochenille filveftre peut lui être avantageufe, Se qu'elle peut remplacer la meftéque dans nos manufactures. On apprendra par l'ouvrage de M. Thiery toutes les règles de cette culture ; mais on verra par le détail de ces règles que cela exige un certain travail. Oa croirpit même que M. Thiery a un peu trop affoibli l'idée que frm doit en avoir, fi l'on ne favoit pas qu'il eft exécuté au Mexique par des hommes indolens & bornés. ( i ) Voyez Mémoire pour fervir à l'hiftoire des infedtes , Tome IV , Mémoires II, pag. 9. ixxxn Préface. Ceux qui adopteront la culture de la cochenille, éprouveront fans doute la peine de n'avoir que le précepte pour guide ; mais la confiance & l'expérience les for- meront ; l'ufage Se l'habitude détruiront bien des difficultés. Les effais qui ont été faits jufqu'à pré- fent au Port-au-Prince & au Cap, fuffifent pour faire connoître la poffibilité d'adopter la culture de la cochenille dans la colonie; on peut apprécier par ces effais les produits des travaux en grand, & cela préfente des réfultats très-avantageux & bien propres à fervir d'encouragement. On dira peut-être que la défiance & la timidité font proportionnées aux moyens: celui qui a beaucoup peut hafarder quelque chofe, mais les rifques des effais font trop périlleux pour celui qui n'a qu'une petite propriété, & jamais les petits capitaliftes n'iront fe réfugier dans les déferts de la colonie, pour tenter une culture minutieufe & cafuelle dont les accidens peuvent pro- duire leur ruine. Préface. lxxxiii M. Thiery a non-feulement fait connoitre les travaux d'une nopalerie ; mais il a eu foin d'indiquer les accidens & de calculer en quelque forte les rifques de fon éta- bliffement. On n'eft jamais expofé comme dans les autres manufadures à une perte abfolue de revenu, mais on peut éprouver des retards & des diminutions : voilà le plus grand inconvénient ; mais cela n'empêche pas que le revenu d'une nopalerie ne four- niffe un intérêt plus fort qu'aucune manu- fadure : c'eft ce qu'il étoit intéreffant d'éprou- ver , & c'eft un objet fur lequel M. Thiery n'a rien laiffé à defirer. LXXXIV Préface. OBSERVATIONS PARTICULIÈRES i Faites dans le jardin du Cercle des Phila- delphes au Cap , par M. Arthaud. 1^ ous avions planté dans notre jardin plu- fieurs efpèces de cactes ; nous avions planté plufieurs pieds de nopal de Campeche Se de raquette efpagnole; nous lés avions cul- • tivés dans l'intention de les multiplier pour former une nopalerie ; nous étions difpofés à demander à MM. les adminiftrateurs de la cochenille avec du plant de nopal, lorf- que M. Bruley a prévenu nos défirs, en nous donnant en échange pour du nopal qui lui manquoit, de la graine de cochenille filveftre qu'il avoit tirée des débris des plan- tations de M. Thiery dans le jardin du roi au Port-au-Prince. 12 Juin I78f. Nous avons femé de la cochenille fur trois pieds de nopal de Cam- peche, dont le plus vieux avoit huit mois, Si fur un pied de raquette efpagnole. Préface. lxxxv Cette femaille a très - bien réuffi ; elle avoit été faite dans des nids d'étoffes de paille, fufpendus aux pieds du coté de l'eft avec des fils de coton ; les petites coche- nilles fe font répandues fur toute la plante, principalement du côté de l'eft, Se furtout fous les fils de coton , qui offroient un abri & paroiffoient les défendre de la pourfuite des fourmis, qui en font friandes, & contre lefquelles la nature a paru vouloir les prémunir , en leur donnant un duvet cotonneux. 14 Aouft I78f. Nous avons fait une récolte de cochenille que nous avons pré- parée fuivant les procédés connus ; il y avoit déjà des fruits d'une nouvelle produc- tion, & plufieurs petites cochenilles s'étoient déjà répandues fur les plants de nopal : cela confirme l'obfervation de M. Thiery de Menonville , qui prouve que la femelle cochenille rend fes petits au bout de deux mois, qui eft à-peu-près le ternie de fon exiftence. La cochenille" qui étoit fur le nopal de / iij lxxxvi Préface. Campeche étoit plus belle, mieux nourrie que celle qui étoit fur la raquette efpagnole. Cela tend à prouver que le nopal de Campeche convient mieux à l'éducation de la cochenille filveftre, que la raquette efpa- gnole. 7 Odobre 1785'. Nous avons femé de nouveau ; la récolte a été faite le 7 Odobre, nous n'avons pas femé à cette époque, parce que les mères avoient fait leur part, & qu'il s'étoit répandu un nombre fuffifant de petites cochenilles pour pouvoir fournir à une nouvelle récolte ; nous favons que ce procédé eft contraire aux principes éta- blis par M. Thiery, il veut que l'on fème tous les deux mois après avoir dépouillé & nettoyé les plants, en récoltant la coche- nille ; il prétend que c'eft le moyen d'avoir une cochenille plus belle, mieux nourrie, & nous le croyons ; nous penfons auffi que c'eft le moyen de ménager les plants & d'empêcher que Paglomération des coche- nilles , autour de leurs mères , n'appau- vriffe le plant & ne faffe atrophier les Préface lxxxvii gemmes, comme cela arrive lorfqu'elles fe trouvent furchargées, & furtout lorfque les cochenilles fe font aglomérées aux articles. C'eft pour tâcher de prévenir cet incon- vénient que nous avons eu foin de nettoyer les articles de nos plants, de ne pas laiffer de cochenille fur les gemmes trop jeunes & point parvenues à un certain degré de maturité Se de développement. Enfin, nous avons eu l'attention de nettoyer entièrement les endroits fur lefquels les mères avoient été fixées ; ces endroits fonc jaunes & dépri- més ordinairement, la fève ne les régénère pas abfolument, lorfque la cochenille eft ôtée ; mais ils fe durciffent après avoir rendu un peu de gomme, & il fe forme deffus une pellicule grife , femblable à une cicatrice. La cochenille ne fe nourrit fur le nopal qu'aux dépends de la sève, elle lui ôte fes principes de végétation , elle nuit à fon développement, & elle l'appauvrit au point de le faire périr dans l'atrophie, fi elle étoit trop abondante : on peut donc regarder la lxxxviii Préface. cochenille comme le fléau du nopal, & une véritable maladie. Il eft donc bien effentiel de ne femer de la cochenille que fur des plants qui ont affez de vigueur & de force pour pouvoir la nourrir fans s'épuifer. M. Thiery demande que les plants ayent dix-huit mois : cette règle ne peut être générale, & elle doit être modifiée fuivant la qualité du fol & le climat où on cultive le nopal ; cependant nous avons femé notre cochenille fur des plants de huit mois, & ils étoient sûrement trop jeunes, car ils ont paru fouffrir; mais nous fommes excufables, parce que la nécef- fité nous a fait la loi, Se nous a forcés de planter en entretien, c'eft-à-dire, pour con- ferver nos plants. Du 20 Novembre I78f. Ayant trouvé que les cochenilles de la femaille précédente étoient rondes, groffes, que plufieurs com- mençoient à faire leur part , & que les petits fe repandoient fur les articles des nopals, nous avons cru que nous pouvions faire notre récolte ; il étoit temps effedi- Préface. lxxxix ▼ement, car quelques heures après que cette cochenille a été recueillie, il y avoit une quantité innombrable de petits qui avoient quitté les floccons cotonneux fous lefquels ils étoient groupés fous le ventre de leurs mères, & ils cherchoient à fe répandre ; nous avons obfervé plufieurs mâles dans le nombre de ces petits. M. Thiery regarde la pluie comme l'en- nemi le plus dangereux de la cochenille, mais nous avons obfervé que les fourmis étoient bien plus à craindre (I), furtout pour les pieds de nopals qui ne reçoivent pas le foleil toute la journée, & qui font expofés à être couverts dans la partie de l'eft; non-feulement les fourmis mangent la cochenille, elles piquent même la plante & don- nent lieu à des points gangreneux qui pénè- trent dans le parenchifme, ce qui doit être fuivi d'efearre & de cicatrices dures & cal- leufes qui interceptent la circulation de la fève. ( i ) Voyez Mémoire pour l'hiftoire des infedes, Tome IV, Mémoire II, pag. 95. xc Préface. Nous avons laiffé deux plants fe femer naturellement, mais nous en avons femé un des plus anciens le 22 Novembre , après avoir effuyé toutes les pattes fur lefquelles il y avoit eu de la cochenille, & fur lef- quelles il y avoit déjà des petits de répan- dus ; cette précaution eft néceffaire, elle eft recommandée par M. Thiery , qui veut même que l'on employé de l'eau pour bien enlever tous les débris de la cochenille, qui attireroient les fourmis. Nous avions planté deux gemmes fur lef- quelles il y avoit eu de la cochenille. M. Thiery dit qu'elles ne peuvent être em- ployées pour du plant & qu'elles pourrif- fent; une de ces gemmes avoit pouffé deux bourgeons le 21 Novembre, la féconde avoit pourri aux deux tiers ; mais nous avons remis en terre ce qui reftoit, Se il y avoit un très-beau bourgeon qui sûrement fera fouche. Nous ne rapportons cette obferva- tion que pour faire voir que la règle de M. Thiery eft trop rigoureufe, & que l'on peut employer des plants qui ont nourri la coche- Préface. xci nille, quand on eft dans la néceffité de tirer parti de tout & d'ufer d'écQnomie pour multiplier fes plantations ; nous penfons cependant qu'il eft plus avantageux lorf. qu'on le peut, d'employer d'autres plants d'après les principes de M. Thiery. Le ciel étoit couvert le 22 Novembre, les vents de nord-eft & de fua'-oueft ont été forts, il y a eu une pluie légère, les vents étoient nord le lendemain 23 , le ciel étoit couvert, une brunie couvroit les mornes le matin & obfcurciffoit l'air ; il y a eu de la pluie toute la journée, le thermomètre a été conftamment à vingt degrés. Nous avons tué dans l'eau bouillante la cochenille que nous avions recueillie la veille : quelques heures de foleil ont fufîî pour la fécher affez pour l'empêcher de fe corrompre ; mais fi nous n'avions pas eu cet avantage, nous aurions été obligés de la faire fécher au four ou fur des plaques chaudes; c'eft fans doute dans une pareille circonftance que les Indiens du Mexique xcii Préface. employent ces moyens, qui leur donnent une cochenille d'une qualité médiocre. Le vent & la pluie auroient sûrement fait périr notre graine, fi nous n'avions pas eu la précaution de faire couvrir le pied de nopal que nous avions femé, avec un chaffis exécuté d'après le plan du féminaire décrit par M. Thiery; cet événement montre l'im- portance de ne pas récolter, Se de ne pas femer lorfque les obfervations du baromètre, du thermomètre & l'état du ciel indique- ront de la pluie; nous avons fur les Indiens l'avantage de prévoir cet événement avec affez de jufteffe ; le cultivateur de coche- nille ne fera donc pas expofé à compro- mettre fa récolte & fa graine comme l'Indien borné, lorfqu'il voudra s'attacher à régler fes travaux d'après des obfervations météo- rologiques foignées. On voudra bien obferver que depuis le 14 Juin jufqu'au 22 Novembre, nous avons fait trois récoltes, nous en aurions fait davan- tage fi nous avions femé plutôt ; mais en admettant que l'on ne puiffe faire que quatre Préface* xciii récoltes dans l'année dans la partie du Cap (I), cela prouvera toujours que la culture de la cochenille peut être établie dans la partie du nord comme dans la partie du fud de la colonie, & qu'elle y prefentera les mêmes avantages & les mêmes reffources. Nous avons donné du plant & de la graine à M. Auvrai, négociant, notre affocié ; il fe propofe de femer la graine fur le tuna ou raquette ordinaire , en attendant que fes plants de nopal de Campeche puiffent être femés ; mais nous craignons qu'il ne réuffiffe pas : nous avions mis un nid chargé de graine fur un pied de tuna, il s'y eft répandu quelques petits ; mais ils n'ont pas paru y prendre Paccroiffement ordinaire dans les époques de leur exif- tence, & enfin ils y ont péri fans fe repro- duire; cela fe rapporte aux obfervations de M. Genton. (i) Nous ne favons pas encore fi l'Indien ne difcon- tinue pas fes femailles dans le temps des pluies, prin- cipalement pour laifler repofer fes plants & prévenir leur épuifement. xciv Préface. Les foins & la conftance de M. Auvrai donneront sûrement un exemple utile, qui fera profpérer la culture de la cochenille dans le quartier Dauphin ; il n'y a perfonne qui ne fente combien il eft important qu'elle puiffe s'établir dans les terres arides & ingra- tes des fredoches , des fonds blancs, des fonds bleus, &c. Nous avons envoyé du plant à M. Gauche Se au R. P. Thimothée, nos affociés au Port-de-Paix ; les premiers fuccès dans ce quartier ne tarderont pas à porter la culture de la cochenille dans les déferts du Port-à-Puifent, & dans les terres incuites du Môle. La colonie n'a pas verfé tout de fuite dans le commerce une quantité auffi confi- dérable de caffé que celle qu'elle lui fournit aujourd'hui ; l'établiffement des fucreries & des autres manufadùres a été fucceffif ; l'ha- bitant qui plante du caffé & des pièces de canne ne peut entrer en récolte que dix- huit mois ou deux ans après ; on le fait, & on établit tous les jours des fucreries & des cafféeries, parce que l'on fait que les récoltes Préface. xcv a venir indemniferont du retard des revenus par un produit fatisfaifant. Le temps qu'il faut pour que les plants de nopal prennent un accroiffement conve- nable , ne doit pas rebuter ceux qui peuvent adopter la culture de la cochenille. Le pro- duit de cette culture eft bien plus précoce que celui du caffé; la première récolte de cochenille qui peut fe faire au bout de vingt mois peut être auffi abondante que les fui- vantes, au lieu que la première récolte qui fe fait deux ans après que le caffé a été planté eft encore très-médiocre. 11 faut plufieurs années pour que la colonie fourniffe au commerce une certaine quantité de cochenille ; il faut encore plus de temps pour que la colonie puiffe fournir à la métropole une quantité de cochenille fuffi- fante pour fes manufadures; quelques per- fonnes entreprendront d'abord cette culture, la confiance s'établira infenfiblement lorfque les fuccè* en auront fait connoître les avan- tages. L'auteur du mémoire fur la cochenille xcvi Préface. que nous avons rapporté ci-deffus, dit dans une note : que le roi pourroit animer les effais fur la culture de la cochenille, en attribuant une gratification d'encouragement au premier habitant qui produiroit dix livres de cochenille de fon crû, des exemptions, &c. Ces moyens ont plus de force dans une colonie nouvelle qui n'offre aucun objet de comparaifon, & dans laquelle il n'y a encore aucune culture d'établie ; cependant nous croyons qu'on peut les employer, parce que le gouvernement eft sûr de placer, à un très-fort intérêt, les facrifices qu'il pour- roit faire pour cet objet; mais on peut penfer que ce fera moins l'appas des indem- nités & des exemptions qui portera à la culture de la cochenille, que l'efpoir d'un gros bénéfice, en cultivant des terres qui font fans rapport. Nous croyons rendre fervice à la colonie & à l'état, en faifant connoître cet ouvrage que l'on croyoit perdu; nous l'avons revu avec attention ; nous avons vérifié prefque toutes les obfervations qu'il contient ; nous avons Préface, xcvii avons cru pouvoir retrancher quelques dé- tails inutiles principalement dans le voyage : il n'a pas dépendu de nous de changer entièrement le ftyle ; il auroit fallu refondre l'ouvrage, & nous n'aurions pu le faire quelquefois fans nous expofer à altérer la penfée de l'auteur. Nous efpérons que le public ne jugera point rigoureufement l'ou- vrage de M. Thiery par cette confidération ; il auroit fans doute diminué les imperfec- tions qui s'y trouvent, s'il avoit pu mettre la dernière main à fon travail. Nous pouvons dire que M. Thiery avoit pofé avec beaucoup de peine la première pierre d'un édifice qui fe feroit élevé s'il avoit vécu ; nous avons tâché d'écarter les ruines qui en couvroient les fondemens; nous ne négligerons rien pour contribuer à le conftruire, nous y réuflirons peut-être ; mais en apréciant nos efforts, nous jugeons combien il eft difficile de remplacer M. Thiery ou de fuivre fes plans ; cette entre- prife ne peut convenir à un feul homme, elle convient à une fociété dont les travaux xcvm Préface. font continuels. Quand le Cercle des Phila- delphes , qui s'eft foutenu jufqu'à préfent avec fes propres fonds, & qui ne s'eft formé que par l'émulation d'être utile & le plaifir de travailler, n'auroit férvi qu'à publier l'ou- vrage de M. Thiery, à exciter la culture de la cochenille dans la colonie, il auroit fuffifamment prouvé une utilité qui peut fe rapporter encore à d'autres objets qui ne font pas moins effentiels. ÉLOGE D E M. THIERY DE MENOH VILLE, Prononcé par M. ARTHAUD, Correfpondant de la Société Royale de médecine , de VAcadémie de chirurgie de Paris, Médecin du Roi ? à la rentrée du Cercle des Philadelphes y au Cap, le 19 Septembre 1785. Au jugement de ceux qui ont aujourd'hui des idées faines de la valeur des chofes, Celui qui peupla la France de Sculpteurs, de Graveurs, & d'Artiftes en tous genres , qui furprit aux Anglois la Machine à faire des Bas ; le Velcurs aux Génois ; les Glaces aux Vénitiens , ne fit guères moins pour l'Etat, que Ceux qui battirent fes Ennemis & leur enlevèrent leurs places fortes. Ditt. Encycl. Edit. in-40. de Genève, Tom. III. ^Jt ma patrie ! après avoir fourni des héros & des législateurs dont la valeur Se la pru- dence ont étonné l'Europe, tu commences à produire des hommes qui, pour être moins fameux, n'en font pas moins utiles. La renom- mée ne proclamera pas leurs exploits ; mais elle portera dans l'avenir des découvertes avantageufes, ou des ouvrages qui mérite- ront la reconnoiffance de la poftérité. g tj c Éloge Que je ferois heureux, fi j'avois eu l'a- vantage de confacrer mon exiftence au fer- vice de mes compatriotes ! fi j'avois pu faire hommage de mes foibles talens, Se préfenter le tribut de mes travaux dans le temple que ma patrie a vu élever dans fon fein, aux fciences, aux lettres & aux arts, par Sta- nislas le Bienfaifant ! Mais qu'il eft confolant pour moi, dans une terre éloignée , & fous un ciel brûlant, où l'on ne cultive les fciences qu'au péril de fa vie, de leur rendre un premier hommage en faifant l'éloge d'un Lorrain ! Que mon cœur eft fatisfait de pouvoir, fans outrager la vérité, le placer au nombre des bienfaiteurs de la colonie, dans la claffe des hommes qui n'ont été pafïionnés que pour faire le bien, & qui ne fe font occupés qu'à trouver les moyens d'augmenter les richeffes de l'état avec fon induftrie. M. Thiery de Menonville eft né à Saint- Mihiel ( I ), en Lorraine. Le vœu de fa ( i ) De mes deux oncles maternels, l'un eft ancien premier juge-conful de Nancy, l'autre avocat au par- lement de Metz : le leul oncle paternel que j'avois eft de M. Thiery. ci famille l'appeloit à l'état eccléfiaftique; mais ce vœu, contrarié par un penchant fecret qui l'appeloit à la contemplation de la na- ture , le porta inutilement à l'étude des loix. M. Thiery , avocat malgré fon goût , voulut devenir naturalifte : il fut à Paris. C'eft dans cette capitale où l'exemple des grands hommes embrafe l'ame du défir de s'ennoblir comme eux, en acquérant des connoiffances ; où l'efprit éclairé par les préceptes, développe toute l'étendue dont il eft fufceptible ; où tous les refforts du génie déploient toute leur force & toute leur activité, qu'il étudia la botanique fous MM. de Juffieu ; & il eut l'avantage, ce qui eft affez rare, d'être diftingué dans la foule des élèves, & de mériter l'eftime de fes maîtres. M. Thiery fentit que l'homme qui ne mort avocat à la cour de Lorraine; le frère de ma belle-mère & fon père étoient avocats en cette cour , de même que mon père. Mes aïeuls, mon frère & mon grand-père maternel font morts lieutenans de pré- voit de St. Mihiel. (Extrait dune lettre de M.. Thiery.) g iij Cil ÉLOGE rapporte pas fes connoiffances à 1 intérêt de la fociété eft condamnable; il fentit que l'étude de la botanique , toujours intéref- fante, malgré les fatigues auxquelles elle, expofe, n'eft utile que lorfque celui qui s'y livre cherche dans les différentes parties des^plantes, des matériaux, qui, après avoir paffé dans les laboratoires de la chimie , dans les ateliers des artiftes, puiffent fervir à procurer des remèdes précieux ou des commodités agréables. Auffi ne fe borna-t-il pas à gravir, comme tant d'autres botaniftes, les montagnes efcarpées des Alpes, des Py- rénées ou de la Suiffe, pour y recevoir, des mains du hafard, la découverte de quelques plantes échappées aux recherches & aux cour- fes laborieufes des hommes célèbres, qui ont enrichi la botanique par les voyages qu'ils ont fait dans ces lieux difficiles. L'iiluftre abbé Raynal venoit, dans fon ouvrage vraiment philofophique , de faire connoître à toutes les nations les richeffes refpeclives de leurs colonies ; il venoit de préfenter des vues auffi féduifantes que neu- de M. Thiery. cm ves pour les augmenter encore ; il venoit de dire, d'après le Dictionnaire encyclopé- dique , en parlant de la cochenille : « Son „ prix, qui eft toujours très-haut , auroit m bien dû exciter l'émulation des nations „ qui cultivent les isles de l'Amérique, & » des autres peuples qui habitent des ré- j3 gions dont la température feroit conve* 5, nable à cet infede & à la plante dont il »> fe nourrit; cependant, la nouvelle Efpagne s» eft reftée en poffeffion de cette riche pro- 5j duction. j> Cette phrafe infpire fans doute M. Thiery ; fon ame s'enflamme ; fes vœux le portent à fervir fa patrie. Il forme le projet de la délivrer du tribut qu'elle paie à une nation étrangère, pour fe procurer une denrée que le luxe a rendu néceffaire, & dont la France fait une confommation d'autant plus confi- dérable, qu'elle a obligation à fes artiftes de poffeder dans fes manufactures la fupério- rité dans la teinture de l'écarlate couleur de feu, défignée par le nom d'écarlate des Gobelins. g iv civ Éloge M. de Réaumur avoit propofé à M. le Régent de tranfporter la cochenille dans nos poffefiions. Cette propofition fut applaudie , mais elle n'eut pas d'exécution, peut-être parce qu'il ne fe trouva perfonne alors qui eût l'intrépidité d'entreprendre le voyage du Mexique pour tenter un larcin périlleux. M. Thiery favoit que les encouragemens, que la fociété royale de Londres avoit pro- pofés pour exciter la culture de la coche- nille dans les colonies angloifes, avoient été inutiles; il favoit que Pinduftrie françoife, ainfi que celle des anglois, vouloit être appliquée à des objets qui demandent plus d'activité, & qui prêtent davantage au déve- loppement de l'intelligence ; il favoit enfin que la culture de la cochenille ne convient guère qu'à une nation peu active ; mais il favoit auffi qu'il y avoir dans les colonies françoifes une claffe d'hommes {les gens de couleur ), qui fe multiplient tous les jours, & qui n'ayant pas, à beaucoup près, l'ac- tivité des européens, pourroit être occupée utilement à cette culture. 11 favoit qu'elle de M. Thiery. gv pourroit être adoptée par ceux qui ont le défavantage de n'avoir que de petites pro- priétés , & par ceux qui n'ont que des terres peu propres aux autres cultures. Toutes ces confidérations appuient le projet de M. Thiery ; il en fait part au miniftère, & il reçoit des promeffes encou- rageantes & des lettres de recommandation pour MM. les adminiftrateurs de St. Domin- gue, où il devoit d'abord fe rendre. M. Thiery arrive dans cette colonie en 1775: il ne la voit qu'en botanifte, & il admire la fage prévoyance de la nature d'entretenir une verdure perpétuelle dans un pays où l'extrême chaleur développe fans ceffe des principes de corruption qui détruiroient la vitalité, s'ils n'étoient corrigés Se tranfmués fans ceffe par les exhalaifons bienfaifantes des plantes. Il voit les terres les plus arides couvertes de cactes (I), Se l'analogie la plus féduifante lui confirme encore la poffibilité de réalifer fes vues. (i) Terme générique, qui défigne toutes les efpèces de raquettes. cvi Éloge Notre nouvel argonaute part pour le Mexique; il n'étoit pas avoué par le gou- vernement: fa patrie ne pouvoit que délirer le fuccès de fon entreprife; mais elle ne pouvoit en avouer la témérité. M. Thiery, réduit en quelque forte au rôle d'aventurier, pourfuit fes vues avec conftance. Il falloit tromper la vigilance d'une nation jaloufe d'une propriété dont elle jouit exclufivement ; il falloit former des liaifons, infpirer de la confiance ; il falloit obferver la culture de la cochenille ; il falloit pouvoir fe procurer cet infecte précieux avec la plante qui fert à fon éducation, & il falloit pouvoir l'enlever : mais cela ne fufBToit pas encore , il falloit conferver la cochenille pendant la traverfée ; & pour mériter toute la gloire d'une pareille entre- prife , il falloit intéreffer la France en mul- tipliant chez elle cet infecte précieux, & mériter la reconnoiffance de la nation, en la faifant jouir de cette nouvelle richeffe. Le fentiment de fes forces infpire du courage. M. Thiery avoit une conftitution de M. Thiery. cvii robufte, & il avoit befoin de ce bienfait de la nature pour foutenir les fatigues de fon entreprife. Il ne voyageoit qu'à pied , & cela convient réellement à l'obfervateur qui fe complait à examiner les productions de la nature. Comment l'ame pourroit-elle les faifir & les admirer, dans une courfe rapide qui ne préfente qu'une nuance prefqu'uni- forme , fous laquelle l'efprit ne peut dif- cerner aucun objet ? M. Thiery parcourut ainfi plufieurs pro- vinces du Mexique. Il ne porta pas un œil avide fur ces antres profonds, creufés par le crime, la douleur ou l'oppreffion, pour en arracher ces métaux, qui n'ont donné à l'Efpagne qu'un inftant de prépondérance que Pinduftrie lui a bientôt fait perdre. Il ne s'approcha pas de ces palais fomptueux élevés fur les ruines des édifices fimples des malheureux Incas. Il auroit pu autrefois admirer le bonheur des premiers habitans de ces contrées ; fon ame eut été fatisfaite ; mais l'homme fage ne jouit pas dans les lieux où le faite règne avec la tyrannie. CVHI ÉLOGE Notre obfervateur tâcha de mériter la bienveillance de quelques Indiens, de quel- ques Noirs qui cultivoient la cochenille. C'eft en vivant avec ces hommes, auxquels il étoit dangereux de découvrir trop tôt un deffein qui pouvoit compromettre la liberté & la vie de M. Thiery, qu'il parvint à connoître les différentes efpèces de cactes, Se qu'il put fe procurer les deux efpèces de cochenille dont il avoit appris à diftin- guer la nature, la conftitution, les caractè- res , les habitudes, les époques d'exiftence, & tous les procédés qui conviennent à leur culture. Pourvu de ces connoiffances, M. Thiery s'embarque pour revenir à Saint-Domingue ; mais contrarié par une traverfée orageufe , il fut expofé à de nouveaux dangers , & ils furent moins allarmans pour lui que la crainte de perdre le fruit de fon pénible voyage , par le dépériffement de fes nopals & de la cochenille. Les événemens ne font pas toujours échouer l'homme intrépide qui livre fon i de M. Thiery. cix exiftence à l'inconftance & au hafard des mers. M. Thiery arrive au Môle S. Nicolas en 1778. Son triomphe étoit femblable à celui d'un guerrier audacieux qui fort d'une expédition dangereufe. Il pourvoit à la sûreté de fa nouvelle colonie, & il s'occupe à chercher dans ce lieu, dont le génie de M. d'Eftaing a fait un rempart impofant, un terrain où il puiffe la faire profpérer. Les terres du Môle, qui ne peuvent être fertilifées par les moyens ordinaires, con- viennent d'autant mieux à la culture de la cochenille meftéque, que l'on y trouve fur le perefchia ( I ) la cochenille filveftre ; mais M. Thiery devoit faire conftater le fuccès de fon voyage par MM. les Adminiftra- teurs ; il devoit leur préfenter l'hommage du tréfor qu'il apportoit à la colonie ; il fut obligé de fe rendre au Port-au-Prince, qui, comme chef- lieu, devoit en avoir les pré- mices , & renfermer un etabliffement qui (1) Efpèce de raquette, appelée communément patte de tortue. c\ Éloge pût donner dans la fuite un exemple encou- rageant aux colons. MM. d'Ennery & de Vaivre adminif- troient alors la colonie ; ils s'intéreffoient trop à fa profpérité, pour ne pas fentir l'im- portance du fervice que M. Thiery alloit lui rendre. Aufli s'emprefsèrent-ils à lui affigner un terrain pour établir une nopalerie. Les cactes ou nopals viennent dans les terres les plus arides. Le nopal de Caftille, apporté par M. Thiery, a réufli très-bien dans le jardin confié à fa direction, & nous y en avons vu de très-beau ; mais ce ter- rain , formé par un tuf blanc , étoit trop pauvre pour fournir à la végétation du nopal des jardins du Mexique. Celui-ci paroît une plante perfectionnée par la culture & uniquement deftinée à la cochenille mefté- que , qui prend fur cette plante une qualité fupérieure. Auffi les premières plantations de M. Thiery n'ont-elles pas eu le degré de vigueur, qui pouvoit lui donner l'efpé- rance de les multiplier affez promptement de M. Thiery. cxi pour être en état d'en faire de plus éten- dues, auffitôt qu'il l'auroit déliré. Mais ce n'étoit pas affez de multiplier le nopal. Il falloit conferver la cochenille, étu- dier l'influence d'un nouveau climat fur fa conftitution, fuivre les révolutions qu'elle pouvoit éprouver dans les différentes faifons, reconnoître celles qui lui étoient les plus favorables, non-feulement au Port-au-Prince, mais dans toute la colonie ; s'affurer des époques auxquelles on pouvoit planter le nopal, & de celles dans lefquelles il étoit le plus avantageux de femer la cochenille , pour tirer tout le fruit pofïïble de fon tra- vail. Tous ces effais demandoient bien des obfervations, exigeoient bien des expérien- ces , bien des foins, bien des peines ; mais aucun obftacle ne pouvoit rebuter M. Thiery, & ceux qu'il rencontroit ne fervoient, en l'irritant, qu'à ranimer fon ardeur. Les Mémoires que M. Thiery avoit envoyés à l'académie des fciences, méritè- rent l'approbation de cette illuftre compa- gnie , & en obtenant le titre de çorrefpou. CXII ÉLOGE dant, il reçut un prix d'autant plus flatteur de fes travaux, & une indemnité d'autant plus agréable, que ce n'eft pas la faveur, mais le mérite qui décide l'académie des fciences à recevoir dans fon fein, ou à s'attacher les hommes laborieux qui ont bien fervi la fociété par des talens fuperieurs ou par des découvertes utiles. Ce ne fut pas la feule récompenfe que reçut M. Thiery ; le gouvernement fatisfait de fes effais & de fes fervices , voulant honorer fon courage & animer fes travaux, lui accorda le titre de botanifte du roi , avec 6,000 livres de traitement. Le gouvernement fait des hommes ce qu'il veut ; il les dirige au bien ; il leur inf- pire, à fa volonté, l'enthoufiafme du patrio- tifme & de la vertu ; il en fait à fon gré des foldats intrépides, des cultivateurs indus- trieux, des favans appliqués à perfectionner & à rechercher les connoiffances utiles ; & cette efpèce de magie tient à la difpenfation adroite Se équitable de fes grâces & de fes faveurs. L'homme eft efclave de l'opinion, il afpire de M. Thiery. cxtii afpire à la gloire ; l'honneur lui tient lieu de fortune. Quelques diftinctions fuffifent pour lui faire illufion, le convaincre de fa fupé- riorité, & lui faire croire , même dans les chaînes, qu'il pofséde un empire. Heureux celui que cette illufion peut féduire ! Heureux celui qui a employé fon activité à fervir fa patrie ! M. Thiery a joui de cet avantage, & il méritoit fa recon- noiffance. Le nopal Se la cochenille meftéque fe mul- tiplioient par les foins de M. Thiery. Comme botanifte, il avoit décrit les différentes efpè- ces de cactes , fur lefquels la cochenille meftéque (I) Se la filveftre pou voient fe nourrir. Comme naturaliite, il avoit décrit la cochenille ; fa defcription eft celle d'un obfervateur, & contient des détails qui ne pouvoient avoir été faifis, ni par Ellis, m par Réaumur : enfin, comme cultivateur, M. Thiery donne les préceptes pour planter ( i ) Ce terme eft efpagnol & défigne la cochenille fine. h * CXIV ÉLOGE le nopal, pour femer, récolter, préparer la cochenille & la rendre marchande; il indi- que les lieux qui conviennent à cette cul- ture , les faifons propres aux plantations, aux femailles, à la récolte ; il fait connoitre les maladies du nopal, les ennemis qui peu- vent détruire la cochenille , il ne néglige aucune inftruction. Son ouvrage manufcrit, qui a pour titre : Traité de la culture du nopal ©" de l'éducation de la cochenille dans les colonies , ne laiffe prefque rien à défirer fur cet objet intéreffant. Il eft malheureux que l'auteur n'ait pas eu le temps d'en châ- tier le ftile, & d'y ajouter les obfervations que l'expérience lui auroit fournies. Mais M. Thiery fuccombe à une fièvre maligne en 1780; fes voyages, fes obfer- vations & fes travaux auroient péri avec lui. La colonie auroit perdu entièrement fes efpé- rances, fi M. Joubert médecin breveté du roi, qui fut chargé de la direction du jardin des plantes après la mort de M. Thieri, n'avoit pas eu la louable attention de re- cueillir fes livres de botanique qui étoient de M. Thiery. cxv remplis de notes très-inftructives, & fi aptes avoir eu le malheur de perdre la cochenille meftéque, il ne 1 avoit pas en quelque forte réparé, en prouvant après M. Thiery que la culture de la cochenille filveftre offroit Une indemnité fatisfaifante. M. Thiery s'appliquoit principalement à îa culture du nopal Se à l'éducation de la cochenille , mais ce n'étoit pas fon unique occupation ; il faifoit fouvent, & toujours à pied, des courfes botaniques. Il avoit déjà réuni & claffe dans fon jardin au Port-au- Prince , un très-grand nombre de plantes indigènes Se exotiques : ce lieu embelli par fes foins préfentoit déjà un tableau aufli intéreffant qu'agréable. On a reproché à M. Thiery des violen- ces , des emportemens & de la dureté dans le caractère. Celui qui eft occupé à faifir les vérités que préfente la nature, n'eft guère propre à déguifer dans la fociété les petites fauffetés que couvre la poîiteffe. Il femble que l'on devroit être difpenfé d'avoir les grâces de l'amabilité fociale, lorfqu'on. h ij CXVI ÉLOGE 3 acquis le droit de fervir la fociété par fon génie ; mais la perfonne indifférente qui ne veut pas ou ne peut pas approfondir le mérite d'un homme fupérieur, n'en examine que les dehors ; & fi elle n'y trouve- pas des rapports qui flattent fa foibleffe, elle fe prévient, & fon opinion malheureufement peut entraîner celle de la multitude. M. Thiery étoit le feul botanifte connu dans la colonie; il étoit le feul qui fût paffionné pour cette fcience. Les perfonnes auxquelles fes talens faifoient envie exagéroient fes défauts, & ne fentoient pas qu'une ame, ardente s'enflamme Se s'aigrit, lorfqu'elle ne peut fur monter les obftacles qu'on lui oppofe. Nous avons connu M. Thiery : les recom- mandations de M. de Juffieu nous ont pro- curé cet avantage, & nous fommes sûrs que les défauts qu'on lui a reprochés ne venoient que d'un noble enthoufiafirte. Si fa maladie a été produite par les excès d'une activité infatigable Se incompatible avec le climat, fa mort a peut-être été de M. Thiery. cxvil déterminée par le chagrin de ne pas avoir obtenu toute la juftice qu'il méritoit, & de ne pas avoir été fécondé dans fes projets comme il l'auroit défiré (I). Mon intention a été non - feulement de ._______________L----------------------------------------------- ■ ( i ) Mon féjour dans cette colonie, difoit M. Thiery dans une lettre qu'il écrivoit au général & à l'inten- dant de St. Domingue, me devient de jour en jour plus pénible ; à des travaux forcés fe joignent des befoins toujours augmentans , mes bras peuvent à peine écarter la misère ; plufieurs maladies font furvenues & ont altéré ma fanté ; des vols m'ont été faits ; on m'a fufcité des procès, la calomnie furvient encore & cherche à foulever la force pour m'opprimer. Rien ne me dédom- mage de tant de. maux, pas même la protection que le miniftre n'a cefle de demander pour moi aux admi- niftrateurs depuis mon entrée dans l'isle jufqu'à ce jour. Ce ne font pas là les encouragemens dûs à ma confiance, à mes travaux utiles, à une pureté de mœurs & de principes qui m'a fait plus d'ennemis parmi les flibuftiers de St. Domingue, que la licence effrénée des moeurs flexibles des autres ne leur a fait d'amis. Je me tiens pour déshonoré aux yeux de tous les gens de lettres qui auront connoiffance de ceci. Il ne me convient pas de refter plus long-temps expofé à des traitemens qu'aucun d'eux n'a à redouter; & îi je n'ai point d'autres effets à reffentir de la protection du miniftre, ma miffion eft finie, je n'ai plus rien à faire ici. /; iij cxvm Éloge de M. Thiery. fa.re ccnnoître les talens de M. Thiery a mais j1ai voulu rappeler à la colonie le fervice important qu'il lui a rendu. J'ai voulu lui faire connoître qu'elle n'avoit pas réparé la perte de cet homme eftimable, & je m'applaudirai , fi mon travail peut faire donner quelques regrets à fa mémoire. DÉDICACE JUu (L-taite <9e- la culture au nopal Qr^ &£ La. cocnemile, aue qJvL, Jnietv Je ptopoéoit o aotetâer' au par M. le chevalier Le Febvre Deshaves. Jl e diftingue plufieurs efpèces de raquettes ; j'appelle nopal la plante qui fert à la cul- ture de la cochenille fine, elle a été apportée par M. Thiery : la féconde efpèce eft l'opuntia, dite patte de tortue; la troifième eft la raquette blanche, ainfi nommée parce qu'elle produit un fruit non coloré : on cultive cette efpèce pour l'ufage de la médecine, elle eft adouciffante & béchique ; la quatrième efpèce eft la raquette commune. Ces quatre efpèces nourriffent des gallin- de M. Thiery. cxxxix fedes, ou progallinfedes dans certaines fai- fons; mais il n'y a que l'opuntia & le nopal qui en ayent de colorés , nous n'en avons jamais vu de femblables fur la- raquette commune. L'infede que nourrit l'opuntia a des carac- tères particuliers, qu'on ne trouve pas à celui apporté dans l'isle avec le nopal par M. Thiery : on doit les diftinguer abfolu- ment du coccus du bois d'orme , & plus encore de celui qui eft particulier aux orangers. Le coccus du bois d'orme n'adhère pas fortement à l'écorce, fur laquelle il s'attache par groupes ; il eft pourvu de pattes très- apparentes dont il fe fert pour changer de place; la couleur qu'il produit eft louche, peu vive, & point de durée : cet infede ne peut être compris dans la claffe des galles; il n'occafionne aucune excroiffance, ni tubérofité végétale. Ce n'eft pas la couleur du nopal ni du fruit qui colore la cochenille ; celle qui vient fur l'opuntia Se fur la raquette blanche dont cxl Pièces diverses les fruits font blancs ou verts, a une cou- leur auffi belle que celle qui vient fur le nopal; d'ailleurs l'infede ne fuce pas le fruit de la raquette , mais le fuc de la feuille , qui eft d'un vert pâle. La cochenille doit être comprife dans la claffe des infedes aptères , & non hémip- tères , parce que les mâles exceptés, cette famille eft dépourvue d'aîles, d'ailleurs on ne récolte guères que les femelles ; c'eft au moins l'objet principal de la récolte, & elles méritent bien d'après cela de fournir aux naturaliftes les caradères génériques. Ne s'eft - on pas trompé en prenant la cochenille apportée par M. Thiery pour celle qui eft indigène à la colonie ? & n'a- t-on pas trop bien préfumé de celle-ci, en penfant que la culture puiffe la convertir en cochenille fine? La partie cotonneufe de la cochenille filveftre ne peut altérer la cou- leur que produit l'infede, mais elle peut en àbforber une petite quantité. Je ferois curieux de favoir dans quel endroit de la campagne, M. J. a pu coupée de M. Thiery. cxti quelques branches de raquettes les moins épineufes qui contenoient quelques coche- nilles, parce qu'on pourroit y avoir recours dans le befoin. J'ai vu fouvent planter & tranfplanter de la raquette commune même dans d'excel- lentes terres, mais je ne me fuis jamais apperçu que la culture ait changé en rien fon état agrefte, & qu'elle ait paru appro- cher de l'efpèce connue fous le nom de nopal que nous devons à M. Thiery. PROJET DE CULTURE DU NOPAL, Présenté par l'Auteur au Ministre de la Marine. H je nopal tient le milieu entre les arbuftes & les plantes. Il eft du genre de celles que l'on nomme charmes ou plantes grades , indigènes d'Amérique , très - commun au Mexique , au Pérou, Se à Climaté dans les Antilles. Le jardin du roi en conferve plufieurs plants : il fouffre le climat de la France, & refte vif en plein air pendant les rigueurs d'un hiver commun. Originaire du tropique du cancer, fa culture fous cette zone eft infaillible. Ce végétal ne produifant que des fruits d'une qualité médiocre, fa culture feroit de peu d'utilité fi la nature n'eut pris foin de l'enrichir d'un infede précieux, ou même d'un gallinfede (la cochenille) qui fe fixe, fe nourrit & s'accroît fur fes feuilles. On fait qu'elle eft la bafe des écarlattes, pourpres, cramoifis, mordorés, carmins Se de tous les Projet de culture, cxliii beaux rouges dont l'induftrie françoife a en- richi l'art de la teinture. L'éducation de cet animal femble devoir marcher de front avec celle du ver à foie , mériter les mêmes attentions & la même faveur. Long-temps l'Efpagnol a gardé le plus profond filence fur cette produdion finguliere , qu'il vendoit au poids de l'or aux autres nations européennes. A préfent elle coûte encore trente-cinq à quarante livres la livre à nos épiciers droguiftes, quoiqu'il s'en importe annuellement en Europe plus de 8000 quintaux, dont la feule ville de Marfeille en traite pour plus de quatre millions pour fon compte. Il eft évident que la cochenille eft un objet de culture & de commerce, compa- rable par fon avantage à l'exploitation des plus riches mines du Mexique, qui fe pré- fente dans l'état aduel des chofes pour contrebalancer la maffe énorme du com- merce de nos voifins. A préfent que l'on fait à quoi s'en tenir fur le nopal & fur la cochenille qu'il cxliv Projet de Culture. nourrit, on fe propofe d'en établir la cul- ture & l'éducation à St. Domingue : I °. La facilité d'y tranfporter l'un & l'autre du Mexique y détermine : 2°. La latitude & la température qui font à-peu-près les mêmes dans ces deux pays, font efpérer à l'auteur un fuccès plus probable de l'exécu- tion de fon projet. Il ne s'en diffimule pas les difficultés : la première & la principale de toutes, eft d'obtenir au Mexique les germes de l'in- fede. L'entreprife exige une dépenfe de plus de quatre cent louis d'or, un voyage per- fonnel & un féjour dans les provinces de Tlafcala, Guaxaca & Honduras au Mexique, une patience & une difcrétion dont dépendent la confervation de fa liberté & de fa vie. L'infuffifance de fes propres forces l'oblige de folliciter les grâces du gouvernement en faveur de ce projet: heureux fi avoué par la fageffe des miniftres, il peut en l'exécutant, prouver à fon roi & à fa patrie qu'il ne veut pas être un citoyen inutile ! VOYAGE VOYAGE A GUAXACA, Par M. THIERY DE MENONVILLE. / VOYAGE A GUAXACA, Capitale de la Province du même nom au Mexique ; Par M. Nicolas-Joseph THIERY DE MENONVILLE, Avocat en Parlement , Botanijie du Roi. J3ès que j'eus communiqué au miniftre de Sa Majefté , qui avoit le département de la marine, le projet que j'avois conçu de naturalifer dans les colonies françoifes le nopal Se la cochenille : dès que j'eus fon approbation , & que je fus affuré de fa protection & des fecours qui me feroiont nécefîaires pour la réuifite du plan que je m'étois formé, je ne fongeai plus qu'à l'exé- cuter. Ai] 4 V 0 V A C E Je m'embarquai pour le Port-au-Prince , où je ne fuis arrivé qu'après foixante-h'x jours d'une traverfée aufli pénible qu'ennuyeufe. Fatigué, dégoûté de la mer , je m etois propofé de me repofer un mois ou deux , & cet intervalle de temps me paroiffoit même néceffaire pour m'in- former des moyens de pénétrer dans les terres efpagnoles, voifines de la partie françoife, où je penfois trouver enfuite des facilités pour me rendre à Vera-Crux ou à Honduras. Je fongeois déjà à paffer à Santo-Domingo, ou en tout cas à aller chercher au Cap quelques occafions pour la Havanne , dont la compagnie appelée de Laffiento , traite des Nègres avec les négocians de cette ville j mais je ne me diflimulois pas que ces deux partis avoient leurs inconvéniens. Premièrement ? je pouvois attendre trop long- temps au Cap un navire qui fît voile pour la Havanne. Deuxièmement, le voyage de Santo- Domingo préfentoit beaucoup de difficultés à un homme qui ne connoiffoit ni les routes ni les ufages, & effrayé du peu de communication qu'on lui difoit avec raifon exifter entre les deux colo- nies & leurs habitans. J'étois dans cette perplexité , lorfqu'un de ces événemens heureux, qui m'ont quelquefois fervi fi à propos dans le cours de mon voyage , vint me tirer d'embarras. J'appris qu'un négociant du Port - au - Prince envoyoit un brigantiii à la Havanne réclamer le aGuaxaca. 5 chargement d'un autre bâtiment échoué fur cette côte. Aufîîtôt, négligeant les douceurs que je com- mençois à goûter fur cette terre que j'avois tant défirée , oubliant jufqu'au befoin que j'avois de prendre quelque repos , je me décide à profiter de cette occafion : je vois M. l'Intendant ( i ), il me fait expédier un paffe-port fous le titre de botanifte & de licencié en médecine. Ce dernier titre, que j'avois effectivement, me parut nécef- faire pour voyager avec plus d'agrément & moins de fufpicion dans la Nouvelle-Efpagne. Enfin, on me compte quatre mille livres, au lieu de fix mille livres que le miniftre de la marine m'avoit pro- mifes , & la raifon fut qu'il n'y avoit point d'ar- gent au tréfor. Quelque modique que fût cette fomme, je me gardai bien de difputer fur ce point. Je craignois plus de ne pas faire le voyage que je n'appré- hendois d'y manquer de commodités} & même après un calcul raifonné des befoins que je pou- vois avoir , je me décidai à n'emporter avec moi que deux mille livres \ & qu'on ne croie pas que ce fut par une fordide économie que je retranchai ainfi les dépenfes d'une entreprife aufli impor- tante , déterminé comme j etois à tout facrifîer pour réuflir \ ce n'étoit pas pour moi que je faifois ce retranchement, c'étoit une reffource que je me (i) M. de Vaivre, aujourd'hui intendant général des colonies. A iij 6 Y O Y A G E ménageois dans le cas où mes premiers effais fe feroient trouvés vains : il étoit poffible que je fuffe éconduit à la Havanne, ,& que j'y confommaffe beaucoup de temps & d'argent r, alors j'aurois pu tenter d'autres voies. Porto-Bello , Carthagène, Saint-Thomas de Honduras, m'offroient de nou- velles routes & un nouvel efpoir. Je ne voyois enfin de grandes dépenfes, de dépenfes indifpen- fables que les paffages :, &, bien réfolu de me contenter de pain & d'eau pour vivre, je partis avec la douce confiance qu'il me reftoit deux planches après le naufrage, l'une dans les mains d'un ami, & l'autre au tréfor du roi. Mes préparatifs furent fimples &: bientôt faits, quelques hardes, quelques fruits, & autres rafraî- chifTemens, furtout quantité de fioles, de flacons, de caiffes & de boîtes de toute grandeur, voilà tout ce que j'emportai. si janvier ( T ) -Ie m'embarquai le 21 Janvier 1777 fur lo irrr- brigantin le Dauphin, percé pour feize canons , marchant fupérieurement. A dix heures du foir on a levé l'ancre, & le lendemain à huit heures du matin nous nous fommes trouvés par la feule brife d'eft à la pointe de la Gonave. 2; janvier Tout ce jour nous avons couru diverfes bordées 17 77. dans le canal de la Gonave : à huit heures du foir ( 1 ) Quoique ce journal de mer ne paroiffe pas bien intéreffant, nous avons cru devoir le conferver en favetrr des navigateurs. aGuaxaca. 7 hous étions fous le mont Louis, & tâchions dé doubler la pointe de Saint - Marc ; le vent étoit nord-eft, & nous l'a fait doubler pendant la nuit, qui a été très-belle j un feu élevé de huit cent toifes environ a paru dans l'air rapidement & horifontalement de l'eft à l'oueft comme une flèche , & a laiffe dans l'efpace de deux lieues à- peu-près qu'il a parcouru une large traînée de lumière. Le 23 au matin nous avions doublé la pointe ^J3™" Saint-Marc, & nous découvrions la baie des Go- naïves & la table du môle Saint-Nicolas ; à midi nous voyions à la fois la Gonave, la pointe de Mayzi de l'isle de Cube, & le cap à fou du môle Saint-Nicolas. Les terres de Cube m'ont paru vers cette partie orientale, aufli hautes que celle du Saint-Domingue. Le 24 à dix heures du matin, j'ai obfervé dans 24. janvier le Nord deux nuages fort déliés, en forme de I777' rofeaux , de la longueur d'environ une lieue \ ils fe croifoient à angles inégaux & oppofés , j'ai jugé qu'il régnoit deux vents dans la partie fupé- rieure de l'athmofphère , & que l'un l'emportant bientôt fur l'autre , celui qui nous faifoit faire route, devoit néceffairement changer. Tout le jour nous avons côtoyé la partie fud-eft de l'isle de Cube qui a au moins trente lieues de long» Les terres y font fi hautes, que pendant prefque tout le jour les nuages étoient au-deffous du fom- met des montagnes : toute cette côte fort haute A iv 8 Voyage à l'eft diminue infenfiblement au fud-ouefl, & ne préfente plus que des terres fort baffes. Au cap de Crux , elle paroît ftérile \ les montagnes en font efcarpées, on y voit des affatages de rochers noirs & extrêmement faillans 5 elle ne paroît ni habitée ni cultivée : nous n'étions qu'à quatre lieues des terres de Cube : on découvroit celles de la Jamaïque : au lever de la lune le phénomène des nuages croifés s'eft répété. 15 Janvier Le 2 5 un vent modéré & les courans nous ont '77- fait perdre de vue les terres de Cube. On a pris une feine , longue de deux pieds , pefant fix liv. bien ombrée de raies noirâtres & perpendi- culaires du dos au ventre. A huit heures du foir, le vent a tellement fraîchi qu'il a fallu amener les perroquets & les voiles d'été, & prendre des ris dans les huniers : la lame étoit fort grofTe , le navire rouloit horriblement , heureufement la lune encore pleine éclàiroit fuffifamment. z6 janvitr Le matin du 26 le vent étoit encore violent, & la mer groffe, mais la vague a enfin diminué avec le vent, qui eft venu nord-eft , & nous l'a- vons eu largue le refte du jour, nous filions neuf nœuds. A midi nous avons vu l'isle des Cayemans fort baffe & prefque noyée \ nous l'avons jugée à quatre lieues de nous} nous nous trouvons à la hauteur du jardin de la reine, demain nous devons voir l'isle des Puits. A huit heures du foir on a pris une caranque , efpèce de perche. ar Janvier J_,a nuit a été tranquille , quoique nous euffions aGuaxaca. 9 vent arrière, les vents étoient oueft. A huit heures, plus de cinq cent marfouins font venus jouer devant notre navire, on en a pris un, c'étoit une femelle qui avoit cinq pieds de long} je l'ai difféquée & décrite. A trois heures après midi nous voyions les isles nommées les jardins, isles baffes, près de celles des Pins : nous avions donc fait environ foixante lieues de route depuis hier. Toute la nuit nous avons eu beau temps, bon frais} mais toute cette côte étant environnée de courans qui portent à terre, il a fallu mettre le cap au fud-oueft toute la nuit, & diminuer de voiles jufqu'au jour. Le 28 nous avons repris le nord-oueft. A huit 28 janvies heures nous avons vu l'isle des Pins \ elle eft fort longue : on y découvre trois montagnes, & une terre baffe plantée de grands arbres, & qui paroît propre à la culture. A trois heures après midi nous avons vu le Cap oriental précédé d'une chulics de montagnes , dont quelques-unes font détachées des autres. Il s'étend en terre baffe à près de fix lieues en mer, le vend nord-nord-eft, toujours frais \ nous avons filé dix nœuds. Le foir nous avons vu le cap Santo-Antonio \ mais comme il y a des faules à quatre lieues en mer, nous n'avons ofé le doubler pendant la nuit \ en confé- quence, après avoir fait petites voiles jufqu'à onze heures, nous avons couru des bordées \ & deux heures après minuit, le matelot qui étoit à la barre, s'étant laiifé furprendre, nous nous fommes IO Voyage trouvés le cap fur la terre à une lieue ; on a reviré de bord, à l'inftant on a mis vent deffus , vent dedans, & à cinq heures nous avons repris notre route j nous avons doublé le Cap à une lieue de diftance. Les terres en font baffes &: femblent fertiles , étant couvertes de grands & beaux arbres. A onze heures nous nous fommes trouvés à la vue des hauts fonds, fur lefquels nous avons diftingué le navire dont on alloit réclamer la cargaifon. Ces hauts fonds fout pleins de petits isléts, le banc fe prolonge à fept ou huit lieues en mer nord & fud. L'eau qui les couvre eft d'un verd d emeraude , brillante & limpide à l'horifon, & celle de la mer bleu indigo. Le fond le plus grand de cette batture n'a que huit pieds d'eau} enfortc qu'il n'eft ni bateau ni goëllette qui lofe franchir perpendiculairement. Arrivés au-deffus,nous avons vu clairement ce fond veiné de blanc & de noir à quinze braflès j à l'inftant nous avons reviré de bord, & couru nord-oueft. Nous avons vu un bateau françois faifant la même manœuvre. Toute la nuit il avoit fallu courir des bordées nord-oueft & fud-oueft , ces vents étant contraires. 30 janvier Le 30 les vents ont duré au même rhumb, plus ou moins violens : foit que les timonniers n'aient pas tenu le vent cette nuit, foit que les courans nous aient fait dériver, nous nous trou- vons par l'eftime avoir perdu trois lieues au^ deifous du vent \ en effet, nous avons revu le aGuaxaca. ii uavire de notre armateur près de la terre fud- eft , & un bateau fortant de l'anfe près de ce navire. Le 31 à midi nous nous fommes trouvés élevés s1^3™" de quinze lieues au-deffus de la batture} en effet, ayant reviré de bord vers quatre heures après midi, nous avons revu le cap Santo-Antonio à quatre lieues au-dffous de nous. Le foir il eft tombé un grain qui a obfcurci l'air, mais qui ayant donné peu de pluies , a ramené les vents au nord, nous avons fait l'eft. Le premier Février au matin , les vents étant 1 Février revenus au fud-eft, nous avons fait le nord : tout le foir nous avons couru la côte cft-nortl-cft, fans avoir vu terre. Les vents nous ont tellement con- trariés que toute eftime faite nous étions fort embarraffés de favoir où nous étions , mais nous foupçonnani près de la terre, & ne voulant pas la perdre de vue , nous avons couru fud-eft pendant la nuit à petites voiles. Le 2 au point du jour nous l'avons revue à 2 Février trois lieues de nous , fans favoir en quel lieu. A midi on a vérifié que c'étoit Bateyaouda, mauvais hameau , compofé de quelques cafés de paille, que nous avons très-bien diftinguées. Nous avons continué notre route à toutes voiles , perroquets & bonnettes de mizaine dehors, fans néanmoins pouvoir atteindre la Havanne \ & après avoir couru la côte pendant douze lieues de montagnes très-hautes, coupées pittorefquement, & paroif- i2 Voyage fant en quelques endroits, par l'effet des ombres, perpendiculaires. La nuit nous a furpris & arrêtés vis-à-vis d'une groffe montagne i nous avons mis vent deffus, vent dedans. Cette côte bordée de refcifs depuis le cap Santo-Antonio paroît très- mal faine. Nous fommes reftés en travers toute la nuit, de peur de paffer la Havanne, dont nous ignorions au jufte la fituation \ on n'a celle de fonder, pour éviter l'approche de la terre. Le vent qui étoit très-violent & les courans nous ont ballotés & fatigués fingulièrement. ^ Le 3 au point du jour nous avons dérivé près de dix lieues à l'eft-fud-eft, & nous étions vis-à- vis de la Table à Marianne, très-reconnoiffable , Jk dont la figure avoit été reconnue dans le jour- nal d'un voyage précédent. Cela nous annonçoit la Havanne à trois lieues de-là, facile à diftinguer à deux mornes en forme de mamelons rapprochés. Nous avons mis toutes voiles dehors, & à neuf heures du matin nous avons découvert la ville. 3 Février Du plus loin que nous l'avions diftinguée, nous Arriva a la avions hiffé pavillon de France, une minute après e' nous en vîmes arborer trois pour fignaux fur un baftion du fort Maure j j'eus une émotion fingu- liere à la vue de cette ville ( i ). Celles de nos colonies n'ont que l'air de cabanes à pêcheurs affemblées & alignées \ mais les fortereifes p'e la ( i ) Notre auteur n'avoit pas vu celle du Cap. A G U A X A C A. 13 Havanne , fes nombreux dômes , fes clochers élevés , fes toîts rougis , fes édifices hauts & blanchis lui donnent l'extérieur de nos villes d'Europe j & cette reffemblance me rappcloit avec attendriffement le fouvenir de ma chère patrie. Du rempart on nous cria avec le porte-voix de jeter l'ancre , mais le bruit des flots qui fe brifent contre les rochers, le fifflement des vents, la confufion des voix, nous empêchèrent d'en- tendre bien diftinârement, & d'exécuter ce que l'on nous ordonnoit \ & quand nous l'aurions bien compris , nous n'étions pas difpofés à obéir n'en concevant pas la néceflité \ ainfi moitié hafard, moitié malice , profitant de l'aide du vent & du flot qui nous précipitoient dans le court détroit, comme malgré nous , nous donnâmes à pleines voiles dans le goûtet du port, & par une de ces témérités qui ne fiéent peut-être qu'aux François, nous abrégeâmes ainfi de beaucoup les cérémo- nies. Il eft vrai qu'avec un commandant du fort, plus exaér. ou plus févère, nous courions rifque d'efluyer quelques coups de canons de vingt-quatre. Toute la ville étoit accourue pour jouir du fpe&acle nouveau d'un navire étranger qui entroit dans le port fans mouiller. Le capitaine qui depuis m'a ramené de Vera-Crux étoit préfent : il m'a dit qu'il avoit été furpris de notre audace, & que nous étions les premiers à qui une femblable témérité n'eut pas donné fujet de s'en repentir. i4 Voyage Quoiqu'il en foit, nous rencontrâmes au-delà du fort Maure le canot du capitaine du port qui venoit à grande hâte, & qui acheva de nous introduire ; il nous conduifit dans l'intérieur du baflin, & nous plaça en face du gouvernement, fous le canon de la capitane du port. A peine eûmes-nous mouillé, que nombre de canots afliégèrent notre brigantin , une foule d'oififs & de curieux fautèrent à bord:, quatre gardes de la douane vinrent nous vifîter \ l'inf- tant d'après nous eûmes un major de marine avec quatre foldats de la capitane, vaiffeau de foixante-quatre qui commandoit le port} enfin, l'aide-major de la place y vint avec un fergent 8c quatre fufiliers j le brigantin étoit plein, nous avions l'air d'une prife, les officiers de la cou- tador, ceux de la marine & de terre, nous interrogèrent & reçurent nos déclarations par écrit \ on nous demanda à chacun féparément les motifs de notre voyage. Quant à moi, je dis que j'étois botanifte, &: que je venois herborifer} on me demanda s'il n'y avoit pas de plantes chez nous, je convins qu'il n'en manquoit pas , mais j'ajoutai que celles de la Havanne paffoient pour être bien meilleures. Cette réponfe , comme toutes celles qui flattent la vanité efpagnole, m'attira une forte de confidération, qui redoubla encore, lorfqu'on vit par mon paffe-port que j etois licen- cié en médecine : dans le même temps un paf- fager difoit en confidence à quelques Efpagnols A G U A X A C A. 15 que j etois un célèbre médecin, mais que je ne voulois pas être connu, dans la crainte d'être forcé d'exercer mon art dans la ville 3 cela me valut encore quelques égards. Cependant on nous fignifia que nous ne pou- vions débarquer, & l'on nous configna à deux gardes de la contador qu'on laiffa en garnifon chez nous} il falloit attendre les ordres du gou- verneur qui étoit abfent pour huit jours} nous prîmes le parti de lui envoyer nos mémoires , mais nous ne pouvions recevoir de réponfe qu'au bout de deux jours, ainfi il fallut nous armer de patience. Un de nos paffagers ayant hafardé de defcen- dre & même de fe faire paffer pour le capitaine, &: ayant été bientôt convaincu d'inpofture, fut renvoyé auffitôt à bord par quatre fufiliers. Cette imprudence penfa nous faire beaucoup de tort j on nous regarda comme des gens fuf- pe£rs, & nous fûmes gardés très-étroitement 5 je vis pendant trois nuits roder autour de nous trois canots, qui fe fuccédoient d'heure en heure, Se qui fondoient avec des crochets, pour voir fi l'on n'auroit rien jeté à la mer : le jour rien ne fortoit fans être vifité. Cette vie me déplut au point de me faire envi- fager le navire comme une prifon, mon imagi- nation fe frappa} & foit à raifon de cela, foit à caufe de l'air humide &: épais qu'on refpire dans ce port, fermé de toutes parts par des itf Voyage coteaux, je reffentis un violent mal de tête & une grande difficulté de refpirer} la fièvre fur- vint, je craignis de faire une grande maladie^ je me mis fur le champ à une diète rigoureufe, & à des potions pectorales &e raffraîchiflantes, tk dès le même jour j'écrivis à M. Dorrira , intendant, à M. le marquis de la Tour, gouver- neur, & à D. Juan Davaut, lieutenant de roi , des lettres trcs-preflantes, dans lefquelles leur expofant que ma condition n'avoit rien de fuf- peéf., & que ma fituation étoit pénible & dan- gereufe, & leur témoignant la plus grande confiance dans les éloges que la voix publique faifoit d'eux, je les priois de me permettre de defcendre à terre. Le lendemain à huit heures du matin j'envoyai mes lettres, & à neuf heures je reçus de M. l'intendant la réponfe la plus honnête & la plus favorable } mais déjà le lieutenant de roi effraie de mon état, dont il s'étoit informé , m'avoit envoyé l'aide-major de la place pour me faire débarquer, & m'offrir la maifon d'un de fes amis pour m'y rétablir & m'y repofer. Séjour à la Je débarquai tout auflitôt & laiffai même mes effets à bord, dans la crainte d'un contre-ordre \ je me rendis enfuite chez ces Meffieurs pour les remercier \ je vis dans M. Dorrira, ancien con- ful à Bordeaux, une phyfîonomie très-heureufe, un maintien grave, mais doux & affable, tout l'extérieur d'un galant homme, un air enfin à la françoife j aGuaxaca. 17 françoife \ il eft chevalier de l'ordre de Saint- Charles , & il n'y a qu'une voix fur fon mérite, fa bonté, fa probité. D. Juan Davaut eft un de ces anciens & braves militaires confommés par l'expérience, plein d'une franchife & d'une droi- ture d'ame, qui fe rencontrent prefque toujours avec le vrai courage \ il eft brigadier des armées, & infpe&eur général de la colonie. Tous deux me firent l'accueil le plus gracieux, & même des excufes de n'avoir point fu mon incommodité} ils m'offrirent leurs fervices & de faire confirmer mon débarquement qui n'étoit encore que provifîonnel. J'eus une longue converfation avec l'intendant, dans laquelle il fut queftion d'hiftoire naturelle, de commerce, de manufactures j enfin il me raconta avec complaifance comment les abeilles de la Floride étant venues par hafard à la Havanne , s'y étoient multipliées au point de former une branche confidérable de commerce & d'impôts, dans l'efpace de fix années. Pour le lieutenant de roi il me queftionna beaucoup fur la population de notre colonie de Saint-Domingue, fur fes forces réelles en trou- pes de France, troupes de la colonie, & milice : il me parla franchement de celles de l'isle de Cube, 8c me témoigna une grande confiance dans l'alliance de l'Efpagne avec la France. Il me permit ainfi que l'intendant de lui faire ma cour, & ils me prièrent même de les voir fou- B îS Voyage vent :, je n'y ai pas manqué pendant tout mon féjour, & m'en fuis bien trouvé. En les quittant je pris un logement dans une auberge fur la place major, où l'on conftruifoit le palais du gouverneur, & où eft déjà bâtie la contadorerie. L'air de terre, la liberté, l'accueil que j'avois reçu furent un beaume falutaire qui opéra tout à coup} & en moins de trois jours je me trou- vai parfaitement rétabli. Je vis alors toute la ville & les environs, & commençai à bien augurer de mon voyage. Le gouverneur étant de retour , j'allai lui préfenter mes refpe&s. M. l'intendant l'avoit déjà prévenu de mon débarquement} il me reçut avec bonté & me permit d'herborifer dans la ban- lieue de la ville} preffé entre le cri de l'humanité & la rigueur de la loi, il ne put me permettre davantage , & me défendit même exprefle- ment de m'éloigner de plus de dix lieues dans les terres de l'isle, je le remerciai dans les ter- mes les plus perfuafifs de ce qu'il m'accordoit , & lui demandai la permifîion de lui faire ma cour pendant mon féjour à la Havanne} non feule- ment il me l'accorda, mais il me fit prendre le caffé, & m'invita à dîner pour le lendemain. Je trouvai chez lui nombre de perfonnes de diftinc- tion, militaires & autres, auxquelles il me pré- fenta, & particulièrement à D. Louis Huet, direc- teur général du génie ôc des' fortifications, qu'il aGuaxaca. 19 m'apprit être françois. Sur l'éloge d'un écureuil très-joli qui venoit du Mexique, & dont je le priai de me permettre de prendre la defcription ainfi que d'un perroquet, il vouloit abfolument me faire accepter en don l'un & l'autre, mais je m'en excufai j un moment après il me fit paffer dans fon cabinet pour me parler de la France ; à fes queftions, & à fes manières nobles & aifées, je le jugeai un véritable homme de cour : la converfation tomba enfuite fur les arts, il me mena fur une promenade qu'il avoit fait planter en arbres, & que j'avois vue; je la défa- prouvai franchement, & lui dis que dans un ter- rain aufli pierreux &: fous un ciel aufli brûlant que celui de la Havanne, il falloit femer les pro- menades 5 les raifons que je lui en donnai le convainquirent ; il me parla enfuite d'un fpeftacîe, & me montra le deflin de la toile pour la falle d'opéra qu'il avoit fait bâtir, & où il étoit par- venu à faire jouer la Didon du Metaftafe j cette Havanne'? toile eft une flatterie affez délicate de la part des habitans. Elle repréfente Phœbus fur fon char fortant du palais des heures, & venant éclai- rer de fes rayons la ville de la Havanne, fous l'emblème d'une femme aflife au. pied d'un arbre fur le rivage de la mer, en face du fort Maure 5 couronnée de tours & de créneaux, elle repofe de la main droite fur lecu de Ces armes, & de l'autre elle careflê des génies ; l'invention eft heureufe pour une ville de l'Amérique, mais B ij 20 Voyage l'exécution en eft mefquine ; le palais du foleil, par allufion fans doute au nom de la Tour que porte le marquis, eft figuré par une très-petite tour noire & enfumée, dont la porte encore plus petite reffemble plutôt à celle d'un cachot qu'au portique deftiné au paffage du char radieux du foleil, attelé de quatre chevaux. Je fis obfer- ver cette faute au gouverneur, en lui difant qu'apparemment le peintre connoiffoit peu les métamorphofes, & n'avoit jamais lu la pompeufe defeription d'Ovide qui commence par ces mots : Regia folis erat..... Il chercha à exeufer le pein- tre , & me recommanda d'aller voir fon opéra 5 je le quittai enfin, très-fatisfait de lui, & défor- mais tranquille fur mon féjour à la Havanne. Le lendemain je vis l'opéra; la falle, bâtie fur les deffins de celle de Naples, eft réellement très- jolie ; elle a un air de légèreté & d'élégance qui lui eft particulier, en ce que les loges ne font iepa- rées en dedans du théâtre que par des baluftra- des fort déliées ; on voit & on entend très-bien de toutes les parties, & l'on a l'avantage d'être aflis au parterre. L'opéra fut exécuté à mon avis mieux qu'aucun que j'euffe encore vu , le rôle d'Enée fut rempli par un virtuofo italien, qui à la plus belle voix, à la plus belle taille, à la plus noble phifîonomie, joignoit le jeu d'un grand acteur ; une Caftillanne jouoit Didon, une mulâ- treife faifoit la confidente, & le rôle d'Yarbé étoit rempli par un Efpagnol ; ces trois acteurs, A ÔUAXACA. 21 ehofe rare ! chantoient avec goût & précifion, & jouoient bien ; c'eft le premier opéra où j'ai vu l'orcheftre n'être point mené par les coups redoublés d'une lourde & bruyante maflê, appe- lée mefure ; un fecrétaire du gouverneur , violon de la première force, étoit à la tête, & infpi- roit à tous les fymphoniftes la juftefîè & la vérité de la peinture harmonique; je ne trouvai à dire dans tout le cours du fpe£fcacle qu'à un folo, def tiné fans doute à faire briller quelque fameux violon, & qui remplit bien cet objet, mais qui fufpendoit & faifoit languir néceffairement l'in- térêt principal. Il s'en falloit bien que la comédie répondit Comédie à l'opéra ; j'y trouvai tant de chofes contre le goût & les règles de notre théâtre, que je ne pus rire que de fes défauts ; par exemple, le nom de Dieu , nombre de Dios, celui de Jéfus, de la Vierge & de tous les faints font répétés à cha- que phrafe, les a£feurs & furtout les femmes ne paroiffent fur la fcène qu'un chapelet à la main 5 on fe bat dans toutes les fcènes ( rignen ) : deux amants fe rencontrent-ils? il faut tirer l'épée, & vous lifez entre deux parenthèfes: facar la fpada, toutes les pièces comiques ou tragiques font comédies, & comédies fameufès , la comedia fa- mofa y de quelqu'auteur & de quelque médiocrité qu'elles foicnt ; enfin, elles ont fouvent les titres les plus ridicules, tel que celui-ci: Los cabellos de Abfalon, la chevelure d'Abfalon. B iij 22 Voyage Celle qui fuivit l'opéra étoit des plus fingu- liere, un feul des acleurs en tuoit douze autres qu'il rangeoit par terre à mefure qu'il les poi- gnardoit, & par ordre , hommes, femmes & enfans, fans qu'aucun de ces miférables fît la moindre réfiftance, & l'expédition finie, il effuya froidement le fang de fon couteau fur l'empeigne de fon fbulier; on trouva cela fort beau : pour moi , comme nous étions en carnaval, j'avois foupçonné que c'étoit un tableau emblématique des horreurs qu'entraîne la débauche ; mais ayant communiqué mon idée à mon voifîn, je vis que je m etois trompé : au refte, je me fuis convaincu depuis qu'il y a beaucoup d'efprit, quantité de penfées fines, délicates & vraiment galantes dans plufieurs pièces efyagnoles ; l'auteur à la mode eft Calderon de la Barca. Je retournai le lendemain faluer le gouverneur & lui parler de fon fpcétacle, il me parut fatis- fait du compte que je lui en rendis. Je lui préfcntai , comme j'avois déjà fait à l'intendant, un petit cadeau de graines potagè- res & de fleurs ; il partagea avec dom Louis Huet, qui dînoit ce jour-là chez lui, & comme j'appris alors qu'il étoit cultivateur , je le priai d'en accepter encore autant de ma part ; il eut la bonté de me témoigner la plus grande envie de faire connoiffance avec moi, j'y répondis par une vifite qu'il me rendit , & quelques jours après il vint me prendre dans fa voiture pour A G U A X A C A. 23 me conduire à fa maifon de campagne ; j'y trouvai Madame fon époufe (noble génoife du premier mérite ) , une des Demoifelles fes filles, & un commandant d'artillerie ; après le déjeûner nous allâmes femer dans le jardin toutes les graines que j'avois données : ce fut une vraie fête où la gaieté , les bons mots , la décence , les complimens les plus vrais & la converfation la plus agréable, nous firent paffer quatre heures de travail fans nous en appercevoir. Au travail fuccéda un dîner très - délicat à la françoife , après dîner on joua, on fe promena, & l'on revint à la ville. Cette maifon de campagne eft fous le canon du fort le Prince, que bâtiffoit dom Louis Huet, & dont il me fit voir les travaux avec autant de confiance que s'il m'eut connu depuis long- temps ; le terrain eft pierreux & fans eau ; cepen- dant on y cultive du manioc que les Efpagnols appellent yacca. Et telle eft l'induftrie du maître qu'il en porte le produit à trois mille piaftres par an. Dom Louis Huet eft un homme diftingué par fes talens dans fon état, &: par fon amour pour les lettres ; il réunit l'eftime publique à la con- fiance de la cour, & fon grade de colonel le met dans le cas de porter fes vues plus loin. Sa maifon eft celle que j'ai fréquentée le plus afliduement à la Havanne ; j'allois quelque- fois faire ma cour à M., le gouverneur, chez B iv 1 24 Voyage l'intendant & le lieutenant du roi , & j'em- ployois le refte de mon temps à faire des pro- menades botaniques autour de la ville, à étudier la langue efpagnole , & à méditer fur le plus grand & le plus effentiel de mes projets. Il faut avouer cependant que je m'ennuyai beaucoup à la Havanne pendant un mois 8c demi que j'y reftai. percrip- Cette ville n'a rien dans l'intérieur de ce que Havanne. fes dehors promettent d'agréable ; elle a environ douze cent vingt toifes de long, fur fix cent de large, fituée fur un rocher, bâtie en demi cercle fur le bord de la mer, le rivage forme le plus grand diamètre ; toutes les maifons font en pierres de taille ou maçonnerie, à un, deux, ou trois étages ; elle a quatre places publiques fort lar- ges , mais à moitié finies , mal fimétrifées , encombrées de toutes parts ; les rues font droites & alignées , mais étroites , étant divifées en deux trotoirs , & un chemin où deux voitures paffent difficilement ; fans pentes, les eaux y croupiffent fouvent fur le roc, où fe font creufées à la longue de profondes ornières ; on a pro- jeté de les niveller , de leur donner de la pente & de les paver ; l'elfai de ce pavé que j'ai vu dans quelques rues près du gouvernement eft fingulier, ce font des folives de bois de fer, de dix pouces d'équariffage, encadrées dans d'autres folives pofées de long comme un parquet ; telle çft fa folidité, que depuis deux ans entiers que de aGuaxaca. 25 nombreufès voitures roulent fur ce pavé , on n'y remarque pas la trace d'une roue, & qu'il n'eft pas plus ébranlé que rayé ; ce feul pavé, s'il étoit achevé , rendroit la ville on ne peut plus curieufe : la Havanne eft de peu de défenfe par elle-même du côté de terre, elle n'a qu'une fimple courtine , flanquée de baftions , & prefque par-tout fans foffés vu la difficulté de les tailler dans le roc ; mais à préfent elle eft à couvert & à l'abri de toute infulte dans cette partie par le fort du Prince, que l'on y conftruit à environ huit cent toifes fur une éminence du côté de la ville : du côté du port, elle eft inabordable ; ce port, l'un des plus beaux & des plus vaftes de l'univers , eft un baflin à-peu- près rond, dans lequel fe jettent plufieurs petites rivières ; il a une lieue de profondeur depuis le goulet jufqu'au fond ; l'entrée eft défendue du côté de la ville par un fort en face du mur & les flancs de trois baftions, qui pofés en échelle battent jufques dans la rade; il y a ordinairement dix - huit pièces de canons de vingt-quatre fur chaque flanc de ces baftions : «lu côté de la campagne , le mur bâti fur un rocher eftimé imprenable jufqu'à l'arrivée des Anglois défend l'entrée du port ; la Cavagne, autre citadelle nouvellement bâtie au-deflùs du mur, commande le port & la ville, & fon feu fe croife avec celui du fort - du - Prince ; enfin deux autres fortins dans le fond du port, deux z6 Voyage gradins de batteries baffes fous le mur , la Cavagne le long du rivage, & une batterie à fleur d'eau rendent cette ville une des plus redoutables : on croit qu'elle a huit cent pièces *H. de canons, la plupart de vingt-quatre, en bat- teries ; jamais on n'effayera de forcer l'entrée du goulet, cela eft impraticable ; deux frégates angloifes ont été coulées à fond durant le fiège de cette ville pour s'y être feulement préfen- tées : on ne peut rien voir de plus beau que les forts, ils font bâtis avec une dépenfe qui tient de la profufion. Les maifons particulières de la Maifons ville n'ont pour elles qu'un certain air de gran- cuiiers! deur, de larges portes cochères , des fenêtres aufli larges avançant en faillies de deux pieds fur la rue par leur foubaffement, de lourds bal- cons de bois couverts de toits en tuiles , & régnant tout autour de l'étage fupérieur, des grillages de bois monftrueux & groffiers , tout cela donne à l'extérieur des maifons un air lourd, fombre & repouffant. L'intérieur eft ordi- nairement décoré d'une vafte cour autour de laquelle régnent de grandes arcades gothiques & morefques dont les murs font très-blancs, la gallerie que forment ces arcades communique à de vaftes appartemens mal entendus, mal meu- blés , dont les portes ou contrevents reffemblent à des portes de cachots ou de citadelle, tant par l'épaiffeur des bois que par leur menuiferie gothique. Il eft d'ufage d'avoir dans le veftibule aGuaxaca. 27 ou dans la principale pièce de la maifon toutes les armes de la famille rangées en manière de trophée : cet ufage doit remonter aux temps de l'ancienne chevalerie , & s'il n'eft quelquefois qu'une vaine parade, il fert aufli fouvent le vrai courage , toujours prêt à tout entreprendre. Rarement les maifons du peuple font-elles pla- fonnées ; toutes au lieu de carreaux ou de plan- ches n'ont qu'un fimple enduit de terre , & quelquefois de plâtre chez les gens aifés, ce qui y entretient un air épais &: humide qui m'a beaucoup affeCbé ; chez -les gens riches , les meu- bles font de bois doré en quelques parties , les rideaux de damas cramoifi à franges d'or : on y voit quelques vernis de la Chine , quelques peintures , quelques luftres de verre. Les lits font très-fimples , point de trumeaux ou de glaces, point de parquet, de tapis ni de tapif- feries, & en général rien d'auffi fomptueux & d'auffi élégant qu'en France. L'Efpagnol eft aufli modefte dans fon logement que fobre dans fa manière de vivre ; ce font les Anglois qui lui ont enfeigné la façon d'apprêter certains ali- mens, & l'ufage de plufieurs fortes d'ameuble- mens : qu'on juge des talens des difciples par les talens des maîtres. Les hommes portent des habits à la françoife, Habille- jïieins des mais dont les tailles font fi hautes, qu'il faut hommes. aller chercher les poches jufques fous les bras ; par deffus cet habit qui eft ordinairement de 2.8 Voyage toile d'indienne ou de taffetas, on porte let manteau de buradelle ou de camelot, ceux qui veulent fe diftinguer le portent de drap bleu , ou écarlatte brodé ou galonné ; ces manteaux coûtent cinq cent piaftres , & c'eft un luxe qui n'eft pas permis à tout le monde; cepen- dant les gens de grand ton dédaignent d'en porter ; ils préfèrent de s'habiller à la fran- çoife, les cheveux rarement poudrés ou frifés s'enveloppent d'une rétéfitte recouverte d'un large chapeau : tel eft l'habillement des hommes. Habille- Les femmes portent rarement des robes, elles mens des r . . r femmes, font prefque toujours en jupes & en corfets avec un tablier de gaze ou de mouffeline &: quelques rubans, fans poudre, fans frifurc ; leurs cheveux font ramafles en trèfle ou en chignon fous leur coëffure, on y ajoute un bouquet de rhue ou d'ab- fynthe fur l'oreille. Leurs bijoux font des croix, des bagues, des colliers en chaînes d'or, & prin- cipalement de larges bracelets d'or maflifs du poids d'un demi-marc. Heureufe la femme qui a un bracelet au bras gauche ! Plus heureufe encore celle qui en porte un à chaque bras ! On s'en amufe comme de fes gands en les étant & remet- tant à tous propos , le tout pour faire parade d'un beau bras. Les Françoifes ont le fard, les Efpagnoles portent à chacune de leurs tempes une mouche noire d'un pouce de diamètre, rondes ou ovales, on les change la nuit pour des mou- ches de toile blanche ( ce qui ne reffemb-le pas aGuaxaca. 29 mal à un emplâtre ), & le matin on y fubftitue une feuille d'oranger. J'ai vu peu de belles femmes à la Havanne , encore moins d'élégantes ; elles ne fortent*le matin que pour aller à la meffe ^ & le foir pour fe promener. Vous ne les verrez jamais dans les rues ni dans les boutiques, ni dans une falle com- mune. Toujours renfermées dans leur apparte- ment , le feul plaifir de la promenade en chaife hors de la ville peut les en tirer. Il eft vrai qu'elles y font fingulièrement fenfibles, & qu'il n'eft pas difpendieux; quatre cent piaftres pour un cocher, cent cinquante pour la mule, cinq cent pour la chaife, cela fait environ mille piaftres pour tout l'équipage : auffi la ville en fourmille-t-elle. Le moindre commis a fa chaife, & c'eft un cadeau qui fe fait à une amie, comme en France on lui envoie une boîte de confitures. Il faut dire auffi que nulle part l'argent n'eft Argent. auffi commun qu'à la Havanne , on l'y voit rouler en talègue ( 1 ) comme à Paris les facs de cent piftoles. Les comptoirs des traitans font toujours couverts d'un monceau de réaies plates ( 1 ) qu'ils ( 1 ) Talègue talegua, fac à mettre île l'argent. Notre auteur a ainfi francifé beaucoup de mots efpagnols. ( : ) La réale eft une monnoie qui vaut fept fols de france r^i- on environ, il y a réal de a ocho qui vaut un écu. Real de a quatro demi écu , réal de a do un quart d'écu & réal de plata: celle dont il s'agit ici équivaut à la huitième partie d'un écu. 30 Voyage aflêmblent en piaftres pour leurs comptes avec une finguliere célérité. Marchés. Les marchés font abondans en toutes fortes de rafraîchiffemens, & principalement en légumes , qui y font aufli bons qu'en France ; le poifibn , la tortue y font à meilleur marché ; la viande de bœuf fe vend une réale les quatre livres ; le bon vin de Malaga & de Tinto deux réaies la bou- i teille : & il faut avouer qu'en aucune ville de l'Amérique on ne peut faire meilleure chère , & à plus bas prix. On doit cet avantage à la divifion de la réale en quartitte de fer-blanc, car rien ne facilite plus le débit & l'achat, & n'eft plus favorable à l'économie que les petites mon- noies. Commerce Le commerce de la Havanne & du Mexique eft entre les mains des Catalans, dont le génie aciif, laborieux, entreprenant & opiniâtre, leur a procuré des fortunes confidérables ; auffi font-ils un objet d'envie pour les Efpagnols qui cherchent à déguifer ce fentiment fous les apparences d'un mépris qui ne feroit pas moins injufte. Il y a trente Catalans dans le Commerce pour un Caftillan. Mais l'ivrefle de leurs fuccès leur a fait défirer auffi les privilèges exclufifs , efpèce de monopole déjà trop commun en Efpagne. Ils avoient pro- pofé de fournir la colonie de la Havanne des Il y a encore réal de vellon, qui eft une monnoie de cuivre qui vaut cinq fols de France. « A GUAXACA. 3ï vins de Malaga & de Tinto à dire d'experts , moyenant une réale la bouteille , tandis qu'il fe vend ordinairement deux réaies ; mais ils en demandoient le débit exclufif, ce qui leur a été refufé. Les objets de commerce font les fers , les toiles, les quincailleries , les foies , l'horlogerie, les vins & les épices. On ne trouve guère que de la toile de Bretagne à la Havanne comme au Mexique , & la plus groflière s'y vend couramment une piaftre la barre ( i ). Toute la quincaillerie fe tire d'Alle- magne ; l'horlogerie d'Angleterre ; le peu de draps, d'indienne ou de Perfe qui s'y confomment, & qui n'eft pas fabriqué au Mexique , fe tire de France. Les Génois , avec qui les Efpagnols paroiffent fimpatifer beaucoup , fourniffent à ces derniers toutes les foiries pour voiles, foutanes, pour les capes noires que portent les femmes lorsqu'elles vont à l'églife, & pour les manteaux des prêtres faits d'un gourgouran dont ils aiment le fron fron. On tire les fers en partie de la Suède & en partie de l'Efpagne. C'eft l'Efpagne aufli qui fournit les huiles , les vins & le papier, qui y eft déteftable. Une chofe finguliere, c'eft qu'on ne puiffe trouver à la Havanne ni à la Vera-Crux aucune efpèce de papier gris ; j'en ai eu befoin pour deffécher (i) La bare barra, terme efpagnol qui revient à notre aune. U V O Y A G F mes herbes , & je n'ai pu m'en procurer que quelques feuilles qui fervoient d'enveloppe à cer- taines marchandifes, & qu'on me faifoit cepen- dant payer bien cher. Prompna- On ne trouve à la Havanne ni dans toute l'Amé- rique aucune promenade publique, plantée d'ar- bres. M. le marquis de la Tour en avoit fait faire une autour des remparts de la ville, elle n'a pu réuflir, & il n'en reflc que la chauffée ; une autre précédemment élevée à grands fraix, & plantée d'orangers , eft ruinée également. Population La Havanne a une population de vingt-cinq mille âmes ou environ. Celle de toute l'isle, en y comprenant les Nègres & les mulâtres, ne paffe pas deux cent foixante feize mille ames, fuivaht le cadaftre que j'en ai vu chez le gouverneur ; & j'ai fu d'un ingénieur françois de Vera-Crux qui a vécu long-temps au Mexique, que tout ce vafte empire n'a pas en tout un million d'ames. On ne comptoit guères alors que trois mille hommes de troupes réglées à la Havanne : il y a de plus un corps de milice de feize cent hommes très-bien exercés. Egiifes. Je n'ai pas remarqué une feule églife qui méri- tât d'être vue pour fon architecture. Toutes font de longs boyaux, fbmbres comme des cachots , ornées à droite & à gauche de chapelles fans nom- bre, à frontifpices de trois ou quatre ordres d'ar- chitedf ure, groflièrement furchargée d'ornemens inutiles, plus groflièrement défigurés par l'oubli de aGuaxaca. 33 de toutes les proportions dorées avec une pro- Fufion vraiment barbare & fuperftitieufe : il n'y a pas une de ces chapelles qui n'ait coûté, en dorure feulement, plus de dix mille piaftres ; & il y a trente ou quarante de ces chapelles dans chaque églife. On achève celle des Jéfuites pour en faire la cathédrale : vous croiriez voir un ouvrage & des ouvriers du neuvième fiècle. Chacune des trente églifes que l'on compte Confréries dans la ville a pour le moins fept à huit confréries qui font des procefîîons fans nombre, mais prin- cipalement dans le temps de jubilé. Il faut que ce jubilé, que j'avois vu en France & à Saint- Domingue , & que je retrouvois à la Havanne, y eût donné lieu à trois mille proceflîons ; je ne voyois & n'entendois autre chofe. Proceflîons du matin & du foir ; proceflîons générales & parti- culières ; proceflîons de paroiffe & de commu- nauté ; proceflîons de chaque confrérie , qui, la nuit avec des lanternes, de mauvais baffons & des guitares , interdifoient le fommeil à tous les citoyens. Enfin, proceflîons de chaque père de famille qui, fuivi de fa femme, de Ces énfans, de fes domeftiques , s'en alloit le chapelet à la main faire des ftations. Chaque maifon a fa chapelle, où tous les mois Chapelles, elle chomme une fête particulière. La dédicace des églifes, le jour de leur patron font des fêtes encore plus confidérables ; dès la veille à neuf heures du foir le clocher eft illuminé : C 34 Voyage il s'y donne un grand concert qu'il faut entendre J des toîts voifins. Le jour ce même clocher eft pavoifé de pavillons de toutes couleurs, lcglife eft pleine de cierges allumés ; c'eft une chambre ardente , où l'on fait d'affez mauvaife mufique fort mal écoutée, mais où l'on apporte de riches offrandes. Cvêché. Qn ^jt qUe l'évêché de la Havanne vaut qua- rante mille piaftres. Dom Fulano Echavaria, qui en eft pourvu, paroît ami de la cour. Il faifoit imprimer un mandement qui avoit pour titre en cuentra V exécrable crimendelos contrabandijias, contre l'exécrable crime de la contrebande. Je demandai à un prêtre, fon fecrétaire, qui revoyoit les épreu- ves , quelle épithète fon maître pourroit donc donner au crime de lèze-majefté, puifqu'il traitoit celui-ci d'exécrable, il ne fut que me répondre. Contre- Rien de plus févère que les loix du pays contre a" e* la contrebande, puifqu'elles prononcent la confis- cation de corps & de bien pour la première fois. Rien cependant de plus commun que la contre- bande ; tout le monde la fait, bourgeois , prê- tres, militaires. Arrive-t-il un navire dans le port? vous y verrez accourir nombre d'individus que vous ne connoiffez pas, que vous n'avez jamais vus, & qui ne vous veulent autre chofe que vous prévenir que tel ou tel objet eft contrebande, & vous porter officieufement à terre une boîte de galons ou telle autre marchandife qu'ils fauront fouftraire aux recherches, uniquement pour vous aGuaxaca. 35 obliger, & gardez-vous d'avoir le moindre foup- çon fur leur empreffement : il eft inouï qu'il y ait jamais eu d'infidélités en ce genre , tant tout le monde fe ligue avec plaifir contre une loi injufte & barbare dans fon extenfion ! Le crime de fauife monnoie eft puni par le feu. Faufle Enfin prefque tout eft entreprife ou ferme, ce mo,inoie' qui multiplie à l'infini le befoin & la tentation de Fe»nes. faire la contrebande. Les boulangers de la Havanne ne peuvent avoir le privilège de faire du pain & de le débiter qu'en payant cent piaftres au gouvernement. Le papier, la poudre à tirer, le vin, le tabac font en ferme par tout le Mexique, & ce qu'il y a de plus extraordinaire & de plus odieux, c'eft que le tabac 8c le cacao d'une province font contrebande dans une autre : j'ai vu jufqu'aux pitre, cables, cordes & hamacs en ferme fur la miférable & mille fois miférable côte d'Yu- catan ( i ). C'eft ainfi que par de faux calculs le gouver- nement efpagnol a ruiné le commerce, la popu- lation , l'aifance de la nation ; de-là le découra- gement , l'inaction, la misère ; fources infaillibles de la moleffe, de la mal-propreté, des maladies, de la mort. C'eft à ces caufes, je n'en doute pas, qu'il faut Ladrerie, (i) Province de l'Amérique dans la nouvelle Efpagne,vis- à-vis de l'isle de Cube. Cij 36" Voyage attribuer la lèpre endémique de Carthagène, dont parle l'abbé Raynal. Déjà elle a parte à la Ha- vanne , où l'on a conftruit une ladrerie qui ren- ferme plus de cent cinquante lépreux : on y admet aufli ceux qui font attaqués des maladies véné- riennes. Je l'ai vifitée avec un médecin du pays 5 mais j'avoue que ce fpe&acle fait horreur, & que j'ai eu befoin de tout mon courage & d'un flacon de vinaigre radical, dont je m'étois muni, pour fupporter tout ce qu'il y a de dégoûtant. La police de cet hôpital eft affez mal obfervée ; quoique entouré de murs, Ces portes font ouvertes tout le jour aux malades qui vaguent dans les envi- rons, & ont même la liberté de parcourir toute la ville. Quoique la France faffe peu de commerce avec la Havanne , il eft à craindre que cette affreufe maladie ne s'introduife dans nos colonies ; il faut pour cela peu de communication , & il y en a toujours quelques-unes. Je n'ai pas vu fans frémir au Port-au-Prince une négreffe qui avoit 1 elephan- tiafis le plus complet : je l'ai vue abandonnée de fes maîtres, mandier dans les rues , dans les mar- chés , où elle pouvoit infe&er mille autres efcla- ves ; & je dois dire qu'on ne fait pas affez d'at- tention aux terribles conféquences que préfentent ce fait & plufieurs autres femblables. A défaut de puits , toutes les maifons de la Havanne ont Citernes, des citernes. Deux places publiques font ornées de fontaines qui verfent de l'eau d'une petite aGuaxaca. 37 rivière conduite par des canaux fouterrains, & Rivière» dont l'aiguade eft déformais défendue par le fort du Prince, de manière que l'ennemi ne peut l'in- tercepter fans fe rendre maître de la citadelle, ni par conféquent en priver la ville durant un fiége. L'air qu'on refpire dans cette ville eft gêné- Air. ralement fain & pur, les vents du Nord qui fouf- flent la moitié de l'année fur la côte, y raffraî- chiffent tellement l'athmofphère que j'y ai tou- jours eu froid la nuit & le matin jufqu'à dix Froid. heures, & que le thermomètre de Bourbon étoit à cinq ou fix degrés au-deffus de la congélation. Il y avoit déjà près d'un mois & demi que pian &dif- .,, • i i tt • .. ' J pofition j etois a la Havanne, toujours tourmente du poUr qnit- défir d'achever mon entreprife : ce temps metervanne,a" paroiffoit d'une longueur infuportable ; je n'avois fufpendu fi long-temps l'exécution de mes projets que pour ne paroître aucunement fufpeèr. aux yeux d'un peuple foupçonneux & jaloux : pour mieux cacher le véritable objet de mes recherches, j'avois toujours affeéfé l'infouciance d'un homme qui ne fonge qu'à cueillir des herbes ; mais ne pouvant plus enfin demeurer dans cette incertitude, & cédant à l'attrait qui m'appeloit à la Vera-Crux, comme au but & à la récompenfe de mes pei- nes, je penfai férieufement aux moyens de m'y rendre. Je crus devoir encore ufer de détours; j'af- feêlai l'inconftance & la légèreté que l'on repra- C iij 38 Voyage che fouvent mal à propos aux François, & qui fert quelquefois à couvrir des deffeins profonds ; je feignis d'être ennuyé à mourir du féjour de la Havanne, & de m'y trouver circonfcrit dans un trop petit efpace pour un botanifte. On me crut , on me plaignit ; & d'une part cette rufe, d'une autre, une circonftance favorable que je faifïs me conduifirent au comble de mes vœux. Un jour D. Manuel Félix Ruick, facteur de la compagnie de Laflîento, chez qui j'avois déjà été deux fois pour changer des portugaifes, me demanda s'il étoit vrai que je fulfe un élève de M. de Juflieu ; je l'en affurai, & que je connoi£ fois parfaitement M. de Juflieu ; il m'apprit alors qu'il avoit été fecrétaire de D. Antoine Ulloa, l'un des hommes de lettres envoyés par le roi d'Efpagne avec nos académiciens au Pérou; qu'il y avoit beaucoup connu M. de Juflieu, & que, foit comme homme inftruit, foit comme homme focial, c'étoit le mortel qu'il aimoit le plus au monde: ce fujet de converfation me donna lieu de lui dire que j'aurois été enchanté de voir le Pérou, mais que faute de temps & de moyens je me trouverois encore heureux d'avoir quelques occafions de parcourir le Mexique. D. Ruick m'offrit auflîtôt fes fervices pour me procurer cet avantage ; j'étois déjà fon ami, puifque je con- noiflbis M. de Juflieu, il me promit des lettres pour D. Antonio Ulloa, actuellement général de la flotte à la Vera-Crux, & voulut m'en garantir aGuaxaca. 39 l'efficacité par un cautionnement de cien mil pefos, cent mille écus. C'étoit fans doute là une heureufe rencontre & un bon acheminement à mes deffeins, mais ce n'étoit pas tout ; je craignois que le gouverneur ne fît dificulté de m'accorder un paffeport, quoi- qu'il me l'eût déjà promis, fur le défir que je lui avois témoigné de voir un pays qu'il ne m'avoit pas moins vanté que les autres Efpagnols fes compatriotes , grands admirateurs de ce qu'ils pofsèdent ; je le craignois, perfuadé peut-être mal à propos que j'étois obfervé , mais peut- être auffi avec quelqu'efpèce de raifon, quand au travers des careffes & des amitiés que je recevois de D. Louis Huet & de madame fon époufe, je démêlois un fond de curiofité , & j'effuyois des queftions qui n'étoient rien ' moins que naturelles, furtout de la part d'une femme. Je fis part de mes appréhenfions à D. Ruick ; il les diflipa facilement, & me promit même de parler dès le lendemain à M. le marquis de la Tour. Dès-lors je fis mes préparatifs fans faire part de mes projets à qui que ce fût au monde, pas même à mon hôte : le courier de la Vera-Crux devoit partir fous trois jours ; quelque court que fût ce délai, je réfolus de profiter de 'cette occafion. Le lendemain étoit un dimanche, ce jour il Cour che.- y a cour au palais du gouverneur. Les officiers neut. C iv 40 Voyage fuperieurs, municipaux de police , de finance & de milices s'y rendent entre dix & onze heu- res. Le gouverneur leur donne audience & reçoit leurs refpeéts dans une falle du gouvernement : on peut dire que fi cet ufage rappelle & entre- tient la fubordination , il fauve à l'homme fier enveloppé dans la foule, une partie de l'humi- liation qu'il peut regarder comme attachée aux devoirs qu'il eft obligé de rendre à des hommes qu'on ne fauroit fouvent aimer ni eftimer; c'eft d'ailleurs une occafion de demander & d'accor- der de légères grâces, & d'expédier de petites affaires qui ne feroient qu'embarrafler les audien- ces particulières, réfervées à des objets plus importans. C'étoit la première fois que je voyors cette audience, & je m'y étois rendu pour folliciter mon paffeport ; mais y ayant trouvé D. Manuel Ruick, qui me réitéra la promeffe d'en parler au marquis de la Tour, je jugeai à propos de lui laiffer ce foin, & me retirai toujours plus fatisfait de la bonne tournure que prenoient mes affaires. Il y avoit l'après midi revue de la cavalerie milice : je vis le marquis avec D. Louis Huet, qui me faluèrent très-gracieufemcnt; cela me parut d'un bon augure, & je me hâtai de me rendre au gouvernement ; en y montant je ren- contrai D. Huet qui en fortoit, & qui me demanda fi j'allois folliciter quelques grâces ; je l'avouai, aGuaxaca. 41 en lui difant ce qu'il convenoit de mes deffeins ; fur cela il m'offrit de rentrer pour appuyer ma demande, ajoutant cependant qu'il ne croyoit pas que j'en euffe befoin; je le remerciai donc & pris congé de lui. J'attendis peu le gouverneur , il vint à moi avec l'air de bonté qui lui étoit ordinaire, & me demanda ce que je défirois ; je lui rappelai qu'il m'avoit promis un paflèport pour le Mexi- que, & que je venois reclamer cette grâce; il me l'accorda à l'inftant, & fans me la faire ache- ter, comme cela n'arrive que trop fouvent chez fes pareils, par mille difficultés, par mille délais, il me dit feulement qu'il craignoit beaucoup que je ne fuffe pas reçu du vice-roi du Mexique comme il le défiroit; il finit par me fouhaiter toutes fortes de fuccès dans mon voyage ; je le remerciai de fes bontés, & me retirai, après lui avoir préfenté mes refpeds. Cet excellent homme refta long-temps dans le veftibule pour me voir aller, & m'étant retourné encore vers lui fur la première marche de l'efcalier pour le faluer de nouveau, j'eus la fatisfa&ion de le voir me ren- dre le dernier falut & me témoigner du vifage & de la main le plus vif intérêt. Hommes en place! qu'il vous eft aifé de vous faire aimer & refpe&er! & comment peut-il vous tomber jamais dans la fantaifie d'être durs, groffiers & brutaux? Maître de mon paffeport, ma joie étoit d'au- tant plus vive, que j'avois eu plus d'inquiétude 42 Voyage fur la pofîîbilité de me le procurer, je le tenois? dans ma poche comme un tréfor précieux, & malheur à qui auroit voulu m'en priver ! Je volois pour le mettre à couvert de toute atteinte : après l'avoir mis en lieu de fureté, je courus chez D. Ruick, qui me donna fes lettres pour D. Antonio-Ulloa ; je l'embraffai, en lui témoignant tout mon dévouement & ma gratitude, je revins fouper chez mon hôte avec un contentement inexprimable ; alors feulement je lui parlai de mon départ : quoiqu'il parut fâché d'être privé de ma fociété, fur laquelle il avoit compté pour quelque temps de plus, il voulut bien prendre part à ma joie, & me donna des lettres pour un négociant de Vera-Crux, & pour un habitant de Theulchiftan, route de Mexico. Il fut enfuite queftion de traiter de mon paf- fage; je ne pus l'obtenir du courier à moins de cent piaftres fortes ; la fomme étoit exhorbitante, mais j'eus beau marchander, je ne pus fléchir fon avarice : il écouta mes raifons avec un flegme & une gravité vraiment efpagnole, & reçut mon argent froidement, fans cefler de fumer fa figarre. Nous devions partir le lendemain ; mais il refta encore trois jours, durant lefquels je fis mes vifi- tes d'adieu. Départ de Enfin, le 11 Mars 1777, nous nous embar- ^rdfi"e quâmes & levâmes l'ancre à huit heures du matin , Mars 1777. en faiuant la ville & les fept citadelles d'u» coup de canon. aGuaxaca. 43 Ce qui me paroiffoit & m'avoit toujours paru incroyable, c'étoit le petit nombre de bâtimens qui garniffoient ce fameux port ; pendant un mois & demi je n'y avois vu que quinze navires de quatre-vingt à deux cent tonneaux au plus, y compris le courier de la Vera-Crux; & dans ce dernier port je n'en vis pas davantage dans un féjour de deux mois & demi que j'y fis depuis. Qu'avec plaifir je jetois en fortant les yeux fur l'échelle de citadelles, de fortins, de batte- ries qui graduent les approches de la Havanne, &: fur ces innombrables bouches à feu qui les garniffent ! Il m'avoit femble en arrivant, que tous ces préparatifs étoient dreffés contre moi, & pour empêcher la conquête de la cochenille : combien je m'applaudiffois donc d'avoir eu la témérité de les braver, & le bonheur d'échap- per à leurs feux menaçans ! Non, quand les Anglois eurent pris cette place importante, ils n'eurent pas plus de fatisfa&ion de leur vidfoire, je crus comme eux avoir la clef du Mexique; je nepenfai pas devoir rencontrer d'autres obftacles, & je regardois déformais comme en mon pouvoir le précieux tréfor que je cherchois. Le bâtiment que je montois & qu'on appeloit le courier de Vera-Crux, eft un brique de foixante rèd. de quille , armé de quatre pierriers , deux canons & neuf hommes d'équipage : nous étions à peine hors du fort, lorfqu'un canot nageant à douze rames vint nous hèler de la part du gou- 44 Voyage verneur : quelle fut ma frayeur ! je m'imaginai tout de fuite que fe repentant de m'avoir laiffe échaper, le marquis envoyoit ordre de me remettre à terre; cette idée me caufa une pâleur, un tremblement, qui m'auroient fait prendre pour un criminel fi j'euffe été remarqué , dii deœque quam mali eft extra hgem viventibus, quidquid meruerunt femper exfpeâant (i). Cependant ce n'étoit autre chofe que des lettres que le gou- verneur envoyoit pour la Vera-Crux, & j'en fus quitte pour la peur. Le ciel étoit beau, la mer belle, le vent bon, le navire excellent ; nous longeâmes la côte, fai- fant route le cap à l'oueft autant qu'il fut pof- fible, & le foir nous étions à plus de dix-huit lieues de la ville. 12 Mars Le vent ayant fraîchi toute la nuit, & du fud- :r' oueft paffé à l'eft-fud-eft, nous avons perdu la terre de vue, & à midi nous étions à la hauteur des refcifs qui bordent les environs du cap Santo Antonio ; nous avons conftamment fait deux lieues à l'heure depuis notre départ toutes voiles dehors. Après midi la mer qui avoit été fort groffe a calmé, l'eau étoit toute couverte de mollufques que les matelots appellent galères ; nous avons vu furnager de grands troncs d'arbres pouffes par le Miflîflîpi dans le golfe du Mexi- que , & de-là par les courans du canal de (i) Pétrone abf. fat A G U A X A C A. 45 Bahama: j'en avois déjà vu de pareils fur la côte de la Havanne, où ils avoient été jetés par une tempête effroyable caufée par un vent de nord ; il y en avoit un entr'autres qui avoit plus de cent-vingt pieds de long & dont le diamètre étoit tel , que, quoique couché par terre je ne pouvois monter deffus que par l'extrémité bran- chue. J'ai jugé par la compofition des nœuds, que ces arbres étoient de la famille des pins, &: ils m'ont paru être des mélèzes ; toute la côte de la Vera-Crux en eft jonchée de temps immémorial : il y en a de fi profondément enterrés dans le fable, qui s'y amoncelle chaque jour , que l'on n'en voit plus que les racines. Ces arbres fans doute très-dangereux à aborder la nuit , fervent de juchoir à une infinité d'oifeaux aquatiques, qui y trouvent une pâture abondante dans les infectes de mer qui s'y engendrent , & les coquillages qui s'y attachent comme à un rocher. A fix heures du foir, nous avons eu calme tout 13 & t* x^ , . , • ,, Mars 1777 plat. Durant la nuit, les vents ont toujours ete de l'arrière , mais très - foibles. A cinq heures du matin nouveau calme. Le 13 le vent s'eft levé avec le foleil, mais ce jour & le fuivant, quoique nous euffions vent arrière & filaflîons dix nœuds, nous ne faifions point de route : la mer que nous fillonnions grand frais , écumoit & fe brifoit dure- ment fur les flancs de notre navire, femblable à la roue d'un moulin que meut un torrent rapide j 46 Voyage le vaiffeau rouloit fur le même point avec une fatigue 6c une vîteffe inconcevables. Nous étions encore vis-à-vis des montagnes de Cuba, que nous avions vues le foir de notre départ : en un mot, nous ne changions pas de place , c'eft l'eflet des courans quand ils luttent contre les vents ; fi leurs forces refpeclives font en équilibre, les courans détruifent tout l'avantage du vent. Rien de plus ennuyeux & de plus contrariant que cette pofition; heureufement nous étions bien logés & bien trai- tés ; le plus grand ordre, le plus profond filence régnoient fur le bâtiment, & le capitaine, excel- lent homme de mer , étoit aufli très-honnête, quoiqu'un peu taciturne. Il nous affura que depuis onze ans qu'il faifoit cette navigation , il n'avoit jamais été fi contrarié par les courans ; il ajouta même que les plus mauvaifes faifons pour naviguer dans le golfe font les mois de Sep- tembre , Octobre, Novembre & Décembre à caufe des nords, qu'en Juin on effuie des calmes, & en Juin, Juillet & Août, qui font la faifon des pluies, des tourbillons & des ouragans ; cela me fit prendre la réfolution de revenir en Juin , ou plutôt en Août ou Septembre au. plus tard. J<> Mars Enfin, après avoir doublé les refcifs durant la nuit , le 15 au matin nous, avons perdu de vue les terres, & fuivant l'eftime nous avions également doublé le cap Santo-Antonio. A midi le vent a confidérablement fraîchi, nous avions aGuaxaca. 47 ferlé bonnettes & perroquets, & faifions route à l'oueft-fud-oueft. Depuis nous avons toujours eu vent largue i« Mare ou vent-arrière , foit de l'eft, foit du fud-eft : j'ai vu ce jour Vénus, le foleil étant encore à cinq degrés fur l'horifon ; le feize nous nous fommes trouvés fur le banc d'Iucatan , dans le golphe du Mexique; nous y avons fondé , & à trente-trois braffes nous avons trouvé fond de fable blanc fin mêlé de débris de coquillages ; dans ce golphe les vents font eft & fud-eft ; depuis dix heures du matin, ils tournent infen- fiblement à l'oueft, & depuis quatre heures du foir reviennent de l'oueft à l'eft ; nous filions fix nœuds, & n'étant qu'à cent lieues de la Vera- Crux, nous avions l'efpoir d'y être dans quatre purs fi les vents continuoient à nous être favo- rables. Depuis trois jours nous avions vu beau- coup de focs , trois ou quatre cent marfouins ou focennes fe jouoient, bondiffoient autour du bâtiment, quelquefois le précédoient & fem- bloient s'exercer à fe devancer les uns les autres ; quelques-uns s'élevoient à une toife au-deffus de l'eau & retomboient avec éclat à plat ventre, d'autres voguant deux à deux fur le côté paroif foient fe careffer, & plus loin on voyoit les mères, plus grandes de moitié que leurs petits, leur montrer le chemin qu'ils dévoient fuivre ; ce fpectacle innocent n'eft-il pas préférable au plaifir qu'on a coutume de prendre à pourfui- 48 Voyage vre, harponner, & faire périr ces animaux inte- reffans? Heureufement nos matelots n'en eurent pas le temps, & ils avoient trop bonne chère pour fonger à s'en procurer d'autre. On a encore fondé à quatre heures après midi , & on a trouvé trente braffes fond de fable très-blanc. r- Mars Le 17 on n'a trouvé que vingt braffes même 17 77' fond , le vent étoit tombé depuis minuit juf- qu'à midi : on ne filoit que trois nœuds , mais redevenu nord , il s'eft renforcé l'après midi de manière à nous faire faire deux lieues à l'heure. Le ciel chargé de nuages au lever du foleil eft redevenu ferein ; on a vu des oifeaux blancs de la groffeur du canard, ils avoient le bout des ailes noir ; j'ai remarqué auffi un pélican ou frégate à queue entière : tout cela nous annonçoit le voifinage des terres. Jg Mars Le 18 il y a eu grand vent toute la i:77- nuit, on a fondé & on s'eft trouvé par vingt- deux braffes , puis par vingt, fable bleu fin , mêlé de coquillages : nous avions vu beaucoup de marfouins, fur les dix heures du matin : les vents du fud ont paffé à midi au fud-oueft, enfuite nous avons eu du calme, on en a pro- fité pour jeter des lignes au fond de la mer : ces lignes portent un hameçon amorcé d'un once de lard, & defeendent au moyen de deux boulets d'une livre pefant : ce petit exercice eft diver- tiffant & profitable ; en moins d'une heure on a aGuaxaca. 49 & pris deux cent livres d'excellent poiffon, il y en avoit de trois efpèces, toutes du genre des perches, l'une appelée le nègre, l'autre la belle farde rouge , la troifième à longues nageoires pectorales. A quatre heures nous avons eu vent de nord, il s'eft foutenu toute la nuit, & eft revenu au fud-eft : nous filions fix nœuds. Le 19 on a enfin trouvé à la fonde qua- 19 Mars rante-cinq braffes, cela nous a fait croire que nous n'étions plus qu'à quatre-vingt lieues de la Vera-Crux, & que dans trois jours nous pour- rions y être mouillés ; c'étoit le comble de nos vœux, mais ils ne dévoient pas être exaucés. Le foir nous avons été pris par le calme, le foleil s'eft couché dans une vapeur qui fans éclipfer fa lumière en affoibliffoit la vivacité : le ciel & l'horifon annonçoient quelque chofe de trifte & de lugubre, à fept heures le vent a foufflé de la partie du nord jufqu'à onze heures; nous filions quatre nœuds, à deux heures après minuit la mer étoit épouvantable , nous étions à la cape fous la mifaine , la barre arrêtée , le navire à la merci des flots ; mille fois ils ont couvert notre frêle bâtiment , qui tantôt s'éle- voit au-deffus, & tantôt retomboit au-deffous. Toute la -journée du 20 la mer a été hor- 2o Mars xible , je n'en avois point vu de femblable en 1777' Europe; dans ces mers les vents de nord fouf- flent pendant vingt-quatre heures avec une vio- D 50 Voyage lence redoutable; ils calment durant trente heures & ne régnent pas plus de trois jours ; ils font froids à glacer & fréquens, il eft rare qu'il fe paffe dans ces parages quinze jours d'hiver fans nord. i Mars Le vent a diminué le 21 * il a paffé au "7* nord-oueft, le matin brume, à midi nord-eft, de la pluie à trois heures ; nous n'avions pas fait vingt lieues de route en quarante-huit heures : il nous en reftoit au moins cinquante, & nous ne pouvions plus efpérer de les faire en moins de trois jours. s Mars La nuit du 22 a été affez mauvaife : les vents ont varié fans fin du fud-oueft à l'eft-fud-cft , & le calme a fuccédé continuellement au vent & à la brume, qui nous a enveloppés à dix fois différentes ; toute la journée le roulis nous a mis à la torture ; le matin un pauvre petit oifèlet de la taille d'un roitelet, de la couleur du verdier, eft venu fe repofer fur le navire, il effayoit en rafant la mer de faire route contre le vent , & revenoit encore ; quelques autres ont paru , on en a pris un , le refte a été emporté en haute mer par la violence de loi:- ragant ; à une heure un papillon eft venu aufli nous vifiter, oh ! pour le coup c'étoit un indice inconteftable que la terre n'étoit pas loin , bv nous nous fommes livrés à ce rayon d'efpérancc. La nuit le ciel s'eft découvert, & nous a laiffe jouir de toutes fes beautés, nous étions aGuaxaca. $i cependant en calme > & très-fatigués du balot- tement du navire. Enfin le 23 à cinq heures j'ai vu terre, le 2; Mars capitaine en doutoit encore , cependant c'étoit véritablement elle ; elle nous reftoit au fud, & nous nous trouvions à vingt lieues au-deffous du vent de la vieille Vera-Crux ; nous nous ferions trouvés alors à l'entrée du port de la nouvelle ville fi l'on avoit fuivi mon idée , qui étoit de fuivre, le 22, à toutes voiles l'air du vent domi- nant qui étoit le nord; ce qui m'avoit porté à donner ce confeil au capitaine, c'eft que fâchant que dans le golfe du Mexique les nords ne durent que trois jours, nous trouvant au troi- fième, & les vents réglés étant fud-eft, fi nous euffions, le 22, fait route du nord au fud , au rifque de dépaffer la nouvelle Vera-Crux : le 23 , les vents du fud qui régnent toute la journée nous euffent remis en hauteur, au lieu qu'étant au-deffous du port que nous cherchions , nous les avions contraires ; loin donc d'arriver ce jour, nous pouvions à peine efpérer d'arriver Je lendemain. Nous faifions route à fept airs de vents, & n'avancions que très - peu, les terres que nous voyions font plus hautes que celles de Saint- Domingue ; elles régnent oueft & nord , nous n'en étions le foir qu'à dix lieues, & leur afpeér, portoit la joie &: la fatisfa&ion dans nos cœurs, Dij 52 Voyage mais le vent n'étant pas devenu plus favorable, &: nous trouvant à deux lieues de la terre, nous avons viré de bord , & couru toute la nuit fur cette nouvelle bordée ; la terre que nous évitions eft, celle de las terras Lionas, qui s'étend jufqu'aux montagnes d'Alvarado, du milieu dcf- quelles s'élève en pain de fucre le volcan d'Ori£ fava , que l'on voyoit dès la ' veille quoiqu a quarante-cinq lieues : cette terre paroît belle , mais elle eft inhabitée dans une longueur de quarante-cinq lieues jufqu'à la vieille Vera-Crux. a* Mm Le 24 au matin , on avoit gagné environ une lieue en hauteur : à midi le vent revint à l'eft à-peu-près largue , & nous donna l'efpoir d'entrer le lendemain à la Vera-Crux ; à quatre heures il fraîchit &e devint nord-eft ; à fix heures il s'eft rabattu ; à huit heures on voyoit les refcifs des environs du port : nous avons tiré un coup de canon , & auffitôt nous avons vu un feu qu'on a cru être celui du château de Saint-Jean d'Ulloa , nous en avons mis un au mât de perroquet , & avons tiré un fécond coup de canon : alors nous avons vu un fécond feu que nous avons jugé être celui de la capitane du port ; j'étois d'avis qu'on tirât un troifième coup de canon , mais je n'ofai communiquer mon idée au capitaine, qui avoit fait fi peu de cas de ma première obfervation, & fans doute fi l'on eut tiré le troifième coup de canon, le major de la flotte, monté fur une chaloupe de aGuaxaca. 53 trente hommes, qui venoit à bord comme nous le fumes depuis, ne fe fut pas égaré. Nous avancions cependant toujours , mais à petites voiles, & fans ceffe la fonde à la main ; les brafîes indiquent le chenal du port , car les refcifs qui le bordent le rendent du plus dangereux accès. A dix heures du foir nous fûmes abordés par deux bateaux de trente hommes d'équipage chacun, munis de cables pour nous toifer, armés d'ancre & de grapins au befoin ; ils nous deman- dèrent des nouvelles du major de la flotte parti avant eux èe qu'ils croyoient rencontrer avec nous. On nous traîna à la rame , & à l'aide d'un peu de vent, nous enfilâmes le tortueux laby- rinthe qui nous conduifit au port à minuit. Nous mouillâmes fous la capitane (i) , qui Arrivée i étoit elle-même ancrée à un demi cable du châ- cmx if 2^ teau ; il plut toute cette nuit & nous fûmes très-incommodés de l'air humide & chaud de ce climat , ainfi que des vapeurs de la terre. A cinq heures du matin je me difpofois à defcendre à terre, quand le major de la flotte arriva : c'étoit D. Pedro de Verthuizen avec qui l'on verra que j'ai été fingulièrement lié depuis; je le remarquai peu alors , & le jugeant à la manière françoife, à fon vieil habit couvert d'un ( 1 ) La galère du général ou commandant du port. D iij 54 Voyage mauvais frac, je le pris pour un fergent dfi marine ; il me fit demander mon paifeport qu'il garda, & j'eus la permiflîon de mettre à terre. Fort inquiet de la manière dont je ferois reçu dans ces nouveaux parages , j'embarquai mes équipages, & traverfai le port : defcendu à une jetée de dix toifes de large fur cent de long, qui aboutit à une des portes de la ville, je trouvai une garde nombreufe, les contadors, les officiers du port, & une foule de curieux ; il fallut ouvrir mes malles , on les vifita affe2 fuperficiellement ; mais dès qu'on eut vu mes livres on m'en refufa l'entrée jufqu'à-ce que je rapportaffe une permiflîon du vicaire général de l'inquifition : je courus chez lui , je trouvai un petit vieillard avec l'air d'un parfait beat , exhauffé fur un fauteuil près d'une table où il récitoit fon bréviaire. Il me préfenta fa main à baifer ; moi, peu accoutumé à cette cérémonie, & n'y fongeant point en ce moment , je pris fans façon fa main &e la ferrai de bonne amitié ; il me demanda le catalogue de mes livres , je lui répondis que je n'avois que quelques livres de phyfique & d'hiftoire naturelle, tels qu'il con- vient à un médecin botanifte , & en fi petit nombre que je n'en avois point de lifte ; il fe contenta de mes raifons & de la fimple nomen- clature de mes auteurs, & il m'expédia ma permiflîon. Auflîtôt les portes me furent ouvertes, je me A G U A X A C A. 55 préfentai chez D. Thomas Taxueria, pour qui mon hôte de la Havanne D. Bernardin Liagor- tera m'avoit donné des lettres : le négociant de la Vera-Crux me parut un peu en peine de cette recommandation , il me dit qu'il ne con- noiffoit Liagortera qu'à raifon de quelques affai- res de commerce, & je le foulageai beaucoup, en lui difant que quant à préfent tout ce que- j'attendois de fa complaifance c'étoit de m'in- diquer une bonne auberge ; il m'en indiqua une en face de la porte de Mexico , que j'appris depuis être la meilleure de la ville ; mais quelle idée prendra-t-on des autres, lorfque l'on faura que tout l'ameublement de ma chambre confif toit en une table de quatre pieds de long fur trois de large, & que deux bancs de fix pieds de long fur trois de large formoient mon lit, bien digne d'un gentilhomme efpagnol ? Pour des matelats , chaifes , fauteuils , miroir, &c. tout cela eft fans doute regardé dans ce pays comme des fuperfluités ou des commodités trop volup- tueufes. Dès que j'eus dépofé mes effets dans ce beau réduit, je courus chez le général de la flotte D. Ulloa : je trouvai à fa porte une garde de dix hommes, fon fecrétaire m'intro- duifit dans une grande pièce garnie de meubles fort anciens, & m'ayant annoncé comme quel- qu'un qui apportoit des lettres de D. Manuel Félix Ruick , je vis bientôt paroître un petit D iv i S<> Voyage homme de quatre pieds dix pouces au plus , vêtu d'un farreau de nanquin ufé, garni de vieux boutons d'argent, les cheveux gris, fans poudre ni pommade, noués par un cordon & pendants fur fes épaules ; il avoit une mauvaife conte- nance , mais une phifionomie douce , des yeux vifs, un regard affable, & une petite croix de diamans de l'ordre de Saint-Jacques pendue à fa boutonnière annonçoient une perfonne diftin- guée ; tel étoit D. Antonio Ulloa : je le faluai en lui préfentant mes lettres , elles lui expli- quoient le fujet de mon voyage , & lui deman- doient fa protection pour me faire obtenir un paffeport pour Mexico ; il les lut avec atten- tion, me promit d'écrire fur le champ au vice- roi , & me confeilla de lui écrire en même temps ; il m'offrit enfuite fa maifon & fa table, en m'avertiffant qu'elle étoit toujours fervie à une heure 6c demie , il voulut même que je dînaffe avec lui ce jour là ; enfin il me fit pré' fenter au gouverneur par le major de la flotte, que je reconnus pour être le même qui le matiu m'avoit demandé mon paffeport. En nous y rendant, le major D. Pedro Verthui- zen eut la bonté de me dire qu'il feroit charmé de faire connoiffance avec moi ; je répondis comme je devois à ce compliment, & j'ai eu lieu depuis d'éprouver qu'il étoit fincère. D. Fernand Palacio, gouverneur de la Vera- Crux , étoit un homme bien différent du général de aGuaxaca. 57 la flotte ; fon regard chagrin , fon ton brufque, fon langage groffier prévenoient tout de fuite contre lui. Il m'accorda fans difficulté la permif- lîon de demeurer à Vera-Crux, & d'herborifer dans fon diftrid:; mais il refufa de me remettre mon paffe-port, que le général m'avoit confeillé de lui redemander; & même à mon départ, il feignit de l'avoir égaré. J'ai fu depuis qu'il pré- tendoit que le gouverneur de la Havanne n'avoit pas droit de donner de tels paffe-ports , & qu'il vouloit fe fervir contre lui de cette pièce, qu'il gardoit fi obftinément. Je me retirai fort mécontent de fa réception : mais j'en fus moins étonné lorfque j'appris qu'il étoit brouillé avec D. Ulloa. Le lendemain, le général me fit l'honneur de me préfenter chez la Signora Fulana de Boutilloi, ancienne intendante. C'étoit une femme de cin- quante ans qui avoit été parfaitement belle, & qui en avoit encore des traces ; fon efprit vif &e naturel, fon caractère noble & confiant lui atti- roient tous les fuffrages. La recommandation du général me fervit bien fans doute, car le même jour elle me fit mille offres de fervices : La cafa es de ufted, ma maifon eft à vous, me dit-elle plufieurs fois , d'un air fait pour perfuader qu'elle parloit fincerement. Elle me préfenta enfuite à Mesdemoifelles Ces filles, & me dit que la cadette alloit époufer M. de Verthuizen : enfin elle vou- lut bien me regarder comme un ami de la maifon. 58 Voyage En ce moment entra D. Juan de Boutilloz fon fils, qui eft capitaine au régiment de la couronne. Du plus loin qu'elle l'apperçut : Tiens, mon fils , lui cria -1 - elle , voilà un de tes pays. Ce jeune homme en effet a été élevé en France, & pofsède toutes les grâces de nos aimables François. C'étoit un titre de plus à la tendreffe de madame fa mère qui aime autant l'activité, la politeffe & la tolé- rance françoifes , qu'elle hait la pareffe , la mal- propreté & le fanatifme des Efpagnols. Le jeune D. Boutilloz me reçut bientôt dans la plus intime familiarité ; il étoit mon interprète auprès de toute la famille , & furtout de Mlles, fes fœurs, qui me demandoient fans ceffe des chanfons françoifes ; j'imaginai de leur traduire la romance de Berquin, elles en furent touchées aux larmes, & je jugeai que cette pièce étoit auffi bonne qu'elle me l'avoit d'abord paru , puifqu'elle avoit fait cette fenfation fur des perfonnes fpirituelles d'une autre nation. Quelques jours après, je trouvai dans la même maifon un ingénieur appelé M. de Ferfen, fils du lieutenant-général de ce nom; il vint au-devant de moi, & m'embraffa en me demandant des nouvelles de Paris, dont il eft originaire : il ajouta que fâchant qu'il étoit arrivé un François dans le pays, il me cherchoit depuis trois jours avec rempreffement d'un compatriote. Quand nous fortîmes, la fignora eut la bonté de lui dire, au moment où il lui prenoit la main pour la baifer3 aGuaxaca. 59 «juc puifque nous étions tous deux François, nous ne devions pas nous féparer, que c'étoit à lui à me conduire, & à me faire partager les momens de récréation qu'il venoit prendre chez elle. Cet aimable jeune homme me conduifit à fa maifon, où je trouvai M. Duparquet, gentilhomme Dauphinois, comme lui, capitaine dans le corps du génie. Ils me retinrent à dîner, & je ne fus pas peu furpris d'y boire à la glace, & d'apprendre qu'on fe procuroit à peu de fraix à la Vera - Crux cet agrément fait pour dédommager de mille pri- vations ; tous les jours huit mulets relayés y apportent de la neige en glaçons des montagnes d'Orriffava, diftantes de quarante lieues. Par ce moyen on a pour dix fols une livre de glace , & pour une réale une jatte de glace aux ananas, aux fapotilles, à la crème, &c. jatte quatre fois plus confidérable que les glaces qu'on diftribue dans les cafés de Paris pour quatorze fols. La table de madame l'intendante étoit égale- ment bien fervie à la ville & à la campagne, & ce qui étoit fait pour me plaire encore davan- tage , c'eft qu'on y fervoit à la françoife. C'eft ainfi que je partageois mes loifirs ; mes promenades botaniques n'étoient pas oubliées , & je m'y livrois régulièrement tous les jours depuis quatre heures du matin jufqu'à dix heures. Dès la première , je trouvai le convolvulus jalappa de M. de Linné mantifs. J'en recueillis des femences autant qu'il me fut poffible ; j'en 60 Voyage arrachai des racines & les fis vérifier par les apo- thicaires de Vera-Crux, qui, fans favoir d'où cela venoit, me dirent tous que c'étoit du jalap : ce jugement confirmant la defcription de Miller, il fut bien démontré à mes yeux que c'étoit en effet le vrai jalap du Mexique. J'en donnai des femences au général , & lui fis préfent d'une racine qui pefoit feule vingt-cinq livres ; il la fit planter dans une caifTe pour l'emporter en Europe, & me demanda s'il y en avoit beaucoup à la Vera-Crux : rien n'égala fa furprife quand je lui dis que s'il fouhaitoit, je me faifois fort d'en charger fa capi- tane. Telle eft la pareffe & l'ignorance de ce peuple, qu'il paie à Xalappa ( r ) trois réaies la livre de cette racine , qu'il auroit pour un quar- titto à la Vera-Crux, s'il vouloit fe donner la peine de la fouiller & de la ramaffer. Une telle découverte me mit c:i réputation dans toute la ville , on regardoit comme un homme extraordinaire celui qui favoit trouver des tréfors ignorés de ceux même qui les poffédoient. Je fus enchanté de ces bonnes difpofitions, & je tâchai de les entretenir & de les accroître, non-feule- ment par mon application à l'étude de la nature, ce qui me coûtoit peu, mais encore par une forte ( i ) Ville fituée à 12 lieues de Vera-Crux, au dos d'une montagne & joliment bâtie : c'eft là que fe tient cette foire fameufe, où fe font tous les échanges entre le Mexique 89 l'Europe} elle dure ordinairement 4 mois. A G U A X A C A. 6î de charlatanifme que je crus propre à Cacher mes véritables projets. Dans les champs, dans les rues, je tenois toujours quelques plantes, que j'obfer- vois avec une loupe, ou que je difféquois avec foin. Ma chambre étoit pleine de papiers couverts de plantes que je defféchois , & mes tables, de phiolcs & de boîtes où je confervois des graines. Cette politique m'étoit néceffaire pour me faire pardonner mes manières & mes promenades tout- à-fait roturières, car l'orgueil & la vanité efpa- gnoles n'avoient pas été peu choquées de me voir courir tous les matins la campagne à pied, & faire quelquefois cinq à fix lieues, chargé d'un porte-feurîc, & fuivi d'un feul nègre qui portoit mes livres, une hache, un hoyau & mon déjeûner. Je réuflîs au-delà de mes défirs à me concilier l'admiration de tous les ordres de citoyens : on ne m'appeloit que le médecin françois. Les mate- lots & foldats m epioient au paffage pour me con- fulter fur leurs incommodités , je leur indiquai d'abord de la meilleure foi du monde des remè- des ; mais quand je vis que cela me gênoit fort inutilement à caufe de leur intempérance, je fus m'en débarraffer , en les mettant entièrement dans leur tort. La maladie confiante de ces gens-là eft un fpafme continuel , entretenu par l'ufage de fumer du tabac & de boire beaucoup d'eau-de-vie ou de taffia ; je leur défendis cet ufage , & ne leur permis de venir me confulter qu'au bout de trois jours d'abftinence : ils furent bientôt dégoûtés , Ci Voyage 8c je ne les revis plus , mais je les rencôntrois toujours, & les voyois me montrer les uns aux autres, avec de grandes marques de confidération. Nombre d'autres perfonnes, fimples bourgeois ou autres, que je ne connoiffois pas, me fuivoient des yeux , & fe difoient avec une forte d'admi- ration , le voilà ce François qui va à pied à Ma- delline ! Malheureufe nation, que la molcffc 8t la fainéantife ont tellement corrompue, que ces pro- menades délicieufes pour moi leur fembloient des fatigues infupportables , que le moindre de fes valets ne peut faire un quart de lieue fans monter à cheval, & ne fauroit paffer dans un bois que botté & cuiraffé pour fe garantir de la piquûre des mouftiques ! Cet endroit qu'on appelle Madelline eft une peuplade à fix lieues de Vera-Crux, où l'on va prendre des bains dans la rivière de ce nom. Ce lieu n'a rien de remarquable que fon heureufe fituation, qui en fait le rendez-vous des habitans de Vera-Crux. Dans le mois de Mai on com-> mence la faifon des bains ; mais du refte il n'y a que de mauvaifes cafés, enfevelies fous les herbes, 8c à peine y trouve-t-on un poulet & des œufs à acheter. J'y paffai deux jours les plus agréables du monde avec le général de la flotte &c la famille de madame l'intendante. Il eft temps de donner une idée de Vera-Crux. J'ai dit combien l'entrée du port eft difficile ; il n'y peut paffer qu'un navire à la fois & même A G U A X A C A. 6*3 Cvec beaucoup de dangers, à caufe d'un grand nombre de rochers à fleur d'eau, qui n'ont au dehors que la groffeur d'un tonneau ; ce port eft fermé par une petite isle appelée S. Juan d'Ulloa , qui n'eft elle-même qu'un rocher, fur lequel on a bâti un château, garni de quatre-vingt pièces de canons 8c de quelques mortiers ; il ne peut contenir que trente ou trente-cinq vaiffeaux, qui ne font à l'abri des 'vents du nord que fous le roc d'Ulloa. C'eft pourtant dans cette rade, la feule au refte de tout le golphe, qu'arrivent tous les approvifionnemens du Mexique ; 8c c'eft d'elle que partent pour l'Europe les métaux §e denrées données en échange par ces vaftes contrées. Vera-Crux eft fituée fous un ciel brûlant : de fréquens orages , des marais infects au fud, au nord des fables arides que le vent poulie quelquefois fur la ville, au point d'en couvrir tous les murs , rendent fa pofition défagréable 8c mal faine; mais lorfqu'on a paffé la plaine fablonneufe 8c les montagnes qui l'environnent, on trouve des bois remplis de bêtes fauvages 8c des prairies couvertes de troupeaux. Sa figure eft ovale, mais plus large dans la partie du fud-eft que dans celle du nord-oueft; fa longueur eft d'un demi-mille fur une largeur d'environ moitié ; les rues font alignées, 8c les maifons régulières, la plupart des édifices font en bois, jufqu'aux églifes , ce qui a produit quel- quefois de funeftes incendies, 8c n'a cependant <>4 Voyage point empêché de les recouftruire de la même manière, tant la routine a d'empire fur certains efprits ! tant l'intérêt rend les hommes confians, 8c leur fait fermer les yeux fur les dangers dont ils font avertis par les événemens les plus cruels 8c les plus fréquens ! Au fud-eft coule une rivière où l'on fait de l'eau ; elle prend fa fource au fud, defeend vers le nord, fort près de la ville, 8c de-là fe jette dans la mer au nord-eft, par deux bras qui font une petite isie à fon embouchure. Vera-Crux n'a pour habitans qu'une très-petite garnifon, les agens du gouvernement, les navi- gateurs , 8c un certain nombre de négocians 8c de commiflîonnaires pour recevoir 8c expédier les cargaifons ; ceux-ci font extrêmement riches ; il y en a dont la fortune paffe cinq à fix cent mille piaftres, 8c cela rend la ville une des plus opulentes de l'univers. Le nombre des Efpagnols ne paffe pas trois mille, la plupart mulâtres, quoiqu'ils affectent de fe dire blancs ; autant parce qu'ils fe croient honorés de ce titre, que pour fe diftingucr des Indiens 8c des efclavcs. Les églifes font ornées de beaucoup d'argen- terie ; les maifons le font de porcelaines 8c de meubles de la Chine , c'eft là tout le luxe ; 8c du refte la fobriété de la plupart des habitans eft telle, qu'ils fe nourriffent prefqu'uniquement de chocolat 8c de confitures. Les A G U A X A C A. 6~S Les hommes font généralement hauts, foit parce que tel eft le caraétère de la nation, foit que leur richeffe dans un pays où l'or eft d'un fi grand prix, leur ait fait affecter le ton de fupériorité; ils entendent fort bien le commerce, mais ici comme par-tout ailleurs, leur indolence naturelle 8c leurs fuperftitions acquifes , leur don- nent pour le travail une averfiori infurmontable, on leur voit fans ceffe des chapelets 8c des reli- quaires aux bras 8c au cou ; toutes leurs maifons font remplies de ftatues 8c d'images de faints , 8c ils paffent leur vie en pratiques de dévotion. Les femmes vivent retirées dans leur apparte- ment d'en-haut , pour éviter la vue des étran- gers ; cependant il eft aifé de s'appercevoir qu'elles feroient plus acceflîbles, fi leurs maris leur en iaiffoient la liberté ; fi elles fortent c'eft en voi- ture , comme je l'avois remarqué à la Havanne, 8c celles qui n'en ont point font couvertes d'une grande mante de foie qui les enveloppe de la tête aux pieds, 8c n'a qu'une petite ouverture du côté droit pour les aider à fe conduire. Dans l'intérieur des maifons, elles ne portent fur leur chemife qu'un "petit corfet de foie, laffé d'un trait d'or 8c d'argent ; 8c tout l'art de leur coiffure confifte à porter leurs cheveux noués d'un fim- ple ruban au-deffus de leur tête : avec un habil- lement fi fimple elles ne laiffent pas d'avoir une chaîne d'or autour du cou, des braffelets du même métal aux poignets, 8c les émeraudes les plus U 66 Voyage précieufes aux oreilles : la mode 8c le goût du luxe ne raifonne point. On ne peut attendre que des vents du nord quelque relâche aux chaleurs exceffives de ce climat, mais ils ne foufflent que tous les quinze ou tous les huit jours, 8c ne durent que vingt ou vingt-quatre heures , alors le froid qu'ils por- tent eft très-perçant : le temps où l'air eft le plus mal fain eft depuis le mois d'Avril jufqu'au mois de Novembre, parce qu'alors les pluies font continuelles ; depuis Novembre jufqu'en Avril le vent 8c le foleil qui fe tempèrent mutuellement rendent le pays plus agréable : ce climat chaud 8c mal fain régne dans un efpace de près de quarante lieues vers Mexico, après quoi l'on fe trouve dans un climat plus tempéré; les fruits y caufent des flux dangereux, parce que leur excellence fait qu'on en mange avec excès, 8c qu'enfuite on boit trop avidement de l'eau, c'eft ainfi que la plupart des vaiffeaux étrangers per- dent dans ce port leurs équipages ; mais les habitans même ne tirent de ces exemples aucun avantage, 8c ils n'en font que trop fouvent vic- times eux - mêmes ; on découvre de la ville deux montagnes d'où j'ai dit qu'on tiroit la glace, leur fommet couvert de neige fe perd dans les nues ; 8c quoiqu'à la diftance de quarante lieues fur la route de Mexico, on les diftingue facile- ment dans un temps clair. Il y avoit un mois 8c demi que j'étois à Vera- AGUAXACA. Cy Crux, 8c ce temps ne m'auroit pas paru long fi je n'avois pas nourri au fond de mon cœur un défir impatient de pénétrer plus loin 8c d'arriver au comble de mes vœux fecrets. Tout ce délai ne fut cependant pas perdu pour mes deffeins ; je m'informois d'une manière indifférente, 8c fans paroître y mettre d'autre intérêt que la fimple curiofité^de la carte du pays, des routes qui conduifent foit à Mexico, foit à Guaxaca; je témoignai furtout un vif défir de voir les montagnes d'Oriffava, 8c'Ce fameux volcan que l'on apperçoit de fi loin. Les mêmes raifons m'obligeoient de feindre ici comme j'avois fait à la Havanne : après avoir annoncé une fi grande envie de voir le pays , je dus paroître encore moins fufpect lorfque je déclarai que ma fanté exigeoit que j'allaffe pren- dre les bains à la rivière de Madellîne, qui eft à quelques lieues de Vera-Crux, 8c que j'efjpé- rois même trouver dans ce lieu plus de reffour- ces pour herborifer, 8c plus de loifir pour étudier. Auffi ne parut-il pas que je fuffe foupçonné d'avoir d'autres idées; on me laiffa partir en me recommandant uniquement de hâter mon retour : je promis tout ; mais hélas ! favois - je moi - même fi je reviendrois ? 8c dans quel temps ? J'avois réfolu d'aller à Guaxaca, depuis que j'avois fu que c'étoit la province où l'on culti- voit le plus la cochenille j mais Guaxaca eft à Eij 62 V O Y A e E foixante-dix lieues de la Vera-Crux, 8c Ton ttfi peut y arriver qu'en efcaladant de hautes mon- tagnes, en traverfant des fleuves dangereux, 8c enfin par des chemins toujours très - mauvais : je ne fignorois pas, mais je me fentis affez de courage pour furmonter tous ces obftacles. Je partis fuivant mon ufage à pied, mais je me vis fouvent obligé de prendre des guides & des chevaux. A peine fus-je hors de la ville, qu'au lieu de prendre la route de Madelline je pris un che- min tout oppofé. Il me fallut d'abord traverfêr une plaine immenfe de fable fans rencontrer une feule habitation (i). J'étois parti d'Oriffava bien fatisfait de m'être 'fait une créature d'un homme dont je pouvois avoir -tout à craindre à mon retour , je mar- chois gaiement, 8c je hâtois mes pas pour tâcher de gagner la montagne 8c même de la franchir s'il étoit poffible, pour jouir du beau fpe&acle que je me promettois à fon fommet ; mais lorf que j'eus fait environ quatre lieues, je me trouvai fatigué 8c je fentis le befoin de prendre quelque nourriture. (i) Il fe trouve ici une lacune dans le manufcrit: eette perte eft en quelque forte réparée par la defcription que l'auteur fait à fon retour des lieux où il a dû paffer, en fe rendant de Vera - Crux à Orijfava. A G U A X A C A. "6*9 Je me déterminai à entrer dans une café d'Indiens qui étoit fur mon chemin, j'y fus bien reçu , 8c on me donna du pain 8c des œufs 5 ce qui eft à-peu-près tout ce qu'on peut atten- dre de cette miférable claffe d'hommes ; mais ce qui r me frappa 8c m'enchanta davantage, ce fut la parfaite beauté de l'indienne maîtreffe de la café ; je lui cherchai en vain des défauts, quoique demi nue , n'ayant qu'une jupe de mouffeline falbalatée 8c garnie d'un cordonnet couleur de rofe , 8c une chemife qui laiffoit fes épaules à découvert, fa taille me parut égale en régularité aux traits de fon vifage ; je lui dis qu'elle étoit belle, cela parut lui faire plaifir, 8c deux vieilles, l'une fa mère 8c l'autre fà tante, en rirent de bon cœur; je lui fis plufieurs queftions , 8c j'appris qu'elle étoit mariée &c qu'elle avoit des enfans ; ces circonftances ne firent que m'intéreffer davantage, 8c Ces beautés avoient porté le trouble dans mes fens : j'ofai faire luire à fes yeux de l'or ; mais revenant bientôt à moi-même : malheureux, me dis-je, que prétends-tu ? Eft-ce là le but de tes travaux ? dans un pays étranger, fans amis, fans foutien, environné de mille dangers renaiffants, tu es perdu fi tu cèdes aux attraits de la volupté ! Oh l'infenfé ! Après ces réflexions, je fortis fans dire un feul mot, fans regarder derrière moi , 8c je me traînai fur le grand chemin en fou- pirant : à une demi-lieue de-là je me trouvai E iij 7* Voyage beaucoup mieux, mille idées diverfes vinrent me confoler 8c me réjouir ; j'éprouvai enfin ce que dit la Bruyère, que rien ne rafraîchit tant le fang que d'éviter de faire une fottife. Aquui- Malgré les mauvais chemins je fis encore une lieue 8c demie , 8c je me trouvai alors vis-à- vis d'Aquulfingo , où l'on faifoit la dédicace d'un clocher ; je ne voulus point m'y arrêter, je n'aurois pu defcendre qu'à la Cafa-Réale , 8c l'on m'avoit tant fait de peur de cette efpèce de gîte, que je n'ofois en effayer. CaTa-réaie. ^e dois dire que la Cafa-Réale eft dans cha- que village l'endroit où fiège l'alcalde, 8c où fe rend la juftice : paffé le temps de cette augufte deftination, la Cafa-Réale n'eft qu'un miférable caravanfera ou angard, fous lequel tous les voya- geurs ont droit de prendre le couvert gratis ; on y trouve ordinairement pour tous meubles deux ou trois lits faits d'une claie de bamboux, une table, un banc 8c un hemifphère de cref- centia ou cujete qui fert de fceau , de pot-à- l'eau 8c de gobelet : un Indien du village eft prépofé pour veiller à la garde de ces meubles précieux et. pour fervir les voyageurs , en leur apportant (pour de l'argent) ce qui fe trouve à manger dans le village : ce gardien fe nomme Cafero , 8c tout fon art en fait de cuifine eft de favoir faire durcir des œufs 8c brûler un poulet. Je paffai outre 8c rencontrai encore fur le grand aGuaxaca. 71 chemin cinquante cafés d'Indiens : irréfolu fi je m'y arrêterois, ou fi j'entamerois la montagne au rifque d'être pris par la pluie ; enfin la fatigue, la peur de m'égarer, la crainte non moins vive d'être mouillé me décidèrent , quoiqu'il fût encore grand jour, à entrer dans la dernière café d'Indiens que je vis fur la route; elle étoit faite comme celle des charbonniers dans nos forêts, 8c l'on ne pouvoit s'y tenir debout. J'y trouvai une indienne 8c une petite fille qui faifojent des tordillas de toutes leUrs forces; elles me reçurent fans façon , mais pourtant avec refpedl: ; elles n'entendoient pas un mot de caftillan, ni moi de mexicain, de forte qu'il fallut faire la converfation par figues ; la mère me préfenta donc une tordilla , je la pris 8c la mangeai fans appétit, 8c lui donnai une réale: j'offris à la petite un paquet d'épingles qui fut accepté 8c trouvé fort curieux; à l'inftant nou- velle tordilla, avec un œuf 8c du chillé étendu deffus ; ce dernier mets me fit plaifir , 8c je rifpoftai par une autre réale, je vis qu'on alloit redoubler , mais je fis figne de halte. Les tordillas font des galettes de mahys dont les Indiens font leur principale nourriture. Pour le chillé, c'eft une fauce mexicaine com- pofée de piments 8c de taumates, ou licoperficon, broyés enfemble avec du fel 8c de l'eau, c'eft la fauce ordinaire pour le pain , la viande 8c le poiffon, 8c le plus fin ragoût de ces bonues E iv 71 Voyage gens : ceux qui font ai (es en ont toujours pour manger les tordilias, qui fans cela feroient très- infipides : l'Indien à défaut de taumates connoif fant fans doute l'affinité du folanum 8c du phi- fale, au défaut du premier fe fert de l'alkekenge, comme je l'ai remarqué dans toute ma route, ce qui me mit fur mes gardes dans la fuite. La nuit étant tombée, le père de famille arriva avec cinq enfans dont le plus âgé avoit quinze ans, trois autres dont l'un à la mamelle étoient reftés à la café ; fomme totale, huit enfans; le père, la mère 8c moi nous étions tous autour d'un petit foyer de copeaux dans une chaumière de quinze pieds quarrés ; ce pauvre Indien harraffé de travail, demi mort de faim, me préfenta un air doux , la phifionomie d'un bon homme ; il me témoigna quelques refpe&s , mais affamé d'amour il couvroit fes enfans de baifèrs, 8c fes regards pleins de tendreffe pour fa femme ne fe détournoient vers moi que par pure confidération ; il favoit quelques mots d'ef- pagnol, mais nous ne parlâmes que peu ; un profond filence régna pendant le repas de tor» dillas 8c de chillé que l'on fervit ; c'étoit le "filence du plaifir qu'interrompoient quelquefois les accens d'un langaee bref Se doux , 8c des fons femblables aux cris touchans de nos bou- vreuils; c'eft ainfi que la joie, la tendreffe 8c le repos aftendoient le bon Indien pour le dédom- mager des fatigues du jour ; il ne gagnoit que a Guaxaca. 73 deux réaies par jour, je lui en donnai deux autres , mais il me parut peu fenfible au gain. J'allai me coucher, le cœur ému de cette fcène que je comparois avec celle de mon dîner, 8c je difois : voilà donc les cœurs que l'on perce de mille poignards quand on féduit leurs fem- mes, feule confolation de leurs peines! Voilà à quelles âmes on enfeigne le crime , la douleur 8c le défefpoir quand on les corrompt! A ces réflexions mille infe&es fe joignirent pour m'ôter le fommeil : on m'avoit étendu deux mauvaifes peaux de mouton fur la terre, mais il faifoit froid 8c je n'avois rien pour me couvrir, la pluie même pénétroit dans la café. Voyant donc à deux heures du matin que je ne pouvois dormir, je me lève 8c je quitte ces bonnes gens fans leur rien dire , mais pénétré de tout ce que j'avois vu chez eux. J'avois remarqué la veille près de leur café Etuves. une falle de bain affez curieufe ; qu'on fe figure une maifonnette de huit pieds de long fur fix de large, fes murs ont deux pieds de haut, le toit, qui eft de la forme des nôtres, revêtu de tuiles à canal couvre une voûte en brique femblable à celle d'un four, le dedans de la maifonnette eft aufli pavé de briques ; on la conftruit près d'une fontaine ou d'un ruiffeau , 8c au-deffous de fon niveau , on met le feu dans cette falle , 8c on la chauffe comme un four 5 l'on en retire enfuite le feu 8c on y introduit 74 Voyage l'eau : au bout de quelques minutes on y fait entrer les malades par les pieds, ils ne refpi- rent que par la porte qui a à-peu-près un pied 8c demi en quarré ; ce doit être un remède pour les maux extrêmes, car on n'en prodigue pas l'ufage fuivant ce que j'ai pu faifir des geftes 8c demi mots de l'Indien : j'ai rencontré plufieurs de ces etuves fingulières le long de ma route. Paflage de J'ai dit qu'en quittant la plaine on fuit une rapendice . , , ,^ d'Oriirava. gorge qui commence a la runta ; cette gorge eft bornée au fud-oueft d'Aquulfingo , 8c fubi- tement par un appendice du volcan d'Oriflava qui forme un noyau, ou tenon, qui unit la char- pente des deux chaînes de montagnes, qui for- ment la gorge dans laquelle font fituées Villa- Cordoua 8c Orijfava : c'étoit ce noyau qu'il falloit franchir pour entrer dans Theguacan, je l'avois attentivement confidéré la veille, 8c j'en avois vu le chemin tracé fur le revers. Quel- que haute 8c rapide que foit cette montagne , ce chemin, qui eft très-bien dreffé 8c pavé même dans quelques endroits, feroit bien moins pénible fi l'on avoit foin de réparer les dégradations caufées par les fources qui fe précipitent du haut des rochers en mille cafcades tout-à-fait curieufes, 8c par les torrens qui entraînent tout pendant les grandes pluies. J'étois dans cette route à deux heures du matin ; l'air étoit très - humide à caufe de la aGuaxaca. 75 nuit St du brouillard épais qui couvroit la mon- tagne ; j'avois fi grand froid que je ne pouvois raffembler mes doigts : je montai rapidement, 8c au point du jour je me trouvai fur la crête de la montagne ; j'y vis beaucoup de chênes femblables à ceux de la plaine , des juniperus fabina (i), 8c des arbuftes que je pris pour des mirthes , tant que dura l'obfcurité; je me réjouif fois de la voir diflîpée pour confidérer le volcan à mon aife, 8c contempler à vue d'oifeau la gorge que je venois de quitter 8c la plaine où j'allois entrer; mais le brouillard qui fe main- tint tout le jour me fruftra de cette fatisfa&ion. Je rencontrai deux coquetiers, 8c plus loin deux caravannes de mulets qui paiffoient autour de leurs campemens. A peine étois - je monté qu'il fallut defcendre , car la crête n'a pas dix toifes de large : je def- cendis donc lcftcment 8c avec une vraie fatis- faétion , il me fembloit que je n'avois plus rien à redouter, 8c que je venois d^ mettre un efpace de mille lieues entre moi 8c ceux que la peur me repréfentoit fans ceffe à ma pourfuite. Je me croyois dans un nouveau pays, &c en effet, une nature toute nouvelle fe préfentoit à mes regards enchantés , une fuperbe décoration de plantes toutes différentes s elevoit pour les récréer. (j) Dioecia monadelphica. JÔ V O Y a fe L Là étoient des géranium ( i ) , ici une efpèce d'héliotrope (i) très-curieufe, dont je ne pus trou- ver des femences : plus loin , des gui ( 3 ) , des tradefcentia (4) tout-à-fait finguliers ; une forte de néfliers, des yucca ( 5 ) de trente pieds de haut ; enfin au bas de la montagne des maguey (6) , plante qui devint la dominante. La gorge que je traverfois m'offroit partout un chemin tantôt d'un beau gazon, tantôt d'un fable doux 8c uni. A fept heures du matin je découvris un vil- lage , dont les cafés 8c maifons féparées à une affez grande diftance les unes des autres, me don- nèrent une idée de ce que les Efpagnols appellent eiiapuleo. un Pueblo , une peuplade , c'étoit Chapuleo , par- tagé en une cure 8c une fucurfale, 8c qui peut avoir une lieue de long. On peut regarder ce lieu comme le vignoble du pays, mais quel vignoble ! Peignez-vous une vallée de trois lieues de Ion* gueur fur une largeur d'une demi-lieue ; les mon- tagnes qui la forment ont quelques caéfes, mais (1) Monadelphia decaudria. (2) Pentondria monogynia. (3) Dioecia tetraudria. (4) Hexaudria monogynia, (5) Même claffe, efpèce d'aloès. (6) Voyez la defcription de cette plante dans le fécond volume de l'hiftoire politique & philofophique de l'édition in-quarto de 1780, pag. 61, aGuaxaca. 77 flbnt couvertes principalement d'agave Americana. Cette plante naturelle en ce lieu y eft de plus cultivée 8c multipliée à l'infini par les Indiens. Ses feuilles, longues de trois ou quatre pieds fur un 8c demi de large, leur fervent de tuiles, 8c j'ai vu des cafés qui en étoient très-artiftement couvertes. La plante fournit une boiffon délicieufe pour ce peuple, mais dont la vue feule fuffît pour me dégoûter : elle eft blanchâtre, épaiffe, toujours trouble 8c incapable d'être clarifiée. Voici comme on l'extrait : avant qu'elle pouffe fon dard, l'indien, après avoir coupé quelques feuilles pour fe faire un paffage , arrivé au cœur de la plante , le cerne jufqu'à la moelle , à-peu-près comme un artichaud ; il enlève la calotte des feuilles fupé- rieures , enroulées les unes dans les autres, 8c après avoir creufé dans le tronc de la plante un puits de la 'capacité de deux ou trois pintes , il recouvre ce puits avec la calotte , 8c fe retire. Pendant le jour 8c la nuit fuivante , la sève de la plante tranffude de toutes parts des jeunes feuilles coupées , 8c s'épanche dans le puits, que l'on a grand foin de vuider le lendemain, 8c fucceffi- vement jufqu'à ce que la plante foit épuifée, alors elle périt : on la coupe avec une hache, 8c l'on plante à fa place les œilletons qu'elle porte ordi- nairement. Cette efpèce d'aloès a quelquefois quinze pieds de diamètre ; elle étend fes feuilles comme des lances de chevaux de frife, mais plus foli- 78 Voyage des. Elle occupe tous les revers des coteaux de Chapuleo , terrain talqueux 8c pierreux, le bas eft femé d'orge 8c de bled. Le morne du Port-au- Prince a beaucoup de ces aloès. C'eft une des principales cultures de Chapuleo, qui en fournit à dix-huit lieues à la ronde. Il eft tel Indien qui a quarante de ces puits, dont je pariois tout - à - l'heure , à vuider chaque jour. J'ignore combien fe vend cette liqueur, mais elle eft très-recherchée , 8c j'en ai vu tranfporter de toutes parts dans des outres. J'avois fait fix grandes lieues fans manger , après la mauvaife nuit que j'avois paffée , 8c le mauvais fouper de la veille. Il n'étoit pas étonnant que j'euffe appétit : je demandai au premier Indien que je trouvai où étoit la tienda ( endroit où l'on mange ). Mais ni celui-là , ni plufieurs autres à qui je m'adreffai encore, ne m'entenclirent: enfin, je pris le parti d'entrer dans une cabane, où je trouvai deux femmes 8c un jeune homme, je leur fis figne de me donner à manger en leur montrant des coques d'œufs ; ils m'en apportèrent fix, que je fis cuire à la coque , 8c je les dévorai avec quatre tordillas ; je me fis enfuite pour boiffon une efpèce de limonade, &L j'aurois pu me con- tenter de ce dîner ; mais voyant que mon fripon d'Indien avoit dans une marmite une poule bien affaifonnée , je lui en demandai fans façon un morceau, il m'en donna une aîle, puis l'autre , puis une cuiffe. Je mangeai le tout, au grand A G U A X A C A. 79 étonnement de toute l'affemblée , qui doutoit beaucoup que je puffe payer un fi bon repas : je tirai quatre réaies pour faire ceffer leur inquié- tude , ils les reçurent avec joie, 8c vouloient me donner le refte de la poule, mais je le refufai ; je refufai également une boiffon faite avec du maguey qu'ils appellent pulché. La couleur blan- châtre , trouble 8c sale de cette liqueur me répu- gna au point que je ne pus même en goûter. Je repofai enfuite une heure dans cette petite cabane faite comme nos petites tentes, 8c qui avoit à peine dix pieds de long, mais fi propre , fi bien rangée qu'on ne peut rien voir qui le foit davan- tage. Ces bonnes gens étoient la fimplicité même, leur langage différent de celui des Indiens d'Aquul- fingo eft fingulier ; il femble que ceux qui le parlent ne font que chucheter. Les feuls fons articulés qu'on y diftingue font une foule de l mouillés avec des e muets. L'Indien, qui favoit quelques mots d'efpagnol, me demanda combien il y avoit de - là en Caftille , je lui dis do£ mil léguas, deux mille lieues, mais il ne me comprit pas : il concevoit bien les nombres dix , vingt 8c cent, paffé cela, fes idées fe brouilloient, &c il n'y étoit plus. Il admiroit le cordon 8c la pomme de ma canne, ma montre, ma tabatière , 8c tout cela avec une innocente curiofité , fans envie 8c fans défir. A neuf heures du matin, m'étant fenti fuffifam- ment rafraîchi, je quittai mes bonnes gens ; un ta Voyage air frais , un ciel couvert, tout me promettok une route agréable, 8c me fit prendre la réfolu- tion d'aller coucher au-delà de Theguacan. J'avois fait à peine cent pas que je fus abordé par un Indien qui me demanda où j'allois , je lui répondis que j'allois à Guaxaca ; alors il m'offrit des chevaux, mais comme il avoit l'air d'un gueirx" 8c d'un fou , je négligeai fes difcours : il me fui- voit obftinément, 8c m'ayant coupé au bout d'une rue, il me montroit un cheval que tenoit un jeune homme. Sa pourfuite me devint fufpe&e , je le pris pour un voleur, ou tout au moins pour un efpion, 8c je le traitai de fi bonne manière, qu'à" la fin il m'abandonna. J'ai fu depuis que je l'avois foupçonné bien gratuitement, 8c que ce n'étoit autre chofe qu'un topith, efpèce de gens dont le métier eft de chercher des chevaux pour les voya- geurs , 8c de leur fervir de guide. Au refte, je ne fus pas fâché de m'en être débarraffé, il m'auroit fans doute conduit à cheval en plein midi à The- guacan , 8c il y avoit de quoi me faire mourir mille fois de frayeur. Quand j'eus quitté le Pueblo, je vis beaucoup de jolis lapins fort peu fauvages , des oifeaux de couleurs charmantes , 8c l'arbre du Pérou qui donne une forte de poivre. Après avoir fait trois lieues dans de belles val- lées , où l'on avoit fait la moiffon quelques jours auparavant, 8c où l'on recommençoit à fêmer, je découvris d'une kauteur la plaine de Theguacan, Jufques-lâ A G U A X A C A. 8r Jufques-là je n'avois marché que dans la gorge qui y conduit : le fpe&acle que j'eus enfuite me frappa fingulièrement par fa beauté, mais ce plai- fir fut un peu diminué par la renaiffance de mes maudites frayeurs , à la vue d'un pays fi habité, & par la néceflité de traverfer une aufli grande ville que Theguacan, que je me figurois remplie de corps-de-garde, d'alcaldes, d'alguafils de toutes les couleurs. Comme il étoit de trop bonne heure pour atten- dre la nuit, j'imaginai de contourner la ville fans y entrer. En conféquence, je continuai mon che- min rapidement, mais ce ne fut pas fans admirer / la belle fcène que j'avois devant les yeux. De l'extrémité de la gorge que je venois de Defcnp. traverfer , 8c en arrivant fur le penchant de la jïaiMde côte , on découvre la vafte 8c fuperbe plaine de ^T*" Theguacan. Sa largeur eft de fix lieues, &c elle s'étend fud-eft 8c nord - oueft , à quelques vingt lieues par de-là Xalappa, entre deux chaînes de montagnes eft 8c oueft , qui féparent le Thegua- can du Mexique proprement dit. La rivière de Theguacan, 8c généralement toutes les eaux cou» lent dans la même direction jufqu'à quinze lieues au fud. L'œil apperçoit avec raviffement, dans un pays couvert d'une verdure éternelle , coupé de rivières fans nombre, cinq ou fix villes , des villages, des peuplades 8c des habitations à l'infini. Ce beau pays, cependant, fi on l'examine d'après iii nature j ne paroît pas aufli bon qu'au premier F Sî Voyage coup-d'œil. La plaine proprement dite eft très* fertile à la vérité , on y fait venir toutes fortes de grains d'Europe ; mais c'eft une terre grife , affez argilleufe, qui a befoin d'être préparée aux femailles par de longues inondations ; 8c quand les bleds élevés paroiffent fouffrir de la féchereffc, on y remet encore l'eau que l'on prend dans la rivière de Theguacan, dont on a fu ménager les pentes avec beaucoup d'adreffe ; c'eft ce que j'ai vu de mieux ordonné dans ce pays, 8c fans doute la néceflité a inftruit à cet égard les habitans, car le feul engrais propre à ce fol c'eft l'eau ; elle y eft diftribuée aux différentes métairies, comme aux fucreries à Saint-Domingue. Les terres font labourées à la charrue, 8c il s'y fait deux récol- tes, l'une en Mai, 8c l'autre en Septembre. Les bleds ne font pas fi élevés que dans la Beauce , mais ils font paffablement fourrés , 8c l'épi eft bien graine. On les fait fouler aux pieds de dix ou vingt chevaux fur une aire devant les gran- ges , 8c on vend la paille très-précieufement. IJ m'a paru qu'il n'y avoit que de grands terriens par les atteliers que j'ai vus ; mais comme il n'y a point d'efclaves dans le pays , 8c que le petit nombre de nègres qu'on y trouve eft libre, 8c fe loue ordinairement à quatre piaftres par mois , chaque opération de culture caufe au propriétaire des foins étranges : il faut qu'il préfente requête à Llalcaide major pour obtenir des bras , 8c on lui adjuge tant d'Indiens falariables à deux réale* aGwaxaca; ?j par tête 8c par jour. L'alcalde des peuplades les conduit tous les jours à huit heures du matin au rendez-vous, qui eft toujours à cent toifes du vil- lage. Là, les majordomes des métairies les reçoi- vent, &c les conduifent aux travaux qui durent jufqu'au coucher du foleil. Ces majordomes ou économes font à cheval toute la journée , le dos au foleil, 8c les yeux fur les Indiens. La partie fupérieure de la plaine, qui comprend les mi-côtes jufqu'aux montagnes , n'eft fufcep- tible d'aucune culture par l'impoflîbilité d'y con- duire de l'eau, 8c par la nature même du fol qui, fur un fond de talc, a tout au plus un pouce de terre végétale ; il n'y croît abfolument que des mimofa , des caftes de toutes efpèces 8c quelques arbuftes , qui feroient croire de loin par leur verdure que ce terrain eft fertile. La cime des montagnes eft couverte de plu- fieurs fortes d'arbres , comme chênes, pins, 8cc. Mais quelque part qu'on jette les yeux, on y voit des affalages , des érofions , des féparations de montagnes , vifiblement formées par de grandes éruptions , 8c la terre y paroît non pas formée par les eaux , mais au contraire délivrée de leurs ravages. Entre les innombrables efpèces de caftes que je voyois, je diftinguai particulièrement le cactus nobilis ko fonderie monogynie. JJnn. mantiffa ; il ne s'élève pas à plus d'un pied de hauteur , 8c peut avoir dix pouces de diamètre : j'en remar- quai vingt autres efpèces dont je n'ai trouvé là F ij $4 Voyage defcription nulle part, 8c que malheureufement je n'avois pas le temps de faire. Pour emporter tout ce que je rencontrois de digne d'une école botanique , il m'auroit fallu un fourgon, 8c de vingt lieues en vingt lieues j'aurois été obligé d'en changer. Je continuai donc mon chemin en foupirant de laiffer derrière moi tant de tréfors. J'arrivai après avoir traverfé une diftribution de la rivière jufqu'aux premières maifons des faux- bourgs de la ville de Theguacan. Je vis une treille garnie du plus beau raifin encore verd : combien n'aurois-je pas donné pour en trouver de mûr ! Là , je quittai le grand chemin 8c gagnai la plaine, on venoit d'y couper des bleds, 8c je remarquai qu'on en avoit laiffe une grande quan- tité fur pied qui étoient encore verds, ce qui me prouva qu'il ne mûrit pas tout à la fois, obfer- vation que j'ai faite partout fur ma route. Je tournai ainfi la ville jufqu'au vrai lit de la rivière qui la traverfé. Elle a en cet endroit trois toifes de large, 8c trois pieds ou environ de profondeur : je fus obligé de me déshabiller pour la paffer, mais au moment où j'y defeen- dois, il y tomba avec tant de précipitation une fi grande quantité de tortues que je ne voyois pas, que j'en eus une frayeur finguliere ; je me raffurai quand je les apperçus : ces tortues ne font pas plus grandes que la paume de la main, d'une figure œuvée, d'une couleur de boue fale , A G U A X A € A. %$ elles ne font ni ftriées, ni crénelées, ni can- nelées , ni deflînées comme les autres, mais toutes unies &L comme les tortues de terre. Le Jlernum qui eft d'une feule pièce eft uni par une ofîîfication continue avec le dos, excepté les ouvertures pour les pattes, la tête, 8c la queue de l'animal ; leur grandeur paroît déterminée comme je l'ai fixée, car quoique j'en aye vu un grand nombre, je n'en ai pas remarqué de plus grandes. Je bus malheureufement de l'eau de cette rivière, car toute la nuit 8c le jour fuivant mes lèvres s'ulcérèrent ; je n'attribuai alors cette incom- modité qu'à l'exceflive fatigue de cette journée, mais au retour, le même accident m'étant arrivé , 8c l'ayant communiqué à plufieurs perfonnes, j'ap- pris que tel eft l'effet de ces eaux qui font fau- mâtres, ce dont je ne m'étois pas apperçu, à caufe de l'excès de ma foif. Je rentrai dans l'extrémité d'un faux-bourg, j'y achetai un pain, 8c bus un verre de vin, cela me raffraîchit beaucoup, 8c j'en avois befoin. Il étoit trois heures après midi 8c j'avois déjà fait douze lieues; mais ne voulant pas entrer dans la ville, je réfblus de pouffer ma courfe juf qu'à San Francifco, à cinq lieues encore plus loin. Je courois alors à Peft-fud-eft, 8c le fbleiî éclairant par derrière moi la belle plaine qu& F iij 86 Voyage j'avois devant les yeux, ma vue étoit extrême^ ment variée 8c réjouie. Le grand chemin où je marchois a dix toife* de large, 8c eft bordé de haies de cefalpine 8c de mimofa : de tous cotés je ne voyois que de grandes habitations , des terres bien labourées ou chargées de moiffons que l'on récoltoit ; cette après-midi eut été délicieufe pour moi , fi je n'euffe pas été exceflîvement fatigué. Après trois lieues de marche je voulus me repofc-r, mais à peine me fus-je étendu fur le gazon que je fentis mes tendons fe durcir 8c mes mufcles fe gonfler, je me levai précipitam- ment pour ne pas me laiffer engourdir par la fraîcheur; le foleil alloit fe coucher; la cime des montagnes à ma gauche fe couvroit de nua- ges , d'où partoient des éclairs 8c du tonnerre , je craignis d'être furpris par la pluie , 8c réfolus de coucher dans la première auberge: je deman- dai à un nègre qui labouroit où j'en trouverois une, il me répondit qu'il n'y en avoit qu'à deux lieues de-là, à San Francifco, mais que je trou- verois le couvert à la ferme {la Hacienda) de D. Joachim, Varmoral de Caftille, qu'il me montra à un quart de lieue d'où nous étions : je m etois déjà détourné du grand chemin ; je craignois de m'égarer encore plus durant la nuit, 8c furtout j'appréhendois la pluie , ces confidérations me décidèrent à fuivre l'avis du nègre. Je me rendis à Ja ferme, qui étoit bien bâtie; j'y trouvai un / a Guaxaca. 87 économe qui faifoit ramaffer le bled qui venoit d'être foulé 8c vané devant la grange ; l'ayant pris pour le propriétaire , je lui expofai mon embarras 8c lui demandai l'hofpitalité, en offrant néanmoins de payer la dépenfe que j'occafion- nerois; il me reçut poliment, 8c me dit qu'il n'étoit pas le maître, mais qu'il alloit me pré- fenter chez celui qui l'étoit, auflitôt que fes occupations feroient finies ; je confentis à l'atten- dre , 8c j'entrai dans la grange où je m'étendis fur des javelles de paille ; là, je me livrai aux réflexions que les circonftances me fuggéroient: voici, me difois-je du bled, des javelles, une grange ; ce font les mêmes cultures, les mêmes productions qu'en France, mais que la différence des lieux en met dans les fentimens ! Là, avec quel plaifir je voyois ces travaux, toujours mêlés de jeux innocens ! Là, je me livrois avec fécu- rité à la contemplation de la nature : fi je chan- geois de lieu, c'étoit avec la même liberté &L avec la certitude de pouvoir à peu de fraîx mo procurer tous mes befoins ; ici, femblable à un malfaiteur, à un contrebandier, il faut que je me déguife, que je difîîmule, pour procurer à mes concitoyens la jouiffance d'un bien que la nature ne leur a pas moins deftiné qu'à ce peu- ple jaloux à qui je dois la dérober; il faut enfin que je me voie réduit à mandier le couvert 8c la vie, à devoir de la reconnoiffance à des hommes qui peut-être me mépriferont fans me connoître ! F iv / 88 Voyage Ces idées qui fans doute étoient urt prefTen-* iiment de ce qui alloit m'arriver, furent détour- nées par l'arrivée du majordome ; il me con- duifit auffitôt au corps de logis dans une £dlé* d'entrée, qui n'étoit à proprement parler qu'une forte, de hangard , où il me laiffa pendant qu'il alloit m'annoncer au maître. Je me vis à l'inftant enveloppé par une foule de nègres 8c d'Indiens domeftiques ; les uns en livrée, les autres en manteau ; le froid me gagnoit, je m'approchai d'un brafier où l'on faifoit du chocolat, 8c m'affis par terre, le dos tourné au feu, fans daigner faire attention à l'admiration platte , 8c aux ris bêtes de toute cette canaille. Enfin, au bout d'une demi - heure arrive Jo majordome ; il me rend la réponfe de fon maî- tre, qui vouloit bien m'accorder le couvert, mais s'excufoit de me voir : indigné de ce procédé je prends mon parti fur le champ ; je réponds à l'économe que je remerciois fon maître, mais que n'étant pas fait pour être traité fi indécem- ment èc n'y étant nullement accoutumé, je ne voulois pas coucher chez lui, ni avoir la moin- dre obligation à un homme dont la vanité fe croiroit bleffée s'il me recevoit en perfonne ; 8c à l'inftant même élevant la voix 8c tirant avec oftentation une bourfe remplie d'or, je prends une piaftre , 8c la montrant aux valets , je demande qui veut gagner cette pièce, en me conduifant à San Francifco ? Vingt voix fe firent î Guaxaca; 89 entendre, 8c je ne fus embarraffé que du choix : je m'arrêtai à celui d'un grand nègre fort, dont la phyfionomie me plut, 8c je pris congé de l'économe, que je laiffai confus de l'infiilte qui m'avoit été faite ; il me parut aufli que cette imi- tation de la fierté efpagnole avoit fait quelque impreflïon fur la troupe des domeftiques, 8c qu'il n'y en avoit pas un qui ne blâmât fon maître. On pourra croire que mon orgueil offenfé me fit prendre mon parti aufli brufquement , 8c j'avouerai que cela y fut de quelque confidéra- tion ; mais il me vint de plus dans la penfée, qu'un homme capable d'une grofliéreté auffi injufte, pouvoit le devenir d'une lâcheté 8c d'une perfidie ; ainfi il y eut encore dans ma déter-, mination quelques motifs de prévoyance. Sorti de cette vilaine demeure, je rcfpirois avec plus de facilité, comme fi je venois d'échap- per à un grand danger , 8c foit par l'effet de mon indignation, foit le repos que j'avois pris, je me fentis animé d'une nouvelle vigueur 8c je me rendis en peu de temps à San Francifco, San Fran; non fans quelques menaces de pluie. Là, j'entrai chez un marchand aufli noncha- lant que tous ceux de fa nation dans ce pays ; je n'y trouvai que des pois 8c des œufs, il avoit cependant encore d'affez bon vin, 8c fur- tout deux matelats , dont je m'accommodai d'au- tant mieux, que c'étoit la première fois depuis mon départ, que je trouvois à cet égard un fi oo Voyage bon gîte : je me déshabillai aufli pour la pre-1 mière fois, 8c après avoir bien barricadé les portes de ma chambre, je m'endormis paifible- ment. Le lendemain je quittai mon hôte à quatre heures du' matin, je lui donnai fix réaies dont il fut content ; il me dit qu'à deux lieues de-là , à Santo Antonio je trouverois des chevaux, 8c m'enfeigna la manière de m'en procurer. Je marchai le plus gaiement du monde par une matinée fraîche 8c délicieufe , 8c dans un chemin aufli beau que la veille ; avant d'arriver j'eus à traverfer le" lit de la rivière de The- guacan , qui en cet endroit a fix toifes de pro- fondeur 8c trente de largeur , mais qui étoit prefqu'a fec à caufe de la diftribution de fes eaux ; je jugeai par l'énorme profondeur du lit de cette rivière , que Ces crues dévoient être épou- vantables , en cinq lieues d'efpace, depuis The- guacan, ce que j'attribuai aux torrens des mon- tagnes du nord-eft , où l'on voit conftamment des afcalages, tandis que l'on n'en voit point à celles du nord-eft, preuve que les plus grandes pluies dans toute cette gorge font amenées par les vents d'oueft. irétoit fix heures du matin quand j'arrivai à Santo An. Santo Antonio : c'eft une vafte peuplade d'In- tcm0* diens, qui s'étend d'un bord de la rivière à une lieue delà jufqu'aux premiers coteaux des mon- tagnes ; il y a peu de cultures, des piments, A-GUAXACA. 9* itfes haricots , 8cc. Les rues font très - larges 8c remplies d'un mimofa fort gommeux, 8c dont l'écorce eft d'un verd clair , quelque gros que foit l'arbre ; j'en ai envoyé des femences au jardin du roi : je déjeunai chez l'Efpagnol qui tenoit la boutique (ou auberge); il parut bon homme; il fit venir des topiths, 8c leur demanda des chevaux pour moi ; il n'y avoit qu'une mule, 8c tandis qu'on l'apprêtoit je vis l'églife qui étoit près de-là; on l'avoit ornée à l'efpagnole autant qu'on avoit pu ; je remarquai devant tous les faints des bouquets faits d'un liliacée à fleurs blanches 8c incarnates, d'une hampe mul- tiflore fort agréable ; je demandai en vain au facriftain de m'en procurer des oignons ; il ne put me comprendre , je n'eus pas le temps de pouffer mes recherches jufqu'à la racine de ces fleurs; mais ce qui me fit un vrai plaifir, parce que cela me peignit la fimplicité des habitans, ce furent deux candélabres d'un goût fingulier, placés à chaque côté du maître-autel ; c'étoient deux bananiers, qui à la faveur de l'ombre de cette églife , s étoient élevés à plus de trente pieds , 8c touchoient prefque à la voûte : eh ! Croira-t-on que ces dons fimples 8c naturels foient une parure moins convenable pour les temples de l'Eternel , que ces va fes d'or 8c d'argent qu'on étale avec tant d'oftentation fur fes autels ? croira-t-on que le bananier, dont la plante eft fi précieufe, ne rappelle pas mieux $i Voyage encore que ces riches métaux les bontés & là puiffance du fouverain Créateur de toutes chofes? A mon retour je montai fur ma mule , qui étoit fort bonne , 8c qui me rendit en cinq heures à Santo Sebaftiano, diftante de fept lieues de Santo Antonio ; il m'en coûta fept réaies pour le maître, 8c deux pour le topith ou con- ducteur qui couroit devant moi. Quelque chaleur qu'il fit, je ne pus m'empê-, cher de defcendre trois ou quatre fois pour ramaffer des pierres d'un talc fi beau 8c fi bril- lant, que l'on croiroit au premier coup-d'œil que c'eft de l'argent natif, ou tout au moins la plus belle nacre de perle. Tout le pays paroît d'une riche culture en bleds ; les plantes , comme dans toute cette plaine , y font variées ; les bords de la rivière ont une efpèce de Bignonia (i) à fleurs jaunes, à feuilles de frêne, femblable au Bignonia flans, fi ce n'eft que celui-ci n'eft qu'un arbufte, tandis que l'autre eft un arbre de foixante ou cent pieds de haut : les haies font couvertes de pajfi flora fœtida ( 2 ), dont les pommes aufli petites que les cerifes , ont aufli leur couleur -y enfin des brignoliers, qui font des efpèces de prunes jaunes d'un goût affez agréable, y jouent fi bien le poirier qu'on s'y méprendroit ; mais (i) Didyamia augiofpermia. (2) Gynaudria pentaudria. A Guaxaca. 9$ Ce qui eft furtout remarquable, ce font les caftes droits qui fe trouvent partout à mi-côte, ils font monftrueux 8c décorent le payfage d'une façon merveilleufe ; ce font des cierges (1) de huit à dix efpèces ; leur hauteur commune eft de trente à quarante pieds fur un tronc ou flèche de quinze à feize de haut , 8c de cinq ou fix de circonférence. De ce tronc partent des bran- ches perpendiculaires , chargées d'autres bran- ches femblables s'elevant toujours les unes fur les autres, 8c s'écartant en forme de branches de chandelier, de manière que la tige occupe quelquefois quarante à cinquante pieds de dia- mètre dans l'efpace de l'air, 8c préfente une efpèce de chandelier d'un verd de mer , d'une beauté finguliere : toutes les branches, ainfi que le tronc, en font à dix ou quinze ongles, garnis à un pouce des faifceaux , de huit à dix épines plus fortes 8c plus grandes que les plus groffes aiguilles, le fruit femblable à la pomme de raquette eft pareillement épineux à l'extérieur ; il faut attendre pour le manger (car il eft agréa* ble) qu'il s'ouvre 8c que la pulpe de couleur cramoifie en tombe ; alors les Indiens la puifent avec une cuillère , emmanchée d'une gaule, lorfqu'ils ne font pas prévenus par les oifeaux 5 il y en a une grande quantité qui font leurs nids dans les troncs de ces arbres, comme nos (j) Icofamlria monogynia. 94 V o y a g i\ pies dans ceux de l'Europe : rien de plus dan- gereux que la chute des feuilles de ces arbres, ce font des foliveaux de vingt pieds de long fur un de large, armés d'épines, qui tueroient infailliblement l'infortuné voyageur qui fe trou- veront deifous ; mais comme elles ne tombent que dans de violents ouragans, ou lorfqu'elles font pourries , il eft aifé de prévoir leur chute 8c de s'en garantir ; c'eft la plante dominante de toute cette gorge à trente lieues de pro- fondeur. Le pithahiahas, l'une de ces efpèces de cierges, eft moins gros ordinairement ; fon fruit n'eft point épineux, mais couvert d'écaillés, qui ne font que les feuilles du calice; il eft véritable- ment délicieux à manger , 8c on en trouve de tous les goûts ; il a un acide parfumé comme les framboifes, qui le relève infiniment au-deffus des autres, qui font trop fades ; il eft pourpré en dedans, brun en dehors, 8c gros comme un petit œuf de poule. Pour le cueillir les Indiens ont une perche au haut de laquelle eft adapté un panier de branches de forme ovale , dont le fond feul eft garni , 8c le deffus ceintré de quatre anfes ; ils élèvent la perche 8c engagent le fruit dans les anfes, alors le moindre mou- vement le détache de l'arbre, il tombe dans le fond du panier, 8c on le vuide dans un autre; c'eft le feul moyen de fe le procurer, car il n'y A G U A X a c a; Of « ni quadrupède, ni reptile qui puiffe grimper fur l'arbre. Dans tout le pays , l'Indien vit du fruit de ces arbres ; même les jeunes branches qui n'ont qu'un demi pied de long , 8c dont les épines font encore molles , il les met au pot ; il fait des ragoûts des bourgeons , des fleurs , avant qu'elles foient éclofes ; 8c les graines, qui font noires 8c cruftacées, il les fait fécher, les con- ferve 8c les broyé pour en faire du pain : j'ai vu vendre à Guaxaca des feuilles d'une forte de raquettes , longues, étroites, minces 8c cuites à l'eau pour être mangées comme les afperges, avec une fauce au beure , à l'huile , ou au fain-doux : c'eft ainfi que le fage 8c frugal habitant de ces lieux, cédant fans peine 8c fans murmure aux loix de la nature, fait> tirer parti des produirions locales pour fubvenir à fes befoins, tandis que l'avide Européen, non content des riches productions 8c des mets agréables qu'il a fu naturalifer dans les mêmes climats, veut encore fe procurer à grands fraix les fruits 8c les viandes qu'ils lui refufent, pour affouvir fon infatiable gloutonnerie. La peuplade San Sebaftiano eft dans une pofî- tion agréable; elle eft furtout plantée de beau- coup d'arbres , 8c au milieu il y a une place publique fur laquelle eft la cafa réale : pour la première fois je me hafardai à defcendre dans ce redoutable hôtel, qu'on m'avoit repréfenté 96 Voyage fous de fi laides couleurs; je demandai tout de fuite des chevaux; l'alcalde qui étoit un Indien fe trouva ivre ; le cafero plus fcnfé me montra une pencarte dans la cafa réale, fur laquelle le prix des chevaux de toutes les routes eft indi- qué 8c fixé par le roi ; il eft ordinairement d'un efcalin par lieue pour chaque bête de fomme ; on donne au topith un ou deux 8c même trois efcalins : ces routes font très-bien faites , &c correspondent aux villes 8c peuplades voifines. Je ne trouvai là ni vin , ni pain ; heureufe- ment j'avois apporté de Santo Antonio du pain que je mangeai avec quelques œufs , 8c je fus obligé de boire de l'eau ; je n'eus pas le même embarras pour les chevaux, on fe battoit pour m'en fournir. Je partis donc monté fur un fort bon cheval. En fortant de ce /lieu , la belle vallée de The- guacan, dans laquelle on eft toujours , com- mence à fe rétrécir beaucoup, 8c n'a plus guères qu'une lieue de largeur; la culture eft aufli moins riche, le terrain fertile étant moins étendu ; ce ne font plus que de petits coteaux talqueux les uns à côté des autres, qui embarraffent cette gorge, où coule toujours la rivière de Theguacan, qui en reçoit une autre à quelques lieues de-là; fes bords font pour l'ordinaire femés en bleds ou en maïs jufqu'à Los Cues , où enfin elle n'a plus que des efearpemens ftériles ; cependant, avant aGuaxaca. 97 avant que d'arriver à ce village, je trouvai une fucrerie , la féconde que j'aie vu dans toute ma route. J'y vis des cannes monftrueufes en hauteur 8c en groffeur, un moulin d'une chétive conftruftion, des formes d'un pied de haut, 8c des pains de fucre brut fortis de ces formes ; enfin quelques nègres qui paroiffoient travailler fort à leur aife. Les fucreries font néceffairement fort difpendieu- fes dans ce pays , parce que pour les travaux difficiles 8c continus qu'elles exigent, il faut avoir abfolument des nègres , 8c que les nègres rendus à cet etabliffement, reviennent à cinq ou fix cent piaftres fortes. Les Indiens , que l'on n'obtient que pour un mois ou quarante jours, ce qui peut fuffire aux autres cultures , ne conviendraient point à celle du fucre, parce que fe relevant fan» ceffe , ils n'auroient pas le temps de s'inftruire de leur métier , 8c que d'ailleurs on ne pourroit fouvent pas les avoir dans les momens où la fucrerie auroit le befoin le plus urgent de tra- vailleurs. J'arrivai à Los-Cues à près de fept heures du Los-eues; foir : des chemins raboteux, la néceflité de mon- ter 8c de defcendre continuellement de ces nom- breux coteaux dont j'ai parlé , m'avoient rendu cette route pénible : je fus charmé de pouvoir me repofer. Le village de Los-Cues , placé fous un rocher efearpé, couvert d'une butte que l'on m'a dit G 9$ Voyage avoir été autrefois une fortereffe des Indiens, nie parut un paffage aifé à défendre. Il ne s'agiroit que de placer une redoute fur la butte pour battre le cours de la rivière 8c le chemin ; je montai fur cette butte pour voir fi j'y découvrirois quel- ques vertiges de mur > mais je n'y trouvai que les débris d'une ancienne café d'Indiens. En defeendant à la Café-Réale je trouvai un Efpagnol d'affez bonne mine, qui alloit en partie avec deux chevaux. Après les complimens ordi- naires , il m'offrit des pithahiahas que je mangeai avec un plaifir infini : nous causâmes quelque temps , il m'avertit qu'il y avoit des voleurs vers Attelta où j'allois , 8c qu'on y en avoit arrêté ; il m'apprit que les topiths étoient les alguafils nés de chaque village, 8c avoient droit d'arrêter les voleurs ; ce dont ils s'acquittoient rarement, étant fort poltrons , à moins qu'ils ne fuffent foutenus p?r des Caftillans. Il fallut encore ici avoir recours à ma provi- fîon de pain 8c boire de l'eau, il n'y a point d'au- berge dans ce village , ou pour mieux dire il n'y a rien ; on n'y trouve que les fruits de quelques arbres dont il eft ombragé. Cet ombrage , joint à la fraîcheur des eaux d'une fontaine qui y coule, lui donne un air agréable qu'il n'auroit pas fans cela. Il me fallut aufli paffer la nuit fui des bam- boux , mais j'y dormis très-bien. A trois heures du matin je réveillai montopith, a G v a x a c a. 99 oc partis pour Aquiotepeque, après avoir fait man- ger à ma monture un fagot de facates. Cette pré- caution me parut fouvent néceffaire , foit contre l'avarice des maîtres , foit contre la friponnerie des valets. En route 8c fur la crête d'un coteau qui domi- noit notre chemin , j'apperçus des hommes qui avoient l'air de fe cacher derrière des buiffons. L'avis des voleurs me revint à la mémoire, 8c je me préparois à me défendre avec mon couteau, la feule arme dont je fuffe muni ; mais arrivés plus près , nous vîmes que c'étoient un pauvre indien 8c fon garçon , armés de gaules 8c de paniers , qui cherchoient des pithahiahas. Comme nous étions partis de bon matin, nous arrivâmes à Aquiotepeque vers dix heures. Trois lieues en deçà, la gorge de Theguacan n'a plus que cent toifes de large , au village elle n'a que la largeur de Rio-Grande, nom de la rivière de Theguacan qui en a reçu une autre dans fon lit ; en cet endroit elle a un cours très- rapide fur des cailloux monftrueux 8c arrondis, qui en rendent le paffage très-dangereux pour peu qu'il y ait d'eau, parce que le cheval ne pouvant affeoir fon pied folidement, court rifque d'être emporté par le courant ; nous eûmes de l'eau jufqu'aux fangles , mais nous arrivâmes finis accidens à l'autre bord. Aquiotepeque, bâti fur le revers de la mon- Aquiotepe- tagne «m nord-eft, eft une peuplade affez confidé- G ij joo Voyage rable 8c plantée de beaucoup d'arbres cocotiers, firouelliers, fapotes , 8cc. Une fontaine abon- dante en arrofe toutes les rues, 8c procure une fraîcheur délicieufe à ce peuple doux 8c tranquile, comme tous les Indiens que j'ai vus dans mon voyage. indiens. Ils font généralement grands 8c bien taillés, les femmes font affez blanches 8c ont les traits fort doux, on peut même dire qu'en général elles font belles; je n'ai pas vu un feul Indien contrefait ou marqué de la petite vérole : ils ne paroiffent pas manquer d'induftrie, mais ils n'ont ni la liberté, ni les facultés néceffaires pour l'exercer; cependant la canaille efpagnole, (car les honnêtes gens ne penfent pas comme cela ) conferve une intime perfuafion que ce peuple eft riche, 8c qu'il cache Ces tréfors, 8c c'eft une des caufes des vexations continuelles qu'il endure, malgré les loix pofitives que la cour a rendues en fa faveur; mais que cet entêtement eft dépourvu de raifon ! Eh quoi ! quand on a de l'or, ne fe procure-t-on pas les befoins de première néceflité ? Ne cherche-t-on pas à en acquérir davantage , à multiplier fes jouiffances, à poffeder quelques propriétés , à les tranf* mettre à fa famille? Telle eft la marche du cœur humain : il peut exciter un avare, qui,pré- fère au plaifir de jouir 8c de faire des heureux, le vil, le honteux avantage d'entaffer beaucoup 4'or : il peut aufli, avec beaucoup de foins3 A G U A X A € A. IOI dérober quelquefois ce fecret à tous les yeux; mais qu'une nation entière fe foit impofé les plus cruelles privations au milieu des tréfors qui donnent toutes les jouiffances, qu'elle en regorge fans qu'il en paroiffe la moindre trace qui la décèle, fans que tant d'yeux intéreffés la fur- prennent, quelqu'intérêt qu'on lui fuppofe à tromper fes cruels oppreffeurs, c'eft ce qui ne pourra jamais fe concevoir. On va juger, par ce qui m'arriva à Aquio- tepeque , de la pauvreté des habitans de cette peuplade: en y arrivant je demandai des che- vaux , on m'en amena fur le champ, mais lorf qu'il fut queftion de payer d'avance, comme c'eft l'ufage, je ne me trouvai plus de monnoie ; je prefentai un medio doro (i), mais ni le maître des chevaux, ni perfonne dans le village ne put le changer. Fort embarraffé je cours chez l'ai- calde ( Indien fort honnête, comme tous ceux à qui les Efpagnols confient ces fortes d'offices ) ; je le conjure de me donner de la monnoie, en lui préfentant ma pièce d'or , mais il me jura Dieu 8c la Vierge-Marie 8c tous les faints qu'il n'en avoit pas, il fe profterna même à mes pieds en me conjurant de le croire : fon éton- nement 8c celui dç toute fa famille à la vue de ce medio doro me perfuadèrent encore mieux. Les Efpagnols diront-ils que c'étoit un jeu ? Pour (i) Pièces d'or, valant deux piaftres fortes. G iij f ioi Voyage moi je ne pus le croire ; je le témoignai au bon Indien en le relevant , 8c je le priai dans l'inv poflibilité où j'étois de payer d'avance , faute de monnoie, d'ordonner au topith de me con- duire à Quicatlan, où je trouverois indubitable- ment de la monnoie, 8c où je le payerois. H fentit la jufteffe de ma demande, Se comme les îoix fondamentales du pays lui enjoignent ex- preffément de donner toute aide 8c proteftion aux voyageurs, il vint avec moi à la Cafè-Réale, 8c avec un ton de dignité, que je ne matten- dois pas à lui voir prendre, il ordonna au topith de me conduire à Quicatlan. Je partis donc à onze heures du matin , après avoir pris quelques rafraîchiffemens : il fallutefca- lader la montagne , au pied de laquelle eft Aquiotepeque, par un fentier large de deux pieds feulement, 8c taillé à pic dans le roc ; qu'on fé figure deux cent degrés de ce fatal efcalier, fous chacun defquels paroiffoit un précipice de trois cent toifes de profondeur, dans lequel couloit avec un fracas horrible Rio-Grande, 8c qu'on juge de la frayeur que je dûs avoir; je tremblois , j'avois des vertiges, je fus obligé de mettre pied à terre 8c de faire monter mon cheval derrière moi, je le tenois par la bride, mais fans le regarder, 8c tout prêt à le laiffer aller, s'il fai- foit un faux pas, boire tout feul dans le fleuve, qui eut sûrement été pour lui le fleuve Léthé. Souvent à un paffage gliffant, il n'y avoit qu'une a Guaxaca. 105 branche d'arbre pofée fur des pierres mal affifes, pour empêcher de rouler dans" cet effroyable abyme ; plus loin il falloit tourner dans un paffage étroit, où le corps du cheval ne pouvoit paffer qu'une moitié après l'autre, je ne fais comment le pauvre animal pouvoit s'en tirer, 8c il y a à parier qu'il avoit fait cent fois le voyage. A trois heures je me trouvai fur la crête de cette montagne ; malgré fa hauteur elle ne paroif foit qu'un coteau près de celles que je voyois à ma droite 8c à ma gauche; nous courûmes alors fur cette crête durant trois heures ; j'y trouvai de nouvelles efpèces de caftes à feuilles applaties 8c rampantes, 8c un agave à feuilles crénelées 8c dentelées à épines. Les montagnes voifines, toutes élevées qu'elles étoient, nous offrirent l'afpeft de différens villa- ges , d'un entr'autres appelé San Juan Dclrcy y qui n'étoit pas celui que nous cherchions. Alors je pus jouir avec fécurité de la plus belle vue du monde ; derrière moi paroiffoient encore diftinftement les environs de Theguacan, devant les deux mamelons de la Corta, montagne à fix lieues de Guaxaca ; Pvio-Grande couloît à ma droite dans des efcarpemens affreux ; enfin, à gau- che-, un vafte pays formé de coteaux 8c de gorges tous couverts de bois, s'étendoit entre moi 8c les montagnes où étoit San Juan Delrey ; 8c Ce ter- minoit en une pente infenfible vers Theguacan. Je commençois à être fatigué 8c ennuyé d'une G iv xo4 Voyage fi longue route, lorfqu'une clairière me Iaiffa voir enfin le terme de mes peines pour cetto journée. C'étoit Quicatlan, qui fe montroit à deux lieues environ, dans une affez belle gorge ; nous y defcendîmes par un chemin un peu moins rude que celui de la montée, mais l'afpeft n'en étoit pas moins effroyable ; c'étoit un affalement à pic de plus de quatre cent toifes de haut, fur une largeur de douze cent, d'une montagne qui paroiffoit avoir été jadis engloutie en cet endroit, 8c dont les fragmens 8c éboulemens divers avoient formé différentes buttes autour de Quicatlan. Quelque chofe d'agréable fe mêloit cependant à cette fcène horrible ; fur les pierres faillantes de la coupe perpendiculaire de cette montagne y s'élevoient des cierges péruviens qui formoient une efpèce de décoration très-riante. Mais que ce plaifir, que celui de voir Quicat- lan fut troublé par l'afpeft d'une guérite qui fembloit m'en défendre l'entrée ! Comment paffer fans être arrêté, interrogé , retardé par ces mal- heureux gardes ! C'étoit toujours là le fujet renaif- fant de mes craintes ; dormir fur mon cheval , faire le malade, c'étoient des petites rufes que j'avois épuifées, 8c je ne me fentois nulle difpo- fition à les repéter ; je pris un parti plus fimple, fondé fur le peu d'eftime que m'avoient infpiré ces fortes de gens, aufli méprifables là qu'ailleurs. Arrivé près d'eux, je me jette à bas de mon cheval d'une manière brufque 8c délibérée, ma A Guaxaca. 105 canne à pomme d'or pendue à ma boutonnière, mon diamant à mon doigt, j'entre dans la gué- rite , 8c étalant mon or aux yeux de deux gardes de tabac, je leur raconte l'embarras où je me fuis trouvé pour de la monnoie, je mêle cela de mille incidens, de ma peur des voleurs, de la rigueur des chemins, 8c je finis par les prier de me changer des doublons ou des medios doro : tant de bavardage leur en impofa fans doute , ils ne me firent pas la moindre queftion; j'en reçus au contraire des honnêtetés qui parcif- foient tenir à la baffeffe, 8c ils me donnèrent toute la monnoie que je voulus ; je les remercie alors, 8c fors en invitant d'un air de proteftion le chef à venir me voir à la Cafe-Réale. Quicatlan, capitale d'un ancien royaume, eft Qjuicatian. encore une peuplade confidérable ; elle eft com- pofée de deux cent familles ou environ, 8c plan- tée d'arbres de toutes efpèces, fous lefquels cou- lent des fources vives qui répandent par-tout la fraîcheur 8c la fanté : j'en fis le tour, la popu- lation me parut confidérable ; de toutes parts je voyois les hommes fe promener, 8c les femmes affifes dans les rigoles des fontaines, fe peigner, fe laver, Ce favonner ; car la mode des femmes efpagnoles eft de fe baigner furtout la tête : cette- tête bien lavée , on la favonne avec la racine écrafée d'un polientos que j'ai rapporté, Se qu'on vend dans le pays au litron ; on favonne aufli la gorge 8c les épaules ; le fpeftacle de ces beaux ÏC<5 V O Y A G t cheveux noirs épars fur des épaules bien blan- ches , étoit intéreffant; la parure des femmes quoique fimple ne me plut pas moins ; leurs longs cheveux partagés en deux trèfles 8c mêlés d'un ruban rofe leur tombent jufqu'aux pieds, une chemife bien blanche , une jupe de mouffelinc à falbalat, une écharpe de refeau de coton ou de dentelles d'Alençon, quelquefois- bordée d'une frange d'or ou d'argent, Se relevée galamment fur leur tête ou fur une épaule ; enfin un bou- quet fur l'oreille, voilà tout leur art, mais il ne feroit pas dédaigné de nos coquettes. J'ai remarqué dans ce lieu une forte d'ému- lation de culture que je n'ai pas vue ailleurs ; on y recueille du bled, on y taille, on y greffe les arbres; j'ai découvert dans les haies d'un joli jardin une efpèce de crexentia didynam, angiofperm. qui eut fait plaifir à Linnaeus, puif- qu'il demande s'il y en a plufieurs efpèces ; celle- ci a les feuilles en faifeeaux de la même forme 8c de la même couleur, quoique plus petites , mais le fruit qui n'a que deux pouces de diamè- tre eft long de dix pouces, anguleux 8c tuber- culeux comme le cacao ; les femences en cœur noyées dans la pulpe ne font pas plus groffes que celles du cepficum. Le fruit fè mange en potage ou en ragoûts ; je l'ai retrouvé depuis fur le marché de Campeche. Je fus curieux de voir le presbitère 8c l'églifè; le premier étoit une maifon très-commode, dont a Guaxaca. 107 le maître (le curé), homme de cinquante-cinq ans environ, bien face, bien enluminé, me reçut d'abord affez froidement, mais me fit enfuite mille accueils quand il fut que j'étois botanifte ; il me confulta même fur quelques incommodités. L'églifè paroifîiale eft grande, bien éclairée 8c furtout fort propre; il eft vrai qu'elle étoit parée pour le lendemain jour de la Pentecôte; une chofe qui m'étonna fut d'y voir un maître d'école préparant des motets de fa compofition pour la fête, 8c fix enfans de cœur répétant en bonne mefure cette mufique, qui ne me parut pas de mauvais goût. Le clocher n'eft pas moins fingulier, c'eft une butte naturelle de terre de cent pieds d'élévation, fur laquelle on avoit élevé quatre poteaux de dix-huit pieds de haut ; à leurs traverfes étoit fufpendue une cloche d'environ dix milliers, élevée de terre de trois pieds, 8c couverte d'un toît de paille comme nos glacières en France. Je revins fouper, 8c fur ces entrefaites arriva un garde de tabac que je fis jafer tant que je voulus, à l'aide de quelques coups d'eau-de- vie ; le drôle connoiffoit admirablement bien le pays depuis Panama jufqu'à Acapuleo ? Se depuis Carthagène jufqu'à Vera-Crux : il parloit politique, déclamoit contre le gouvernement, 8c il fe feroit facilement laiffe féduire au befoin. Le Cafero m'amena auffi un autre voyageur 3 io8 V o y a & ir c'étoit un bon francifcain qui alloit prêcher A Guatimala. Je lui demandai s'il vquloit faire route avec moi , il y confentit à condition que je ne partirois qu'après qu'il auroit dit fa meffe : cela étant ainfi arrêté , je me couchai 8c lui foupa. Le lendemain nous partîmes à cinq heures du matin , 8c nous arrivâmes bon train à une lieue 8c demi de - là au paffage de Rio - Grande ; il avoit plu dans la montagne, la rivière étoit un peu gonflée, un jour de pluie de plus elle auroit été impraticable. Elle eft en cet endroit beaucoup plus large qu'à Aquiotepeque, fa largeur n'étant pas moindre de deux cent toifes, 8c le lit en eft bien moins encaiffé. On appela un Indien de l'autre bord, il vint , prit les premiers chevaux par la bride , 8c nud comme la main il nous fit paffer le fleuve ; nous avions de l'eau jufqu'aux arçons , 8c lui jufqu'à la poitrine : cela fe fit fi lentement que j'eus tout le loifir de voir le dan- ger. Le courant étoit fi rapide que la tête me tournoit ; j'étois obligé de fixer le pommeau de la felîe, accroupi fur le fiège, les pieds fur la croupe du cheval 8c la poitrine fur fon cou. L'animal trembloit lui - même , il ne pofoit chaque pied qu'après avoir bien tâtonné, à caufè des énor- mes pierres arrondies que roule ce dangereux fleuve. Nous en fortunes enfin, 8c mon compagnon de voyage, tout effoufîlé 8c non moins pâle que moi, me dit en bon françois : ma foi fi nous euffions manqué d'aller à la meffe, 8ç que nous a Guaxaca,. 109 .lious fuffions noyés , on n'eut pas manqué d'at- tribuer notre malheur à ce manque de dévotion. Je ris de bon cœur de cette naïveté, 8c ayant vu par ce trait à quel homme j'avois affaire, je ne me contraignis plus avec lui. C'étoit bien en effet la meilleure pâte de moine que j'aye vu ; de plus , homme d'efprit 8c de fociété , gai, curieux autant qu'un homme inftruit peut défirer d'en trouver un autre, enfin prévenant, officieux 8c fans façon. Nous ne cefsâmes de côtoyer la rivière jufqu'à la dînée : elle étoit couverte de vingt efpèces d'oifeaux aquatiques grands 8c petits , grolles ( 1 ) ou oies, que je regrettai bien de ne pas connoî- tre 8c de n'avoir pas le temps d'examiner. Nous arrivâmes de bonne heure à Dom Domin- quillo , où , grâces au pater qui avoit une vraie cuifine ambulante, nous fîmes un excellent dîner. Dom Dominquillo eft fitué au confluent de Rio- D. Domin. quillo. Grande , Se de Rio de las Bueltas ( 2 ), planté de quantité d'arbres fruitiers , 8c arrofé d'excel- lentes eaux. Comme on felloit nos chevaux pour partir, nous entendîmes un cornet, 8c à l'inftant non* vîmes arriver à bride abattue un Efpagnol habillé de bleu , parements rouges, une large plaque d'argent en écuffon fur le côté de la (1) Corvus aquaticus minor. ( 2 ) Rivière dçs détours, ainfi nommée à cauft de Ces fijiuofités. rio V o Y A C E vefte, 8c un petit cornet du même métal en bandoulière; .c'étoit un courier: qu'on juge de fa diligence, il étoit parti la veille de Theguacan 8c prétendoit être, malgré les mauvais chemins, le lendemain à fix heures du matin à Guaxaca: je caufai un moment avec lui ; il paroiffoit curieux , mais je lui fis aifément prendre le change fur mes deffeins; il prit une autre route que nous , par les montagnes , pour éviter le paffage des rivières, 8c fans doute dans la crainte d'être arrêté par leur cours. Pour nous, nous prîmes le chemin de la gorge de las Bueltas : cette gorge a quelque- fois cent pas d'ouverture, quelquefois elle n'a pas fix toifes : la rivière y coule en ferpentant entre des montagnes de quatre cent toifes de haut, prefque toutes efcarpées : pour faire un chemin en ligne droite dans les détours de cette gorge, on eft obligé de paffer la rivière foixante- dix fois ; mes compagnons de voyage les comp- tèrent , le muletier avec des petits cailloux, 8c le moine avec les grains de fon chapelet, Se leur calcul fut le même ; pour moi je m'en- nuyai de compter au vingtième paffage, 8c j'étois fi fatigué que je me ferois volontiers arrêté pour me coucher au milieu du chemin. Je trouvai fur les bords de la rivière une pirate fort femblable à ïagroftème (i), mais qui (i) Agroftema decaudria pentagynia. a Guaxaca. m n'en eft pourtant pas, un arbre en fleurs que je reconnus pour un annona (i) , mais que l'on appelle généralement dans le pays chirimoia, de forte qu'il me paroît confiant que le fameux chirimoia tant vanté du Mexique n'eft réelle- ment qu'un annona reticulata ; je trouvai encore le b:au folanum du Mexique à larges feuilles laei- n.ees 8c arborefcent que j'avois vu au jardin du roi , 8c une efpèce d'afclepias (z) à feuilles de mirthe frutefcent, à tiges droites 8c à fleurs jaunes , de la forme 8c de la grandeur de notre petit jafmin jaune. Enfin la gorge dans laquelle nous faifions route s'étant élargie d'un quart de lieue, nous quittâmes les paffages de la rivière 8c arrivâmes à Atletlauca, peuplade fituée dans la gorge, 8c Atietianci. recommandable par Ces belles eaux : fur la gauche des montagnes , 8c fur une efplanade dont l'efcarpement donne fur la rivière , font l'églifè 8c la Cafa-Réale. Je me fentis incommodé d'avoir eu fi fouvent les pieds mouillés , 8c je me couchai fans fou- per, malgré les invitations de mon compagnon de voyage; tourmenté par les maringouins, je me levai le lendemain à trois heures du matin, 8c j'éveillai tout le monde ; il faifoit fi grand froid que nous fûmes obligés de faire du feu (i) Polyandria poligynia. (2) Pentendria digynia. iii Voyage pour nous réchauffer ; mon thermomètre étoit à neuf degrés au-deffus de la glace : nous déjeu- nâmes très-bien, grâces aux provifions du père, 8c comme j'allois faire feller mon cheval, j'eus un fpeftacle qui m'effraya Se me furprit fingu- liéremcnt; le mulet de monture du majordome attaché à un poteau , avoit été fucé toute la nuit ( quelques - uns croiront que c'eft par un vampire), mais c'eft par un animal bien vivant, par une chauve-fouris qui l'avoit mordu entre l'oreille gauche 8c la crinière, au-deffous " c!c l'occiput, Se lui avoit tiré plus de quatre pintes de fang; toute la tête Se l'encolure du mulet en étoient couvertes, ainfi que le poteau contre lequel il s'étoit fans doute frotté pour tâcher de fe débarraffer de cette cruelle harpie : je ne revenois pas de mon étonnement , mais on m'affura que cela arrivoit fouvent, 8c que quand une chauve-fouris avoit ainfi ouvert la veine à un cheval ou mulet, toutes les autres venoient s'abreuver à cette fource de fang. Je compris que ce lieu étoit pauvre, par le foin que je vis prendre à des femmes de ramaffer quelques grains de mahys, très-rarement épars dans un endroit où avoit campé un troupeau de mulets ; je fus inftruit aufli que le mahys le plus eftimé du pays 8c le plus commun eft long, plat, quadrangulaire 8c blanc paille. Xous partîmes à quatre heures ou environ, 8c à quatre lieues de-là, après avoir encore paffé A G U A X A C A. IIJ paffé 8c repaffé fept à huit fois le fleuve des détours, nous trouvâmes Gallatillan : charmante Gallatillan peuplade ! non je ne t'oublierai jamais ; je ne fuis plus étonné de l'empreffement que j'avois de partir , Se du défir que j'avois d'arriver ; c'étoit fans doute un fecret preffentiment de mon bonheur ; tu ne renfermes ni mines , ni richeffes ; tu n'as rien de curieux peut-être pour un autre que moi ; mais tu m'as la première offert l'objet de mes vœux 8c de mes recher- ches ; tu es la plus charmante des peuplades ! C'eft à Gallatillan que j'ai vu pour la première fois de ma vie de la cochenille fine fur le nopal qui la nourrit, j'en eus un faififfement de plaifir; la veille , mon capucin qui connoiffoit très-bien le pays , en me faifant le détail de fes richeffes 8c de fes cultures m'avoit nommé la cochenille ; je ne lui témoignai quelque curiofité d'en avoir qu'afin de pouvoir, lui dis-je, bien la décrire 7 mais quand il me dit qu'il y en avoit à Los- Cues où j'avois paffé, je m'en voulus mortel- lement d'avoir manqué cette occafion de la trouver plus promptement 8c à moins de fraix. Cependant je n'avois rien à me reprocher : comment aurois-je pu favoir qu'il y avoit de la cochenille à Los-Cues? Dans la crainte de laiffer échapper mon fecret, je m etois impofé la loi de ne . pas feulement prononcer le nom de cochenille ; je n'avois trouvé dans ce village aucun Indien qui fût le caftillan, 8c le feul H ii4 Voyage Efpagnol que j'y rencontrai me parla bien de la cochenille, mais ne me donna aucunement à penfer qu'on en cultivât dans cet endroit, je n'avois donc garde de l'y chercher, 8c le feul hafard auroit pu m'en procurer la vue. Au furplus je n'ai pas eu lieu de me repentir de l'avoir été chercher plus loin ; cela m'a donné lieu d'en voir davantage , d'en parler beaucoup, de me procurer d'excellente vanille , 8c enfin de trouver des moyens plus sûrs d'emporter 8t de conferver toutes mes richeffes. Je reviens à ma chère cochenille : en arri- vant à Gallatillan , je vis un jardin plein de nopals, 8c je ne doutai point que je n'y trouvaffe aufli le précieux infefte que je voulois connoître; je faute donc à bas de mon cheval , 8c fous prétexte de faire raccommoder mes étriers j'entre chez l'Indien propriétaire , je lie converfation avec lui 8c lui demande à quoi fervent ces plantes, il me répond que c'eft pour cultiver de la grana ; je parois étonné , je défire voir cette grana ; je le fus en effet quand il m'en apporta, car je la croyois rouge 8c je vois un petit infefte tout couvert d'une poudre blanche; mon doute me tourmente, j'imagine pour m'af- furer de fa couleur d'en écrafer un fur du papier blanc ; que vois-je ? la véritable pourpre des rois.... Ivre d'admiration 8c de joie, je quitte brufquement mon Indien en lui jetant deux réaies pour fes peines , 8c je regagne à toute a Guaxaca. îis bride ma compagnie , qui m'attendoit près d'une mauvaife fucrerie dont les cannes pourtant étoient fuperbcs : enfin je lai donc vu , me difois-je , cette cochenille, je l'ai tenue dans mes mains, j'en retrouverai encore puifque je fuis dans le pays où on la cultive , les Indiens m'en ven- dront sûrement 8c je pourrai en emporter ! \ oilà le comble de mes vœux. Cependant quelques réflexions venoient mêler un peu d'amertume à tant de contentement, je ne pouvois me diffimuler qu'il feroit bien dif- ficile d'amener à bon port un animal fi léger, fi friable , fi facile à écrafer, 8c qui tombé une fois ne fe rattache plus à la plante : les fecouffes du cheval > un voyage de cent lieues par terre me permettoient-ils de croire que je puffe en conferver? 8c ces plantes énormes fur lefquelles je les avois vu, comment les empor- ter ? comment les cacher ? quelles caiffes ne faudroit-il pas pour enfermer des arbres de huit pieds de haut fur cinq à fix de large? Ces triftes idées me firent tomber dans une rêverie morne dont toute la gaieté du capucin ne put me tirer, je m'en excufai fur ma fatigue 8c fur l'humeur que me donnoit ma monture, la plus mauvaife en effet qu'il fût poffible de rencontrer. Nous avions fix lieues jufqu'à San Juan Delrey, qui fe trouve féparé de Gallatillan par une feule montagne appelée la Cofta\ elle a plus d'une lieue Hij iiô Voyage de hauteur perpendiculaire, 8c le chemin en eft prefqu'auffi difficile du coté où nous montions que celui d'Aquiotepeque ; pour furcroît de peine, nous eûmes l'embarras de deux troupes de mulets chargés; le chemin étoit fi étroit qu'il nous fallut mettre pied à terre, 8c grimper fur des rocs pour faire place à nos montures, qui cédoient elles-mêmes le paffage à cinq cent ani- maux qui défiloient un à un ; le fon des clo- chettes , le bruit des fiflets 8c des fouets de trente muletiers qui les conduifoient repétés par tous les échos d'alentour, faifoient dans les mon- tagnes un vacarme auffi étrange qu'étourdiffant. Cependant à une certaine hauteur le che- min s'élargit 8c s'adoucit: on trouve une terre végétale qui porte une grande quantité d'excel- lent gramen que broutent les mulets dans leur campement ; partout , cette montagne toujours couverte de brouillards eft entretenue dans une fraîcheur finguliere, à l'ombre de pins marins, de chênes, 8c de quantité de bois de haute futaye, qui font regretter de ne pouvoir les def- cendre à peu de fraîx dans les plaines. Sur la crête le coup - d'œil eft merveilleux, nous voyions derrière nous Quicatlan, 8c cette montagne de Theguacan d'où nous avions apperçu celle où nous étions ; devant nous s'étendoit la magnifique plaine de Guaxaca, 8c la vallée qui court entre deux chaînes de montagnes jufqu'à Guatimala, diftante de trois cent lieues ; à droite A G U A X A C A. 117 8c à gauche, nous diftinguions très - nettement quarante lieues d'un beau pays ; mais c'étoit devant nous qu'étoit le paradis terreftre; la vue de Guaxaca dans le lointain , 8c de cinquante villages ou habitations en deçà dans la plaine, tous plus agréables les uns que les autres, l'éclat des pierres dout ils étoient bâtis, leur couver- ture en tuile à canard comme en Lorraine ; les jardins, les beaux arbres qui les environ- noient, tout cela nous raviffoit. Le chemin ne nous préfentoit pas des objets moins curieux ; j'aurois pu emporter vingt plan- tes , arbuftes ou herbacées dignes d'être recueil- lis; mais je fus entraîné vers une fleur d'un rouge de fang éclatant : c'étoit un lys de Saint Jacques, Amarillis (1) formofiffima ; tous les envi- rons en étoient couverts ; je me fouvins de l'avoir vue en fleur dans l'appartement du roi à Ver- failles , 8c je me promis bien d'en arracher des oignons à mon retour, pour en rendre à mon ami M. Thouin, jardinier en chef du jardin du roi ; il m'en avoit donné deux pour planter à Saint-Domingue, mais en étant reparti prefque auflitôt qu'arrivé , je les avois confiés à un habi- tant pour les planter, 8c fa négligence les avoit laiffe périr; je ne puis m'empêcher de remar- quer à ce fujet combien l'habitant de S. Domin- gue eft peu curieux, peu inventif, 8c peu induf- (1) Hexaudria monogynia. H iij n8 Voyage trieux pour tout autre objet que celui des prin- cipales cultures, comme 1e fucre, le caffé, l'in- digo 8cc. , il ne voit que cela ; ce qui feroit de pure commodité, de feul agrément, ne lui en parlez pas , il ne confentira à aucuns effais dans ce genre ; ainfi n'attendez pas de lui qu'il cherche à naturalifer quelques fruits ou quel- ques fleurs , qu'il effaye de perfectionner ceux qu'on y a tranfplantés; pourquoi cela , dit-il, ma fortune m'occupe affez ; il faut que j'aille jouir 8c je pars l'année prochaine..... On le re- trouve encore à S. Domingue dix ans après, 8c enfin il y périt. Nous arrivâmes à San Juan del Rey à midi ; les terres emblavées au milieu defquelles nous paflîons me rappeloient le fouvenir de l'Europe ; la première chofe qui me frappa en entrant dans la peuplade, fut une nopalerie des mieux entre- tenues ; je mourois d'envie d'y defcendre, mais je fus obligé de fuivre mes compagnons à la Café-Réale, je m'échappai cependant pendant qu'on préparoit le fouper : croyant entrer chez le curé, à qui l'on m'avoit dit qu'appartenoit la nopalerie, je fus conduit chez un gros 8c grand nègre qui étoit l'alcalde du lieu. Après les pre- miers complimens, je faute fur un baflîn de fer- blanc qui étoit fur fa table, 8c dans lequel je voyois de la cochenille sèche, mêlée de terre ; je lui fais à ce fujet mille queftions, 8c lui dis que je ferois bien aife de voir fa nopalerie ; c'étoit A G U A X A C A. H9 lui faire plaifir, 8c la confidération que je lui témoignois étoit d'autant plus dans le cas de le flatter que fa couleur eft plus méprifée des Efpa- gnols européens ; il me conduifit avec empreffe- ment à fon jardin, je vis à la porte une affiche affez finguliere ; une feuille de nopal y étoit clouée, 8c fur cette feuille étoient fichées avec autant d'épingles plufieurs chenilles, 8c deux ou trois efpèces de coccinelles, dont l'une nommée par M. de Linnœus coccinella cacli coccinelli ferri, coleoptris atris duobus punclis luteis : je pris d'abord cela pour quelques fétiches ou amulettes, 8c j'en augurois mal de la religion de mon Africain; mais madame l'alcalde, quoique noire comme fon mari, fut me défabufer d'une manière très-fatis- faifante, elle m'apprit que c'étoient los enemigos de la grana, les ennemis de la cochenille, que l'on immoloit ainfi à chaque récoke, 8c que l'on plaçoit là pour les faire connoître 8c les dévouer à la haine générale. La nopalerie pouvoit être d'un arpent 8c demi ; elle étoit propre, bien entretenue, 8c chargée de la dernière récolte qui me parut très copieufe, les nopals tous du même âge avoient environ quatre pieds de haut fur autant de large ; la plantation étoit dirigée comme celle de Gallatil- lan , eft 8c oueft : je crus reconnoître les mâles dans une efpèce de coccinelle, d'un rouge très vif, mais l'expérience m'a fait voir depuis que c'étoit une erreur: le propriétaire m'a dit qu'il H iv no Voyage faifoit de quatre à huit arobes (i) de cochenille par an, 8c qu'elle fe vendoit fur les lieux de- puis dix-huit jufqu'à vingt-quatre réaies. Pendant que je caufois ainfi avec M. l'alcalde, le moine s'impatîentoit; il m'envoya chercher pour dîner, je mangeai de bon appétit, croyant que nous allions repartir, 8c que nous pourrions arri- ver le même jour à Guaxaca, d'où nous n'étions plus qu'à huit lieues ; mais mon compagnon qui ne voyageoit qu'à fon aife, me témoigna qu'il ne pourroit partir que le lendemain. Pour moi je réfolus de partir fur le champ , 8c après avoir fait mes remercîmens tant au moine qu'à fon majordome, à qui je fis une petite gratification, je fautai en felle , croyant déjà faire claquer mon fouet dans les faux-bourgs de Guaxaca ; que j etois loin de mon compte ! Le malheureux topith m'avoit donné une jument qui étoit pleine, 8c qui ne voulut jamais aller que le pas ; j'enrageois de bon cœur , mais je fus bientôt calmé par les réflexions que cela me donna l'occafion de faire : je voyois fe confirmer cette obfervation déjà faite avant moi, que les hommes fe dépravent d'autant plus que la fociété eft plus nombreufe ; en effet, tous les Indiens que j'avois vus fur ma route jufqu'à San Juan del (i) L'arobe eft un poids dont on fe fcrt en Efpa-T & en Portugal. L'arobe de Madrid eft de 2Ç IjV. qui reviennent à environ 23 \ liv. de Paris. A G U A X A C A. 121 Rey étoient généralement fimples, doux, ingé- nus , parce qu'ils font éloignés des grandes villes ; mais depuis cet endroit jufqu'à Guaxaca, ils font fins, fubtils, fripons même, 8c pareffeux; on peut dire que le voifinage des Européens efpa- gnols eft une pefte, une contagion dont la com- munication a été aufli prompte que malheureufe pour eux. Quelle différence de la manière dont j'avois été traité par les topiths qui m'avoient con- duits avant celui-ci ! J'avois été affez bien monté, ou du moins ils ne m'avoient pas induits en erreur, mais ce coquin m'avoit beaucoup vanté ma monture, 8c elle fe trouva déteftable; ce n'eft pas tout, fatigué, ennuyé de mon allure, je réfolus de m'arrêter pour me repofer : on m'avoit parlé des voleurs d'Attetla, je demandai à mon condufteur s'il n'y avoit pas quelques lieux pour coucher, il me dit que non, ce fut alors que je le foupçonnai fortement d'être un fripon, 8c peut-être de la bande dont on m'avoit fait peur. Le jour tomboit, je ne favois trop quel parti prendre, lorfqu'heureufement j'apperçus une pro- ceflion qui m'annonça que nous n'étions pas loin d'Attetla. Je pique droit au curé, je defcends de cheval 8c baifant la manche de fon furplis, (fuivant l'ufage des lieux), je lui demande où eft la Cafa-Reale; nous entrions dans la partie baffe de la peuplade, il me la montra dans la m Voyage partie haute, à plus d'un quart de lieue, je m'y rendis ; elle eft fituée fur une vafte efplanade, 8c fait partie d'un immenfe corps de logis qui me parut une ferme ; une galerie bien pavée eft au-devant, à gauche eft la prifon , à droite eft une tienda tenue par le lieutenant de l'alcalde ; un immenfe édifice termine l'efplanade au nord- eft : cela me paroiffoit un magnifique château, j'eus la curiofité de l'aller voir, c'eft un cou- vent de dominicains qui avoit appartenu aux jéfuites, 8c que leurs fucceffeurs avoient laiffe tomber en ruine; l'architefture moitié romaine 8c moitié morefque m'en dégoûta, quoique la maçonnerie en fût très-belle ; je rentrai dans la falle de juftice, fa décoration annonçoit que le diftrift de cette alcadie eft confidérable. Pendant que j'attendois le retour du lieute- tenant de l'alcalde pour avoir de quoi fouper, dix ou douze hommes à manteaux pafsèrent fucceflîvement devant moi , en me faifant de grandes révérences 8c paroiffant vouloir m'abor- der : leur mauvaife mine étoit bien propre à m'engager à les éconduire, ce que je ne manquai pas de faire, 8c je fus bientôt informé que c'étoient de mauvais fujets, des fainéants, qui ne vivoient, pour parler le langage de notre bon la Fon- taine, que de franches lippées, 8c qui n'étoient propres qu'à des emplois qui n'exigent ni tra- vail ni fidélité ; j'en conclus bien facilement A G U A X A C A. 123 que ces gens n'étoient bons à rien, 8c qu'il feroit très-prudent d'en purger un pays. Pendant ce temps le lieutenant de l'alcalde étoit arrivé ; je lui rendis vifite, il étoit au centre de fa boutique afîis à fon comptoir , 8c il me reçut avec la gravité d'un roi qui donneroit audience à des ambaffadeurs : à peine daignoit- il me regarder ; je méprifois trop ce miférable pour m'offenfer de fa réception ; je ne voulois de lui que de quoi fouper ; je lui achetai du pain, quatre œufs 8c un demi - feptier de vin , mais bientôt j'eus encore befoin de lui , car m'étant apperçu que mon coquin de topith ne faifoit pas donner à manger à ma monture, je le lui fis ordonner par le lieutenant de l'alcalde , qui s'y prêta de bonne grâce , 8c le menaça même de lui en faire donner à fes fraix. J'allai enfuite me coucher fur des nattes fort pro- pres dans l'auditoire, 8c j'y dormis comme un homme qui n'a rien à craindre des juges ni des jugemens. Le lendemain au point du jour je me mis en route par un froid très-vif : ma jument , grâces à mes foins, alloit un peu mieux que la veille , mais elle Ce laffa bientôt, 8c à deux lieues d'Attetla je fus obligé de congédier mon topith , non fans quelques démangeaifons de le roffer : heureufement la pitié vint me parler fort à propos en fa faveur, 8c c'eft ainfi qu'il échappa à ma jufte colère. 124 ^ ° Y A G l Je continuai ma route à pied. La ville n'étoit qu'à une lieue 8c demie de-là , le chemin étoit charmant. Je me croyois tranfporté dans nos plaines d'Europe, 8c je marchai jufqu'à Guaxaca à travers des hayes d'arbres inconnus, de juni- perus fabina (i) de douze pieds de diamètre, de convolvulus, de palos, de cordoua, 8c où je trouvai les fauxbourgs remplis de nopaleries, que j'examinois du coin de l'œil 8c fans beau- coup d'apparence 8c de curiofité. Enfin j'entrai dans la ville comme quelqu'un qui en eft forti pour fe promener , 8c je m'arrêtai à une au- berge qu'on m'avoit indiquée fur la droite , à cent pas de Nueftra Segnora de la Soledad7 lieu 8c terme de mon pèlerinage. Arrivée à Kicn de plus magnifique que la fituation de Guaxaca. Depuis San Juan del Rey à ce village, s'ouvre une plaine large de deux lieues, qui s'étend jufqu'à cinq ou fix aux environs de la ville : fur l'extrémité la plus baffe de la pente d'un coteau, qui eft un appendice de la chaîne des montagnes du nord-eft, eft bâtie Guaxaca, capitale d'une province qui porte le même nom : fituée à plus d'une lieue des montagnes, elle fe trouve à l'ouverture de trois plaines, celle de San Juan del Rey, celle qui conduit à Guatimala au fud - eft, 8c une autre au fud-oueft, dont j'ai oublié le nom : cette pofition l'a rendue le (i) Dioetia monadelphia. a Guaxaca. 125 centre où aboutiffent pour leur premier débit les cultures d'anis , de cochenille 8c de vanille, qui fe font dans les gorges des hautes montagnes qui l'environnent, à cinq, fix 8c fept lieues de diftance , alimentée par les bleds , les grains 8c les fruits de toute efpèce que l'on cultive dans la plaine ; une jolie rivière l'arrofe au bas : au nord - eft, des aqueducs bien entendus lui apportent de la montagne voifine des eaux auffi falubres qu'abondantes. L'air, continuellement ra- fraîchi le matin par le vent d'eft, 8c le foir par le vent d'oueft, y eft pur Se délicieux, 8c donne une chaleur tempérée 8c telle qu'à huit heures du matin en Mai. Mon thermomètre étoit à feize degrés au-deffus de la congélation le matin, 8c à vingt-deux à midi, ce qui .entretient dans ce climat, quoique fitué par le vingtième degré de latitude ou environ, un printemps continuel. Enfin, magnificence de fîtes, beauté de décoration, excel- lence de terroir, température de l'air, abondance de fruits d'Europe 8c d'Amérique fe fiiccédant fans, ceffe : rien ne manque à Guaxaca, pour en faire un féjour enchanté , que d'être entre les mains d'un peuple aftif 8c induftrieux. Ses nombreux clochers 8c fes dômes élevés don- nent de loin à cette ville un air de grandeur , 8c l'on peut dire abfolument parlant que fes dedans y répondent : elle a feize cent toifes de long fur mille environ de large , dans une figure à-peu- près quarrée , en y comprenant les fauxbourgs, 12,6 V O Y A g e remplis , comme je l'ai déjà dit, de nopaleries Se de jardins. Ses rues font larges , tirées au cor- deau , bien pavées , bien nivcllées , 8c formées par des maifons agréablement bâties en pierre de taille 8c à double étage. On conftruifoit alors un hôtel-de-vilie , qui me parut d'affez bon goût, 8c fait pour décorer la place - major fur laquelle on le bâtit d'une pierre couleur d'un verd céladon. L'évêché 8c l'églifè cathédrale forment deux maî- tres côtés de la même place, tout environnés d'arcades, comme dans la plupart des villes efpa- gnoles , pratique d'une utilité infinie pour fe garantir foit de la pluie , foit du foleil ; enfin toutes les églifes 8c les monaftères , qui font en grand nombre , font fondement 8c grandement bâtis, richement décorés en-dedans, 8c propre- ment blanchis au-dehors. La population de cette ville , y compris les nègres , mulâtres 8c indiens, eft d'environ fix mille âmes ; elle a un évêque , un gouverneur de province , 8c reffortit à l'audience de Guatimala, dont le vice-roi a fous fes ordres le gouverneur de Guaxaca. L'auberge où l'on m'avoit adreffé étoit fi mifé- rable 8c fi mal propre que je n'eus pas le courage d'y refter ; je me hâtai de faire toilette , je dé- pofai dans ma chambre le petit paquet de hardcs qui me fuivoit toujours , 8c ne laiffoit pas de me fatiguer, 8c je fortis fort embarraffé de ma per- fonne 8c fans favoir où aller. Sans manteau, j'avoiî a Guaxaca. 127 l'air d'un étranger ; une retefitte 8c un vafte cha- peau fur ma tête me raffuroient à peine contre les regards d'une multitude de curieux. J'entrai, pour m'y fouftraire , dans la première églife que je trouvai, 8c j'accomplis ainfi, fans m'en douter, le vœu que j'avois fait ; car il Ce trouva que c'étoit nueftra Segnora de la Soledad en Guaxaca ( 1 ). Après en avoir admiré l'argenterie, les dorures , le dôme de mauvais goût, mais bâti en briques à carreaux verniffés en échiquier au-dehors, Se une multitude d'ex voto auffi ridicules que fanati- ques , j'en fortis aufli peu avancé , 8c pas plus ra£ furé que quand j'y étois entré; j'errois à l'aventure dans les rues, lorfque je m'apperçus que j'étois conftamment fuivi par un drôle en manteau que j'avois vu à l'auberge; il étoit chargé de cha- pelets 8c de fcapulaires , 8c à le voir on l'au- roit pris pour un dévot très-zélé : à l'églifè il s'agenouilla quand je m'agenouillai, il fe leva quand je me levai , il marchoit 8c s'arrêtoit quand je marchois 8c m'arrêtois; la frayeur me prit, je crus que c'étoit un efpion de la police apofté là tout exprès pour moi, ou en général pour tous les arrivans, 8c je réfolus de m'en éclaircir ; je l'aborde 8c lui demande fi ces chapelets font pour vendre ; il me répond que oui, mais qu'il a un autre emploi , qui eft de (1) Ceci a trait à quelque circonstance du voyage dont le récit fe trouve perdu. 128 Voyage s'informer où je devois paffer Ja journée; où il me plaira, lui dis-je avec un air plus réfolu que je ne l'étois au fond : à quoi tend cette queftion? C'eft, me dit-il en ricanant, 8c d'un air de miftère, que je ferois charmé de procurer quelqu'agrément à un étranger aufli bon 8c aufli généreux que vous me paroiffez. Je refpirai à ces mots qui le démafquèrent à mes yeux , 8c je compris alors que cet homme qui m'avoit fait tant de peur, n'étoit autre chofe que ce que l'on nomme à la cour, où tout fe peint en beau, Y ami du prince. Bone Deus\ me dis-je à moi-même, quoi! c'eft jufques dans un temple de la Vierge immaculée que le vice vient tendre fes pièges fous le manteau de l'hipocrifie ? Et me tournant vers l'inconnu ; allez , lui dis-je, vous faites là un métier fort joli 8c fort honnête , mais je n'ai pas befoin de vous, 8c gardez-vous de me fuivre davantage. Après cet accident je pénétrai dans la ville, où je rencontrai quelques caroffes affez beaux Se beaucoup de peuple ; je fus curieux de voir k cathédrale, qui étoit fur la place ; je la trouvai d'affez bon goût, à deux cœurs comme nos anciennes cathédrales : c'étoit la troifième fête de la pentecôte ; on y célébroit la meffe ; le chant me parut beau , grave 8c majeftueux, d'excellentes voix, des phrafes bien mefurées , des repos nombreux infpiroient le refpeft 8c le recueillement ; j'étois dans une efpèce de ravilfement, aGuaxaca 129 raviffement, lorfque vers l'élévation un prêtre à cheveux gris , en furplis 8c en collet, tenant d'une main une croffe d'argent, comme nos cho- riftes en France, 8c de l'autre une baguette de même métal, comme nos huifliers, m'en toucha légèrement 8c m'avertit d'un air grave d'ôter ma retefitte, que j'avois portée jufques là dans toutes les églifes fans conféquence ; je lotai fur-le- champ, fans murmurer, 8c même je trouvai cette police convenable ; cependant, affligé de l'efpèce d'affront que je croyois m'être attiré , je fortis. J'avois befoin de faire raccommoder ma montre; après avoir cherché long-temps, je trouvai la demeure d'un horloger, il étoit abfent; fa femme me reçut fi bien que j'en étois honteux; c'étoit une femme de trente-fix ans, brune, jadis belle, 8c toujours tourmentée de ce défir immodéré de plaire que bien des femmes ne perdent qu'avec la vie ; elle me fit mille queftions , Se parvint à favoir que j etois botanifte , elle en conclut que j'étois médecin 8c m'engagea à me fixer à Guaxaca, en me difant que dans une fi grande ville il n'y avoit ni médecin, ni chirur- gien, 8c que fon mari, qui étoit corrégidor (i), m'aideroit de tout fon crédit pour mon établie fement; elle me fit même entendre affez claire- ment qu'elle pourroit aufli m'être de quelque utilité, 8c je commençois à être fort en peine fi) Efpèce de juge de police. I 130 V O Y A g r de la reconnoiffance qu'elle en pourroit exiger, lorfque fort heureufement fon mari rentra.; il étoit excellent méchanicien 8c bon deflînateur, comme j'eus occafion de m'en convaincre par une multitude de fes ouvrages tant en relief, qu'en plans qu'il me fit voir ; il avoit aufli un jardin affez curieux, où je pris des femences de mira-fol Se de fauge à fleurs ponceau. Après avoir quitté l'horloger, je me fis con- duire chez un coffretier; mes projets exigeoient que je fuffe muni de caiffes ou coffres aifés à tranfporter : le marchand à qui l'on m'avoit adreffé m'en fit voir de toutes les grandeurs ; j'en choifis huit de deux pieds de long fur quatorze pouces de largeur , 8c autant de pro- fondeur ; ils étoient d'un bois blanc 8c fort léger, affemblés à queue d'aronde, bien ferrés, 8c fer- mant à une ferrure ; ils étoient de plus fi foli- des 8c fi proprement faits que les ouvriers de Paris n'y feroient œuvre. Le prix me convint également, ils me coûtèrent dix-fept réaies la paire , ce qui fait à-peu -près cinq livres douze fols pièce ; je ne marchandai point , Se cela m'attira de la part du layetier le cadeau d'un panier d'abricots qu'on venoit de lui apporter, 8c qu'il me voyoit regarder avec des yeux d'envie ; je les acceptai : ce fruit d'Europe eft fi dégénéré faute d'avoir été greffé , qu'à peine eft-il aufli gros que la cerife de Montmoranci ; U a cependant confervé foo goût. A C U A X A C A. 131 Je fentis alors que je n'aurois jamais pu trouver à Los-Cues toutes les reffources que me préfentoit Guaxaca ; j'y aurois trouvé de la coche- nille, à la bonne heure, mais cela n'étoit pas fuffifant; il falloit encore Ce procurer les moyens d'en emporter j auffi fus-je bien fatisfait de l'em* plettè que je venois de faire, j'ordonnai feule- ment par deffus le marché de faire des layettes en féparations à chacun des coffres 8c j'en em- portai les clefs. Enchanté d'avoir ainfi affuré le fuccès de mon entreprife, étonné de me trouver aufli avancé, 8c d'avoir franchi fi facilement jufques-là toutes les difficultés, tant d'avantages étoient un poids que j'avois peine à fupporter, tant de bonheur me paroiffoit un fonge dont je craignois le réveil, 8c je ne doutai point qu'il ne dût arriver bientôt ; plus j'avois trouvé de facilité jufques- là , plus je redoutai les obftacles que je me figurois devoir attendre au bout de ma car- rière. Ce mélange de fatisfaftion 8c d'inquiétude me caufoit un accablement , une mélancolie dont je n etois pas maître. Je marchois ainfi dans les rues fans trop favoir où j'allois ; je me trouvai enfin dans un fauxbourg qu'on appelle de Las Bueltas des détours, nom que l'on donne aux jardins de ce pays, parce que c'eft une beauté que de les couper de murs 8c de cloifons, qui offrent plu- fieurs détours 8c plufieurs retraites dans le 132 Voyage même enclos : entr'autres nopaleries , prefque tontes récoltées 8c dont j'obfervai que les plans étoient toujours dirigés eft 8c oueft, j'en vis que l'on recepoit , d'autres que l'on plantoit, une enfin qui me parut magnifique 8c tellement char- gée de cochenilles qu'on n'auroit pu prendre une feule feuille de nopal fans écrafer mille infeftes : pour l'examiner plus à mon aife, j'en- trai fous prétexte d'acheter des fleurs dans un jardin qui n'en étoit feparé que par une haie, j'y fus frappé d'abord d'une aftère violette 8c double, aufli grande que celles de France, mais produite par un arbufte très-femblable , pour les feuilles pinnées, à notre fiireau , 8c qui faifoit un très-bel effet ; mais ce qui m'occu- poit davantage , c'étoit la belle nopalerie, 8c pendant qu'on me faifoit le bouquet que j'avois commandé , je dévorois ce fpeftacle des yeux ; les nopals étoient plantés très - épais à quatre pieds de diftance fur des lignes éloignées de fix pieds les unes des autres; j'appris que cette nopalerie appartenoit à un nègre qui n'y étoit pas alors , je me promis bien de lui acheter du nopal 8c des infeftes. Après avoir parcouru plufieurs autres jardins je rentrai dans la ville , 8c me fis enfeigner ceux d'un apothicaire nommé D. Antonio Pifa que l'on m'avoit vantés : le propriétaire jugeant à mon habit que j'étois François me fit mille politeffes 8c offres de fervices , 8c lui ayant A G U A X A C A. 133 témoigné comme botanifte être curieux de voir fon jardin , il m'y fit conduire par fon neveu , s'excufant fur fon grand âge de ne pouvoir m'accompagner lui-même. Ce jardin coupé de cinq à fix murailles, qui annonçoient fans doute autant d'acquifitions nouvelles, paroiffoit conftruit à grands fraîx; une fontaine abondante 8c très - joliment décorée diftribuoit fes eaux élevées à huit pieds dans un vafe à l'antique, d'où elles couloient par quatre robinets dans un vafte baflin , 8c de-là dans divers réfervoirs ; quantité de mauvais œillets, beaucoup de falvia fthecas, quelques agave , du melilot, fleur bleue fans fin , deïoxal(i)y des herbes potagères, quelques malvacées , des abricots, de la vigne, de petits pêchers, voilà tout ce que je vis de rare dans ce jardin , affez mal entretenu d'ailleurs. Pendant que j'étois là, je vis entrer la femme d'un corrégidor , couverte d'un riche voile de velours noir à frange d'or ; elle venoit, conduite par un homme de très-bonne mine, pour voir, comme je l'ai fii depuis, la figure d'un Fran- çois ; après l'avoir faluée très - poliment , je m'éloignai, honteux d'être ainfi l'objet de la curiofité générale Se fort embarraffé de ma con- tenance. Lorfqu'elle fe fut retirée, je revins faire (1) Decaudria pentagynia. 1 iij 134 Voyage mes remercîmens à l'apothicaire , 8c donnai les plus grands éloges à fon jardin. Très-fatisfait de moi, D. Antonio Pifa voulut me procurer la vue d'un autre jardin non moins curieux ; j'y courus , c'étoit un potager qui pouvoit faire honneur aux marais de Paris par Ces beaux choux-fleurs, fes artichaux, Ces fraifes, Ces abricots 8c fes raifins ; l'eau y couloit en rigoles de toutes parts le long des carreaux plantés de chicorées , de petites raves 8c de laitues pommées ; cinq ou fix ouvriers indiens ou métis, y étoient occupés, j'y trouvai aufli le maître D. Gregorio Meuta, un des corrégidors de la ville , homme de quarante-cinq années ou environ , d'une très - bonne mine, 8c d'un abord fort gracieux ; il daigna louer mes recher- ches 8c ma curiofité, il me fit voir tout ce qu'il avoit de curieux ; ce qui me parut plus digne de remarque, fut un arbre qui reffembloit au premier coup-d'œil à un prunier de reine- claude, mais qui n'étoit autre chofe qu'un mal- pighia (i) que je n'avois pas encore vu; je priai le propriétaire de me permettre d'en cueillir quelques fruits pour avoir les noyaux, les cerifes qu'il donne font plus groffes que nos plus gros bigarreaux ; je voulus payer ces fruits, il ne me le permit pas, 8c même l'Indien ouvrier qui (i) Decaudria trigyrùa. a Guaxaca. 13s le fuivoit refufa de prendre deux réaies que je lui préfentai. Je retournai encore chez mon apothicaire, Se lui ayant fait la peinture de l'auberge où j'étois defcendu, peinture qui le fit rire aux larmes, tant par elle - même que par la difficulté que j'avois de m'expliquer en caftillan, je le fuppliai de m'en indiquer une où je puffe manger pro- prement 8c à mon goût ; il me le promit. La converfation tomba alors fur les diverfes cultures du pays ; on me demanda fi je les connoiffois ; je répondis que oui, à l'exception de la vanille que j'étois curieux de voir , pour la pouvoir décrire avec l'exaftitude qu'on exige d'un bota- nifte ; un prêtre qui étoit préfent m'interrompit pour me dire, qu'il en avoit dans un bois dépen- dant d'une ferme qui lui appartenoit à fix lieues de-là , 8c que fi je le fouhaitois il m'y feroit conduire le lendemain par un de Ces Indiens ; il voulut même fe charger de me procurer un cheval, 8c tout cela avec une prévenance 8c une politeffe dont nous autres François croyons volontiers qu'il n'y a que nous de capables. Je me retirai alors fort content de ma journée, 8c bien convaincu qu'avec un peu de hardieffe 8c d'aftivité on fait beaucoup de chofes. Je me rendis à ma nouvelle auberge, conduit par un valet de D. Antonio Pifa ; elle étoit tenue par un François qui avoit été cuifinier du feu gouverneur : j'abordai mon compatriote avec un I iv 136 Voyage fentiment de plaifir 8c de confiance, qu'il eft facile de Ce peindre, fi l'on veut fe placer dans les circonftances où je me trouvois ; je ne fon- geai pas même à la diftance qu'il y avoit de fon état au mien, 8c je n'eus pas lieu de m'en repen- tir, car il étoit bon homme, 8c ne s'en faifoit point accroire. Je m'apperçus qu'il étoit riche, quoiqu'il fe plaignît de la fortune, Se je compris que c'étoit pour mieux cacher fon jeu, pour ne pas irriter l'envie d'une nation toujours jaloufe de notre induftrie 8c de nos fuccès, 8c peut- être pour s'en féparer plus facilement quand il en trouveroit l'occafion. Je le priai de me donner un bon fouper, 8c lui dis que ce feroit le premier que je ferois depuis mon départ de France ; il me le promit 8c me tint parole ; j'eus un vrai fouper de gou- verneur, 8c je pus enfin me coucher avec déli- ces , déshabillé , dans des draps blancs 8c un affez bon lit, ce qui ne m'étoit pas arrivé depuis long-temps. Le projet que j'avois formé d'aller acheter le lendemain du nopal 8c de la cochenille m'éveilla de grand matin ; je me lève donc à trois heu- res ; je prends deux Indiens domeftiques de l'au- berge, chargés chacun d'un grand mannequin 8c de ferviettes, 8c me rends à la nopalerie que j'avois vue la veille. Je laiffai en entrant mes domeftiques à la porte , 8c me chargeai de leurs paniers ; le nègre a Guaxaca. 137 propriétaire étoit à peine éveillé, il vint à moi avec un air fimple, modefte 8c honnête, contre l'ordinaire de Ces pareils au Mexique. Je lui dis qu'étant médecin , je me trouvois avoir befoin pour faire un onguent de ma compofition, pour la goutte, de quelques branches de nopals char- gés de cochenilles , que je le priois de m'en vendre aufîîtôt, parce que cela preffoit, 8c que je lui en donnerois le prix qu'il me demande- roit; il me permit de prendre ce que je vou- drois. Je ne me le fis pas dire deux fois : j'en choifis huit belles branches de deux pieds de haut chacune, compofées de fept à huit feuilles en largeur, mais fi chargées de cochenilles qu'el- les en étoient toutes blanches ; je les coupai moi-même, je les arrangeai le mieux qu'il fut pofîible dans les mannequins, 8c les couvris avec les ferviettes : je lui demandai enfuite combien cela valoit, il me jura qu'il y en avoit pour deux réaies; je le crus facilement, moi qui en aurois donné deux quadruples ; mais pour ne pas lui laiffer connoître à quel point j'étois content du marché, je lui donnai feulement une piaftre forte, en lui difant que je n'avois pas de mon- noie, 8c que je le priois de garder le refte pour boire à ma fanté ; le bon vieux nègre fe frottoit les yeux croyant rêver encore, èe tandis qu'il m'accabloit de remercîmens, je fis entrer mes deux Indiens, les chargeai des deux mannequins, 8c partis comme un éclair. i3# Voyage J'avois un battement de cœur que je ne fati* rois rendre, il me fembloit que je venois d'en- lever la toifon d'or, mais je croyois aufli avoir à ma pourfuite le dragon furieux prépofé à fa garde; tout le long du chemin je repétois ce beau vers ; enfin il eft en ma puiffance ! Je l'aurois volontiers chanté fi je n'avois pas eu peur d'être entendu ; j'arrivai tout hors d'haleine 8c me glif- fai dans mon auberge, fans avoir rencontré une feule perfonne dans les rues; l'aurore commen- çoit à poindre , mais perfonne n'étoit encore éveillé dans la maifon ; je m'enfermai dans ma chambre, 8c là j'arrangeai avec un contentement inexprimable, 8c le plus délicatement qu'il me fut poffible, mes chers nopals dans deux de mes petites caiffes, avec la précaution de les affujet- tir deux au fond 8c deux au-deffus, 8c de les féparer par la layette croifée, 8c par des bâtons d'un bois fec 8c pliant. Ainfi, à cinq heures du matin je me trouvois poffeffeur d'une belle charge de cochenille que perfonne ne m'avoit vu acheter, ni emballer ; le nègre qui me l'avoit vendue étoit un homme fïmple 8c honnête, 8c les Indiens que je payai bien, en leur recommandant le fecret fur ma courfe du matin, ignoroient de quel précieux dépôt je les avois chargés. Bien tranquille fur ce point, j'allai jouir fous des orangers qui étoient dans la cour, 8c du frais 8c de ma bonne fortune, en attendant le réveil a Guaxaca. 139 de mon hôte. Jamais le ciel ne m'avoit paru fi beau, ni le climat fi agréable: la veille je ne voyois que des monftres, ce jour-là tout fe pei- gnoit en beau à mes yeux, 8c me permettoit de me livrer aux plus douces réflexions. Quelque chofe qu'il m'arrive à préfent, me difois-je, le but de mon voyage eft rempli, je peux partir... à l'inftant même,... mais non , la vanille, qu'on m'avoit affuré ne fe recueillir qu'à vingt lieues d'ici, que je n'avois aucun efpoir d'emporter ; la vanille vient comme d'elle-même fe préfenter à moi, achevons cette autre con- quête. Enfin on s'éveilla ; on fèrvit le déjeûner, auquel je fis plus d'honneur que perfonne, 8c où je diftinguai un fruit fingulier, c'étoit une pomme dont la pulpe étoit molle 8c noire comme une confiture de raifin, les Efpagnols l'appellent fapota nera ; j'en ouvris plufieurs 8c j'en pris les noyaux. Comme je devois partir à midi pour aller à la recherche de la vanille, je commandai un bon dîner pour onze heures. Je fis enfuite faire mes complimens au prêtre D. Jofeph Orti^ , Se lui fis rappeler en même temps fes promeffes, après quoi je m'ajuftai pour aller voir la ville. Mon compatriote qui me conduifoit eut la complaifance de me prêter un manteau ; avec cet habillement, mes cheveux en retefitte 8c mon grand chapeau rabattu, j'avois tout-à-fait l'air 140 Voyage efpagnol, 8c je n'eus plus le déplaifir d'enten- dre repéter partout aqui fia francefe : voilà un François. Nous fîmes le tour de la ville 8c j'arpentai tou- tes fes rues, elle me parut encore plus belle que la veille; la feule chofe que je trouvai à défirer, 8c qui manque dans toute l'Amérique excepté à Mexico, c'eft un cours ou promenade planté d'arbres ; on en avoit cependant projeté une au-deffous de l'aqueduc, il y a même des baffins en pierre de taille, tout préparés pour y conduire les eaux d'une fontaine, 8c cet endroit, vu fa fituation, auroit fans doute été délicieux, mais la plantation n'a pas eu lieu, 8c tout en eft refté là. Nous vifitâmes le marché , l'un des mieux four- nis que j'aie vus après celui de la Havanne, j'y trouvai toutes fortes de fruits ; mais ce qui me frappa davantage, ce fut d'y voir vendre de la cochenille crue, c'eft-à-dire vivante, 8c fans être tuée ni féchée, à raifon de huit réaies la livre ; je rentrai enfin chargé d'un paquet de, plantes, de feuilles 8c de branches de toutes efpèces, entr'autres d'un ricin (1) d'une efpèce finguliere que j'ai envoyée au jardin duj roi. Après avoir arrangé mes plantes dans ma chambre, je courus chez un homme que l'on m'avoit enfeigné comme un loueur de chevaux, (1) Monoccia polyadelphia. a Guaxaca. t4i 8c fans en avoir dit un mot à mon hôte, qui croyoit au contraire me tenir pour une quinzaine de jours ; j'arrêtai cinq chevaux avec leurs har- nois, à raifon de huit réaies chacun, pour me conduire le lendemain à San Juan del Rey. A onze heures fécond dîner de gouverneur , fervi aufli promptement qu'élégamment ; mais quoi? Si quelqu'un lit jamais ce récit, ne me prendra-t-il pas pour un véritable gourmand ; ah ! qu'il me pardonne, j'étois ivre de joie ; je cherchois quelques jouiffances comme pour me récompenfer de mes peines, 8c peut-être celle- là étoit-elle moins dangereufe qu'une autre ; il n'y avoit fans doute pas aufli beaucoup d'incon- vénient à refaire mon pauvre corps de fes diettes paffées, 8c à le munir contre celles à venir. D. Ortiz ne m'avoit pas oublié ; à midi fes che- vaux étoient à ma porte, je quitte la table aufli- tôt 8c faute en felle, je charge le mulâtre mon condufteur d'un fac de toile de quatre pieds de haut, que j'avois acheté tout exprès le matin , 8c nous partons à toute bride ; un mouchoir au- tour de la tête, un grand chapeau par deffus, 8c fur la calotte du chapeau un bonnet de coton blanc en pointe , pour diverger les rayons du foleil, précaution fort néceffaire. Arrivés d'une courfe jufqu'à une montagne à quatre lieues de la ville , nous montâmes encore durant un quart d'heure , 8c nous defcendîmcs dans un vallon où étoit la ferme de D. Ortiz , 8ç 142 Voyage où l'on ne faifoit que du bois 8c du mahys. Nou? continuâmes encore notre route pendant deux lieues, 8c rencontrâmes enfin des gens de la ferme ; je voulois qu'on s'adrefsât à eux pour qu'il nous fiffent voir de la vanille , mais le mulâtre pré- tendoit la connoître, 8c fe vantoit de me la mon- trer. Nous mîmes donc pied à terre > 8c cherchâ- mes pendant une demi - heure à tous les arbres , mais inutilement : en vain j'attendois que mon dofteur mulâtre me montrât la plante dont j'étois fi curieux ; l'impertinent, foit malice , foit igno- rance , s'avifa de me donner pour elle un arum fcandens ( i ) à feuilles palmées, 8c dont la tige , il faut l'avouer , reffemble affez à celle de ld vanille : je lui dis qu'il n'étoit qu'un fot, 8c qu'au lieu de me faire perdre ainfi mon temps, il auroit mieux fait d'appeler un Indien. Il étoit en effet près de cinq heures du foir, 8c je mourois de peur d'être obligé de revenir fans vanille , ou de cou- cher à la ferme , ce qui m'auroit fait manquer mon départ pour le lendemain ; j'étois furieux. Enfin arrive un Indien armé d'une manchette : frère, lui dis-je, en lui montrant une piaftre forte, montre-moi de la vanille , Se ce pefos eft à toi ; il me répond froidement de le fuivre, 8c à quatre pas, fe faifant jour dans un fourré où étoient plu- fieurs arbres , 8c grimpant fur l'un d'eux , il me jette deux gouffes de vanille parfaitement mûres, (i) Gynaudria polyaudria. A G U A X A C A. 143 Se m'en fait voir une branche à laquelle pendoient d'autres gouffes encore vertes 8c deux fleurs flé- tries dont le neclarium fubfiftoit encore. Je le re- connus bien pour celui des épidendrum ( 1 ) , la forme des feuilles , des tiges 8c des fruits parfai- tement décrite, le parfum de la plante , tout me convainquit que c'étoit la vraie vanille , exacte- ment femblable à celle que j'avois vue chez D. Athenas à Vera-Crux. Tous les arbres de ce petit bofquet en étoient chargés ; j'y vis beaucoup de fruits verds, mais je n'en pris que fix, 8c quatre autres groffes, mûres ; je fis enfuite détacher de l'arbre les tiges qui y étoient accrues, je les liar bien, je les enveloppai avec les feuilles d'un arum qui ont trois pieds de largeur à la bafe ; 8c ce fagot ainfi arrangé 8c pefant plus de trente livres, je le ferrai dans mon grand fac que j'attachai fur la croupe de mon cheval. J'étois fi content de mon Indien, qu'outre la gourde que je lui avois promife , je lui donnai encore deux réaies ; lui, de fon côté, ne voulant pas me céder fans doute en genérofité, courut à fa cabane, 8c m'apporta encore trois gouffes de vanilles. Qui fut honteux ? ce fut le mulâtre, Se moi j'eus lieu de m'applaudir de ne l'avoir pas écouté. Nous remontâmes à cheval, 8c nos montures nous menèrent fi grand train, qu'à neuf heures du foir nous rentrâmes à Guaxaca. (1) Gyuaudria lUaudria. 144 Voyage Je chargeai mon condufteur de faire mille complimens 8c remercîmens à fon maître, 8c lui donnai fix piaftres pour les chevaux, 8c deux pour fon falaire, 8c je me rendis à mon auberge, où je fis entrer la vanille fans qu'on fut ce que c'étoit. Il étoit tard , je foupai feul, 8c fur la fin de mon fouper je parlai au cuifinier mon com: patriote de régler ce que je lui devois , ' 8c lui annonçai mon départ pour le lendemain; il parut fort étonné de ma réfolution , 8c me dit qu'au furplus je ne lui devois rien, qu'il m'avoit reçu comme François 8c n'avoit jamais entendu de rien gagner avec moi : je compris ce que cela vou- loit dire, 8c je lui préfentai trois piaftres , en lui demandant fi c'étoit affez, il voulut infîfter encore, en difant qu'il m'avoit reçu par amitié, 8c que je ne donnerois rien fi je voulois ; alors je lui répondis fort sèchement qu'étant François il devoit comprendre par mon extérieur Se mes manières, que je n'étois pas fait pour recevoir gratis de lui, 8c que fon état le mettoit dans le cas de vendre à tout le monde ; je crus devoir ajouter trois autres piaftres à celles que j'avois miles fur la table, en lui demandant quel- ques proyifions. Quand mon hôte vit que je le prenois fur ce ton , il ramaffa d'un air fatisfait les fix piaftres fortes, 8c me remercia fort poli- ment; peu de temps après il m'envoya ce que je lui avois demandé. Je A G U A X A C A. X45 Je m'enfermai enfuite dans ma chambre , 8c pnffai une partie de la nuit à vifîter 8c arranger toutes mes plantes à demeure dans mes coffrets; il y eii avoit • deux de confacrés à la vanille que j'avois marquée 8c mêlée avec mille autres plantes cueillies au hafard; comme j'ouvrois Se fermois fouvent 8c avec quelque bruit -toutes mes caiffes, mon hôteffe en conçut une vio- lente curiofïté, qu'elle crut fatisfaire en prenant le prétexte de me faire un petit préfent de chocolat ; elle vint à cet effet heurter trois ou quatre fois â ma porte , mais je la lui refufai toujours conftamment , elle fe laffa à la fin, 8c fe décida à laiffer fon chocolat fur une chaife dans la chambre voifine. Je ne dormis pas long-temps; à quatre heures du matin mes chevaux étant arrivés, j'éveillai mon hôte ; fa furprife redoubla, car je ne lui avois pas rendu compte de toutes mes précau- tions : mes caiffes, mon bagage, tout fut chargé en un clin d'œil, je montai fur un des chevaux 8c j'obligeai le topith à conduire les autres grand train devant moi. Il n'étoit pas encore jour quand je partis deDê'part de Guaxaca, j'en trouvois les rues excefîîvement Gua*aca' longues à caufe de mon train, qu'il me tardoit de voir échappé aux recherches 8c à la curiofité ; enfin je me vis en rafê campagne au point du jour, il faifoit très-frais, je ferrai les épaules, Si. redoublai de vîteffe ; mes chevaux fe trouvè- r4<î Voyage rent excellents , 8c nous fîmes fi bonne route, qu'à fept heures 8c demie j'arrivai à Attetla , d'où, fans prendre aucun rafraîchiffemcnt , je gagnai San juan del Rey , après avoir feulement mis pied à terre pour ramaffer quelques plantes (i). Je revis encore ma chère peuplade de Galîa- titlan , je la faluai en arrivant, plein de recon- noiffance de ce qu'elle m'avoit offert la première le délicieux fpeftacîe d'une nopalerie ; il étoit trop tard, 8c j'étois trop fatigué pour aller voir l'Indien chez lequel j'étois entré en allant à Guaxaca, je ne fongeai qu'à fouper 8c à me coucher. Je dormis peu; j'avois jugé néceffaire de donner tle l'air à mes plantes, j'en avois mis les caiffes toutes ouvertes dans la cour de la Cafa - Réale , 8c de demi-heure en demi-heure, j'allois les vifiter , dans les intervalles j'allois me promener dans le cimetière qui n'étoit pas loin de-là, un beau clair de lune dirigeoit mes pas, j'arrachois gaiement des oignons d'amarillés fur des tombeaux ; 8c me rappelant alors les nuits d'Young, je me difois à moi-même : eh (i) Il y a ici une lacune dans le manufcrit. L'auteur y rendoit compte du petit féjour qu'il dut faire à San Juan del Rey , où l'on voit par la fuite de fon récit qu'il acheta du nopal chargé de cochenille, & de fa route depuis cette pui^iade , jufqu'à Gallatithn. A G U A X A C A. 147 quoi ! ne peut-on croire à l'immortalité de l'ame fans être trifte comme ce noir dofteur ? Sur ce paffage au moins cueillons des fleurs. A deux heures après minuit je refermai mes coffres, je les rentrai 8c revins dormir jufqu'au jour. Dès que je fus levé je courus chez mon Indien ; la récolte de la cochenille étoit faite, 8c je ne pris chez lui que quatre pieds de nopals en racines pour lefquels je lui donnai fix réaies. Il eft à remarquer que je ne me chargeai de ces nopals, ainfi que des quatre autres pieds que je pris à Los-Cues , que par excès de pré- caution , 8c pour n'avoir pas le reproche à me faire d'avoir rien négligé ; cependant de tant de branches chargées de cochenilles que j'avois ache- tées à Guaxaca 8c à San Juan del Rey, 8c fur lefquelles j'avois fondé la plus ferme efpérance, aucune n'a réufli, j'ai eu la douleur de les voir toutes pourrir fucceflivement, 8c d'être obligé de les jeter dans le golfe du Mexique ; c'eft aux plants fur lefquels je comptois le moins que j'ai dû tous mes fuccès, ce font les feuls qui ayent fubfifté 8c multiplié. L'Indien qui me vendoit le nopal étoit aufli celui qui me louoit mes chevaux , Se fon fils devoit me fervir de topith ; cela me donna lieu rie caufer avec lui, 8c d'acquérir de bonnes con- noiffances fur la culture dont il faifoit fon prin- cipal objet : ce fut lui qui me donna de la K ij 14& Voyage bourre de/cocos, dont il me dit qu'on faifoit les nids des cochenilles, c'eft chez lui que j'ai vu Se fu que l'on confervoit en plein air , 8c fur la plante même, des mères cochenilles pour la fcmaille fuivante, (8c non pas comme le dit M. l'abbé Raynal (i) fur des branches détachées , 8c mifes à couvert dans des cafés ; je lui fis l'objeftion bien naturelle qu'il femble que les pluies doivent les détruire , il me répondit à cela fe tapan con pétales, on les couvre avec des nattes, dans la faifon des orages. Je pris aufli chez mon Indien, comme j'avois fait dans quelques cimetières, des boutons d'un très-beau fyringa afperifol. (i) , mais ils n'ont pas réuffi. Comme je partois avec fon fils nous rencon- trâmes près d'une fontaine fa jeune fœur qui venoit d'y puifer de l'eau ; c'étoit une brunette piquante de neuf à dix ans , aux yeux bleus , les plus beaux du monde ; je lui avois donné la veille une réale, elle s'approcha de fon frère, 8c fans lui mot dire elle lui coula fubtilement la réale dans la main ; mon pauvre frère , difoit-elle fans doute en elle-même, va courir à pied l'efpace de fix grandes lieues pour une réale que mon père encore a gardée , en lui (i) Même dans la dernière édition de fon hiltoire philo- phique. (2) Diaudria monogynia. a Guaxaca. 149 donnant feulement quatre tordillas 8c du piment pour fbn dîner , ajoutons-y cette réale , il fera meilleure chère, 8c foutiendra mieux la fatigue tk la chaleur : voilà du moins le raifonnement que je lus dans les yeux de cette aimable enfant, voilà ce que m'interprétèrent les regards d'intérêt 8c de compaflion qu'elle lançoit à fon frère , 8c les démonftrations de reconnoiffance de celui-ci : ce trait me toucha vivement, j'ap- pelai li petite , elle vint à moi toute honteufe 8c inquiète du motif qui me la faifoit appeler, je lui donnai une autre réale, en lui difant que je voulois qu'elle la gardât pour elle : la petite fe met à rire, prend la réale 8c me tourne le dos, fans me faire le moindre remercîment ; mais à quoi bon me remercier ? Eft-ce qu'elle ne rioit pas? Je réfléchis délicieufement toute la matinée fur l'amour fraternel, 8c cet événement me confirma dans l'idée que j'avois toujours eue que la tendreffe des fœurs pour leurs frères n'eft pas rare ; ce n'eft pas pour elle qu'on a dit rara concordia fratrum, C'eft en voyant de femblables traits qu'on eft porté à aimer les hommes 8c à fe réconcilier avec le genre humain, mais qu'ils font rares dans les grandes fociétés ! où les ai-je trouvés? dans les montagnes les plus efcarpées, dans les con- trées les plus reculées de l'Amérique, 8c chez des peuples prefque fauvages. A trois lieues de mon départ, je rencontrai un K; iij t$o Voyage troupeau de cinquante à foixante cochons, tous en efearpins tout neufs : oh ! pour le coup , M. l'Indien, dis-je à celui qui les conduifoit, je vois bien que ceci n'eft plus une fantaifie (i) mais une mode , une vraie mode : fort bien, allons, il ne leur manque plus que le manteau, le fombrero Se des manchettes, 8c de rire, 8c d'en avoir d'autant plus d'envie que l'Indien étoit plus grave 8c plus férieux. Arrivés à Attetlauca, je fus obligé d'aller chez le curé pour changer de l'or, il me parut grand amateur de ce brillant métal, 8c m'auroit volon- tiers changé tout ce que j'en avois. Il me fit voir les peaux empaillées de deux animaux qu'il appe- loit tigres, mais qui n'en étoient pas plus qu'ils n'etoient des ours du Mexique ; car j'en ai depuis acheté des uns 8c des autres qui font beaucoup plus petites, celles du curé avoient fix pieds de long de la queue à la tête, 8c deux pieds 8c demi de haut, la tête avoit la face, les poils Se les dents du chat, mais la couleur du poil de tout le corps étoit d'un jaune fauve fort clair 8c parfaitement uni, fans aucune raie longitudi- nale ou ocellaire; ces animaux monftrueux , que l'on difoit très-féroces 8c très-cruels avoient été tués à deux lieues du village : oh ! que n'ai-je pu m'en charger ! le curé me les auroit donnés pour de l'or. (i) Ceci annonce que l'auteur en avoit déjà vu de fem» blables, mais ce paffage eft perdu. a Guaxaca. 151 En congédiant mon topith, je lui donnai encore une réale, tant parce qu'il étoit frère de la bonne petite Indienne , que parce qu'il m'avoit bien conduit, 8c en général je ne m'aftraignois jamais à la taxe du roi pour le falaire des topiths : ces gens font fi miférables, 8c ils me paroiffoient fi bons , que je leur donnois tou- jours une ou deux réaies de plus , lorfque j'étois content d'eux. Je repaffai encore les mille paffes du fleuve de Las Bûchas avec le même ennui 8c la même impatience, mais avec moins de défàgrément, étant mieux monté ; je ne pus cependant arriver qu'à la nuit à D. Dominquillo, 8c j'y trouvai encore ma proceflion du jubilé , car il étoit dit que , de Paris au Mexique, je n'en man- querais pas une : celle-ci m'intéreffa, le chant des jolis falve Maria que j'ai noté, eft véritablement de bonne mufique ; on les débitoit en chœur en bons accords , Se faits pour charmer les oreilles les plus délicates. Quand la juftice 8c la paix fatiguées de vivre au milieu des mortels , dont elles recevoient chaque jour de nouvelles offènfes, abandonnèrent à jamais ces hôtes ingrats , on a cru qu'elles s'étoient envolées au ciel, d'où elles étoient defeendues : on s'eft trompé , après avoir par- couru les différens points de l'univers, toujours errantes , toujours inquiétées ; elles fe font re- tirées dans un coin de l'Amérique feptentrionale , K iv 152 Voyage à D. Dominquillo même : ce pauvre petit hameau fi charmant par fa fituation , par la pente d'un coteau au confluent de Rio Grande 8c de Las Bueltas, leur parut digne d'être honoré de leur préfence; 8c c'eft-là que j'ai reffenti les dou- ces influences de ces aimables divinités. Voici à quelle occafion : pendant que je fou- pois, j'avois fait venir un topkh avec qui j'avois fait prix pour avoir des chevaux, 8c être con- duit à Quicatlan ; le fripon eut l'adreffe de me tromper de trois piaftres , fans que je m'en apperçuffe ; fon air vif 8c ingénu, 8c peut-être les foins dont j'avois la tête embarraffée fe réunirent pour me furprendre : le cafero s'en étoit apperçu , 8c me le fit remarquer , mais le topith étoit déjà loin avec mon argent ; j'étois mortifié d'être fa dupe, 8c je fis des reproches au cafero de ne m'avoir pas prévenu plutôt ; mais je ne fongeois plus à mon argent. Cepen- dant après la proceflion , me promenant fur la place publique, je vois venir deux Indiens, por- tant chacun un bâton de fix pieds de haut, fur l'extrémité duquel leurs bras élevés appuioient la main ; j'y faifois peu d'attention, lorfque j'entendis crier trois fois en mexicain, Se don- ner trois coups de fifflets : à l'inftant même arrive mon topith tout efoufflé , 8c faifant de grandes révérences aux hommes à bâtons, mar- ques diftinftives de leur jurisdiftion, c'étoient en effet l'alcalde 8c fon affeffeur. Comme je A G U A X A C A. 153 les vis s'avancer vers moi , je leur épargnai la moitié du chemin, ils interrogèrent grave- ment mon topith en ma préfence, fur le nombre de chevaux que j'avois demandé, 8c fur le prix qu'il avoit exigé. Il avoua tout à l'exception de deux réaies: ils me demandèrent enfuite com- bien j'avois débourfé ; je le leur dis au jufte : s'étant retournés encore vers le topith, ils vou- lurent favoir de lui s'il m'avoit montré le tarif, il confeffa qu'il ne m'en avoit pas parlé, alors l'alcalde le réprimanda févèrement , quoique froidement : i°. d'avoir exigé de moi plus que ne le permet l'ordonnance : z°. d'avoir accufé deux réaies de moins qu'il n'avoit réellement reçu. Pendant qu'ils parloient, je diftinguai à l'aide du clair de l'une les traits de ces fîmples officiers ; je n'y remarquai ni colère ni indi- gnation , pas la moindre trace de paflîon n'al- térait leur vifage. Impaflîbles comme la loi, ils jugeoient 8c prononçoient comme elle, 8c jamais fénateurs, confeillers , préfidens ,. en fimarres, en fourrures , en robes rouges ou noires , en bonnets carrés ou en mortiers, n'ont pu avoir un air fi augufte 8c fi refpeftable que ces pau- vres Indiens tout déguenillés. Après avoir convaincu le coupable par Ces pro- pres aveux, ils lui firent rendre la fomme entière qu'il avoit reçue; puis étant entrés dans ma chambre, où j'avois de la lumière, ils voulurent calculer ce qui lui revenqit légitimement ; mais 154 Voyage peu au fait de manier de l'argent ils n'y p en- voient réuffir , je fus obligé de m'en mêler , 8c leur ayant fait voir bien clairement que j'avois donné trois piaftres 8c deux réaies plus que je ne devois, l'Alcalde me les rendit 8c remit le fur- plus au Topith, en lui enjoignant de tenir mes chevaux prêts pour l'heure que j'avois indiquée : j'étois dans l'admiration, je croyois rêver, une juftice fi fimple, fi prompte, 8c fi bien admi- niftrée me paroiffoit un fonge : dans mon enthou- fiafme je donnai une piaftre au Cafero, qui par fa dénonciation m'avoit procuré ce fpeftacle inté- reffant , je priai l'alcalde de garder les trois piaftres 8c deux réaies , objet du procès, pour diftribuer aux pauvres du lieu ; j'aurois donné mille piaftres pour éternifer la mémoire de ce bel afte d'équité ; car il ne faut pas fe le diffi- muler , le moyen d'obtenir des hommes des exem- ples de fageffe 8c de vertu, c'eft d'honorer 8c de récompenfer jufqu'aux plus petites aftions qui en portent l'empreînte ; les hommes fe conduifent toujours par quelques motifs d'intérêt, 8c quel intérêt plus noble que de vivre à jamais dans l'eftime de fes concitoyens, 8c de la poftérité ! Louons donc les belles aftions, nous en verrons naître une foule d'autres. Je m'allai coucher avec ces douces idées, elles me procurèrent un bon fommeil jufqu'au lende- main , mais à deux heures du matin voulant faire une grande journée , j'éveillai mon topith : le a Guaxaca. 15^ coquin avoit de l'humeur, je m'en apperçus au paffage de Rio-Grande ; j'y voyois nager un ani- mal, dont la tête hors de l'eau me paroiffoit celle d'un crocodile ou d'un caïman, quoique le mufeau n'en fut pas fi allongé ; je demandai à mon condufteur ce que c'étoit ; le malin, au lieu de me répondre, prit une pierre 8c la lança fi adroitement, quoiqu'à plus de quatre-vingt pas, fur la tête du monftre, qu'il plongea 8c dis- parut fans retour : je l'en punis à la dînée, en ne lui donnant ni à manger ni le pour boire que j'avois coutume de donner à tous. Arrivés à Quicatlan à neuf heures, j'y fis pro- vifîon de pain, 8c j'en repartis à dix, je paffai fans m'arrêter devant le corps-de-garde des em- ployés; leur chef, dont j'avois ' captivé à mon p.e:nier paffage les bonnes grâces, foit à. raifon de cela, foit qu'il fût occupé à compter des" mulets chargés pour Guaxaca , ne penfa guères aux miens, le chef, dis-je, fit figne à mon topith de pnffer fans décharger fes caiffes ; je lui ferrai la main en figne de remercîment, 8c piquai des deux. A midi, fous la zone la plus brûlante, le foleil prefque à fon zénith, je graviffois à pied cette terrible 8c fatigante montagne d'Acquiotepeque ; j'avois befoin pour fupporter tant de fatigues de fonger à mes bons 8c fidelles amis de France , c'étoit ma recette ordinaire ; je les avois pré- fens fans ceffe à mon idée , je converfois avec eux; oh! fi vous pouviez me voir ici, leur difois- 156 Voyage je , lutter contre tant d'obftacles réunis , vous fauricz alors à quel prix je mets votre eftime. J'atteignis enfin le fommet de la montagne à une heure 8c demie fonnante, à Quicatlan que je voyois encore; à trois heures j'étois arrivé au bas fur les bords de Rio-Grande ; c'eft là que j'ai vu pour la première fois de la cochenille fylveftre, fur un cafte épineux à feuilles prefque rondes ( 1 ), j'en emportai deux articles que j'ai long-temps confervés en mer, mais qui fe font pourris enfuite. J'avois fait ma provifîon de pain, mais cela ne fuffifoit pas ; je me rappelois le mauvais gîte où j'allois repaffer ; fort heureufement je rencontrai fur la rivière un Indien qui venoit de pêcher , il me dit avoir une truite, mais cette prétendue truite étoit un mulet qui fe trouva délicieux. Pendant qu'on me changeoit de chevaux à Aquiotepeque, j'arrachai fur les bords d'une fon- taine un pancratium foliis Ungulatis ftricliffimis (2), que je cultive au Port-au-Prince ; mais cette fois ma curiofité ou mon imprudence ( car je me fer- vois de mes mains) penfa me coûter cher, un ferpent de quatre pieds de longueur, de couleur jaunâtre, fortit de la terre que je venois de fouil- ler; mais fans me faire le moindre mal, il fe coula fous d'autres tiges; c'eft le premier que (1) L'auteur voit pour la première fois de la cochenille flreftre. (2) Hexaudria monogynia. a Guaxaca. 157 j'aie rencontré dans mes herborifations dans le continent de l'Amérique. Plus loin, en repaffant Rio-Grande, je trouvai un liliacée à tiges plus baffes, mais qui fe trouva le même que celui que j'avois pris fur les bords de la fontaine d'Aquio- tepeque. Je n'arrivai à Los-Cues qu'à neuf heures S-c demie du foir, je mourois de faim, 8c mon poif- fon me fut de la plus grande utilité, je pus même en donner un morceau à mon topith, qui n'avoit trouvé dans toute la peuplade que deux tordillas d'un mahys bleu, Ci reffemblantes à des feuilles d'ardoife, qu'il fallut que j'en goû- taffe pour me convaincre que ce n'en étoit pas ; il avoit aufli quelque peu de chillé. Le lendemain jour de la Trinité, je me pro- pofai, comme c'étoit la dernière fois que je devois rencontrer des nopaleries, de faire encore quel- qu'emplette de nopal 8c de cochenille ; pour cette fois, bien inftruit par mon francifcain, je cher- chai des nopaleries, 8c j'en trouvai bien facile- ment ; il y en avoit même une près de ma café : celle-là paroiffoit n'avoir pas été femée, tant il y avoit peu de cochenille : je paffai dans une autre où il y en avoit beaucoup de jeunes plants en racines, 8c chargés de cochenille fine; j'aurois défire pouvoir en acheter, mais le maître étoit à la meffe; je trouvai dans une troifième des femmes qui confentirent à m'en vendre huit branches richement chargées pour dix réaies ; I58 VOYAGli c'étoit un peu cher, flirtout eu égard au prix que m'avoit demandé mon bon nègre de Gua- xaca , mais elles me firent obferver qu'il y avoit au moins douze onces de cochenille fur les nopals, 8c d'ailleurs j'en avois befoin ; je vis encore la nopalerie d'un pauvre homme qui faifoit fécher des graines de caftes pour en faire du pain; fon jardin n'étoit planté que depuis quinze mois, je lui achetai fix petits plants en racines moyen- nant fix réaies ; il m'en auroit pu fournir bien davantage, 8c m'auroit même à ce prix vendu tout fon jardin, mais je regorgeois de ces richef- fes , 8c j'eus quelque peine à ranger mon der- nier lot. J'en vins pourtant à bout, 8c je partis monté, comme toutes mes caiffes, fur un âne qui me rendit à Santo-Antonio , à midi, fuivant l'eftime que j'en fis dune manière affez finguliere ; je remarquai que les oreilles de mon âne, de-çà 8c de-là, eft 8c oueft-nord 8c fud, 8c en tous fens faifoient toujours ombre l'une Se l'autre fur la terre, à égale diftance de la tête 8c du corps, dont l'ombre tomboit perpendiculairement fous le ventre de l'animal, 8c comme le foleil. étoit à fon zénith, j'en conclus qu'il étoit midi: ce méri- dien de nouvelle 8c plaifante invention me fit un peu rire à part-moi, 8c charma quelques inf- tans mes ennuis 8c ma fatigue. J'avalai à Santo Sebaftiano deux œufs frais, Se repartis à rinftant fur d'excellens chevaux , A G U A X A C A. I59 mais celui que je montois étoit indomptable, Se n'avoit pas de bride, ce dont je ne m etois ap- perçu qu'à la fortie du village ; tout alla bien cependant jufqu'à Santo-Antonio, trois fois j'étois defcendu pour cueillir des femences de plantes, 8c trois fois j'étois remonté paifiblement, mais à la quatrième, l'animal ombrageux fe dreffe fur fes pieds de derrière, 8c m'appliquant rudement ceux de devant fur l'eftomach, il me renverfe , me donne encore une ruade 8c s'échappe au galop ; 5e crus que c'étoit fait de moi, 8c le peu de fentiment qui me reftoit fut pour ma chère coche^ nille : je jugeai qu'elle alloit encore relier enfè- velie au Mexique, 8c qu'elle étoit perdue pour ma patrie, cette idée penfa m'achever ; cepen- dant la refpiration s'étant rétablie infenfiblement, 8c ma poitrine ayant pris quelque reffort, je jugeai que je ne devois pas encore dire mon in manus. Je raffemblai mes forces 8c je me levai, quoi- qu'avec quelque peine, en concluant de ce qui venoit de m'arriver, qu'un botanifte doit voya- ger à pied. Je ne m'avifai point de courir après mon cheval , il n'emportoit aucun de mes effets , 8c je ne me ferois pas avifé de le remonter quand je l'aurais retrouvé ; je le donnai donc de bon cœur à tous les diables , 8c continuai ma route tout doucement à pied , fort heureux d'en être quitte pour quelques écorchures 8c pour lia habit déchiré. k 160 Voyage J'avois en vain appelé mon topith, il couroit à toute bride, 8c quand j'arrivai à San Francifco je le trouvai rendu depuis une heure; je lui contai mon aventure, 8c je craignois beaucoup qu'il ne voulût me faire payer le cheval égaré, mais il fe contenta d'un billet qui le juftifioit de ne point le ramener , je le lui donnai en motivant le caraftère vicieux de l'animal, 8c le défaut de bride. Je gratifiai en outre mon con- dufteur d'un tringuelt de quatre réaies. J'eus foin de me pourvoir le lendemain de chevaux plus doux 8c mieux enharnachés , 8c j'arrivai vers dix heures, du matin à la vue de Theguacan ; j'avois remarqué dans ma route une nicotiane à feuilles étroites (i) 8c pointues qui infeftoit les bleds de cette belle plaine. J'aurais bien voulu la contourner comme j'avois fait en allant, mais il n'y avoit pas moyen avec tout mon bagage, 8c le topith ne voulut jamais y confentir ; il fallut donc fe réfoudre à la traverfer, elle m'a paru déferte, 8c je la comparais à ces villes enchantées, qui femblent tomber des nues, lorfqu'un magicien des plus redoutables pour moi vint faire ceffer fort défagréablement cet enchantement qui me plaifoit tant. C'étoit. un grand efcogrife d'em- ployé , monté fur un excellent cheval, muni de piftolets aux arçons de devant 8c de derrière, (i) Pentendria monogynia. qu» A G U A X A C A. 16*1 qui venoit m'ordonner de par le roi de retourner à la douane ; je lui répondis de fort mauvaife humeur que je me foumettois volontiers aux ordres du roi , mais qu'il auroit bien pu ne pas me laiffer traverfer toute la ville pour me forcer enfuite à revenir fur mes pas ; j'avois la mort dans le cœur , ce mot de douane m'avoit troublé la tête, tout eft perdu difois-je en moi- même ; il faudra que j'ouvre toutes mes caiffes, mes larcins vont paroître au grand jour, il peut y avoir des loix qui défendent d'emporter de la cochenille fur des feuilles de nopal, cela doit même entrer dans la politique d'un peuple jaloux de fe maintenir dans la poffeflîon exclufive de ce commerce : fi cela eft, tous mes tréfors vont être ravis , confifqués- ; quelle douleur ! quelle honte ! déteftable rencontre ! voyage infor- tuné ! J'étois dans un état affreux, cependant il faut avouer que quelquefois la préfence du danger donne des reffources fur lefquelles on ne comp- toit pas foi-même ; en arrivant à la douane je pris mon parti fubitement, j'entrai d'un air aifé, 8c témoignai beaucoup de mécontentement de la courfe qu'on me faifoit faire fi mal-à-propos; je trouvai dans le bureau deux Efpagnols, dont l'un qui étoit le direfteur me raffura tout à coup par la manière affable 8c prévenante dont il me reçut; je lui dis que j'étois botanifte, que je venois de recueillir des plantes médicales L i6z Voyage dans toute la province , que mes malles en étoient pleines, 8c que je n'emportois rien autre chofe ; j'ajoutai que je le priois de les vifîtcr , 8c de m'expédier promptement n'ayant pas un moment à perdre pour me rendre à Vera-Crux où je devois m'embarquer auflîtôt. Le direfteur me répondit que cela fuffîfoit, 8c il entama avec moi la converfation la plus fatisfaifante ; cependant je faifois toujours ouvrir mes caffettes quoique malgré lui , mais pour fatisfaire 8c braver même fon fécond qui paroif- foit curieux 8c inquiet : en voyant les premières caiffes où il y avoit de la vanille qu'il ne con- noiffoit pas avec mille autres herbes 8c racines qu'il ne connoiffoit pas davantage , il hauffoit les épaules en riant ; j'en ouvris qui renfermoient de la cochenille mafquée par d'autres plantes mêlées : il la reconnut, aquifta grana, voilà de la cochenille, dit-il d'un ton étonné ; mais où je remar- quai cependant un air d'indifférence qui ne me fit rien augurer de défavorable ; j'affeftai la même indifférence en lui répliquant ; il remar- qua enfuite les doubles fonds 8c crut avoir trouvé comme on dit la pie au nid , il me le témoi- gna même par un coup-d'œil qui me fit entendre qu'il vouloit bien fermer les yeux fur des chofes qu'il ne pouvoit voir , fans que cela tournât à mon défavantage ; mais devenu téméraire par la certitude que je venois d'acquérir qu'on n'en vouloit point à ma cochenille, je fis fauter A G U A X A C A» îô"3 les doubles fonds , les layettes 8c autres bois de féparation, alors parurent encore des nopals avec d'autres plantes précieufement empaque- tées dans de beau papier blanc. Pourquoi ces nopals 8c ces cochenilles me dit-il ? Pour faire un onguent. Pour quel mal ? Pour la goutte. Oh ! voyez donc s'écria -1 - il ; mais ce qui le furprit 8c le fit rire davantage, ce fut de voir dans ma colleftion des noyaux de fruits les plus communs du pays, 8c des femences de mauvaifes herbes. Alors le directeur me força de refermer toutes mes caiffes, je ramaffai jufqu'aux moindres feuilles qui en étoient forties, mais avec tant de foin qu'ils ne doutèrent point que je n'y attachaffe infini n^at plus de prix qu'à la cochenille; ils ne fe laffoient pas de voir un François venir de fi loin pour arracher les mauvaifes herbes de leur pays , 8c ils avouoient qu'il n'y avoit pas un Efpagnol capable d'un tel effort de cou- rage ; en me promenant je voyois dans la cour fécher au foleil des fruits d'une efpèce de cafte qui n'étoient pas plus gros que des graines de raifin de Corinthe, je demandai à mon tour à quoi bon cela ? Pour faire des tartres me dit l'employé. Il m'invita à en goûter, je les trouvai délicieufes, 8c j'en gardai des graines. De tout ce qu'il avoit vu le direfteur décida dans fon ame que je devois être un grand doc- teur , 8c en conféquence il me pria de voir un Lij 164 Voyage de Ces amis malades ; je lui dis qu'à moins qu'il ne s'agit de la vie du roi, je ne pouvois m'ar- réter, 8c je lui demandai tout de fuite à qui je devois m'adreffer pour avoir des chevaux; il me répondit que cela regardoit l'alcalde major. Cette circonftance me déplut , je craignois une féconde inquifition , 8c je ne pouvois efpérer de me tirer toujours aufli bien d'embarras que je venois de le faire : cependant il n'y avoit pas moyen de reculer, je me rendis chez lui : je le trouvai travaillant avec un homme habillé de noir que j'avois pris d'abord pour l'alcalde ; je ne tardai point à voir que je m'étois trompé. D. Marcos Chopin , chevalier de l'ordre de St. Jacques, gouverneur de Theguacan , 8c alcalde major, m'avertit lui-même que c'étoit à lui que je devois m'adreffer ; il me parla avec autant de politeffe Se d'urbanité que le plus aimable des François, 8c ordonna fur le champ à un alguazil de m'aller chercher des chevaux : je recommandai qu'ils fuffent bien doux 8c bien bridés, 8c je lui racontai mon avanture ; il en rit de bon cœur, 8c me dit, vous n'êtes donc pas bon cavalier ? Pardonnez-moi, lui répondis- je , mais mon cheval étoit très-mauvais. Il fe trouva par hafard une glace devant mes yeux, 8c m'y voyant fâle 8c déchiré comme j'étois, je ne pouvois affez m'étonner 8c me féliciter du peu de difficultés que j'avois éprouvé. En France on m'auroit pris pour un voleur de grand che- a Guaxaca. 16*5 min , 81 la maréchauffée m'auroit arrêté ; au Mexique on ne me demandoit pas même de paffe- port ; je ne favois à quoi attribuer cet avantage, il fe peut qu'il y eut un peu de l'inertie 8c de la négligence de la nation , mais il y avoit aufli fans doute de la générofité 8c de la confiance à ne pas juger un homme, un voyageur, fur Ces habits; ou peut-être tout fimplement fe repofe - t - on fur les gouverneurs des villes frontières du foin de ne permettre l'entrée du royaume qu'à ceux qui font Caftillans ou munis de bons paffeports. L'alcalde-major, quoiqu'il en foit, me fit auffi bonne mine que fi j'euffe été bien peigné ; il me fit même une petite niche dont il s'amu a beau- coup fans doute , 8c dont je ne pus moi-même m'empêcher de rire , ce fut de m'envoyer chez le fermier du tabac qu'il me dit être malade Se françois , deux raifons pour lui offrir les fecours de mon art. J'eus beau m'en défendre, fur ce que n'étant aggrégé à aucun collège de médecine dans la Nouvelle - Efpagne , cela pourroit m'attirer quelque fâcheufe affaire ; il infîfta, 8c me dit qu'il prenoit tout fur lui : mais quelle fut ma furprife de trouver mon cher compatriote dans le meilleur embonpoint 8c avec le teint le plus vermeil ! Je ne pus au refte lui arracher un mot de françois ; 8c quand je lui expliquai le fujet de ma vifite , il me dit froidement en efpagnol, que l'alcalde pouvoit garder pour lui tous les remèdes 8c les médecins, 8c que quant à lui il n'en avoit aucu- L iij i66 Voyage nement befoin. Je fus bien aife d'aller rendre compte au gouverneur de ma miflion, il me reçut plus froidement que la première fois, fans doute pour cacher fon jeu , mais il rioit fous carje ; il me croyoit fa dupe, Se je le lui pardonnai , en fongeant combien plus il étoit la mienne. Je paffai de-là chez fon fecrétaire pour le prier de me changer de l'or, 8c je m'apperçus que cela faifoit un bon effet ; car dans ce pays, comme dans ma chère patrie , on aime l'or , 8c il donne beaucoup de relief à ceux qui en pofsèdent. Dès que j'avois de l'or, j'étois affez bien habillé, 8c le fecrétaire ne m'accueillit pas moins bien que l'alcalde ; je le trouvai homme de bon fens , 8c qui fentoit le mérite des courfes françoifes, 8c leur utilité ; il me queftionna fur l'état des fcien- ces oc des arts en France , 8c me demanda com- bien il y avoit d'académies ? Quand je lui dis qu'il y en avoit cinq ou fix dans la capitale , 8c plus de vingt dans les provinces, il ne pouvoit reve- nir de fon étonnement, il en étoit muet d'admi- ration. L'heureux pays ! s'écrioit - il, l'heureux pays ! ... Il avoit raifon Se mille fois raifon. Quels font les autres pays où les fciences 8c les arts fleuriffent au même degré i où la vérité , où les connoiffances de tous les genres foient plus à la portée de tout le monde ? Que de reffources à Paris ! 8c pour l'homme curieux qui ne veut qu'effleurer les objets, 8c pour l'homme ftudieux qui veut tout approfondir ! Des bibliothèques pu- a Guaxaca. 167 bliques 8c particulières , des académies, des fociétés d'amateurs où l'on cultive les lettres, des modèles, des chefs-d'œuvre dans tous les genres, voilà ce qu'on trouve dans la capitale de la France, 8c ce qu'on ne trouve que là. Voulez - vous en fentir tout le prix ? Voyez les nations voifines , nos rivales font obligées de nous le céder fur ce point ; 8c tout en leur rendant juftice à beaucoup d'égards, nous avons à celui-là toujours à regret- ter chez elles notre chère patrie. De chez le fecrétaire je paffai chez l'alguazil qui devoit me fournir des chevaux, 8c ne voulant pas défemparer que je ne les viffe, je fis dire au direfteur , qui m'avoit engagé à dîner , de ne pas m'attendre. Je me fis fervir un morceau que j'avalai avec beaucoup d'appétit , mais qui m'eut paru encore meilleur dans un autre endroit ; il fe trouvoit que cet alguazîl étoit concierge de la prifon royale ; ainfi je dînois précifément entre les deux guichets , entouré de gardes; dans un lieu dont tous les ornemens étoient des trouffeaux de clefs, des verrouils 8c des chaînes ; dans un lieu où je n'entendois que des cris, des gémiffe- mens , 8c où je voyois les larmes d'une foule de malheureufes Indiennes qui venoient confoler un père ou des frères. Dès que les chevaux furent arrivés je courus à la douane charger mes effets, j'effuyai quelques reproches de la part du direfteur, 8c de nouvel- les inftances pour voir fon ami malade ; il eft fur L iv i<58 Voyage votre route, ajouta-t-il, à quatre lieues d'ici. C'eft Dom Joachim de VArmoral de Caflille : Grand-Dieu m'écriai-je! j'irois me détourner, m'amufer pour cet homme qui m'a traité fi indignement ! Le ciel m'en préferve, 8c là-deffus je racontai au direfteur ma vifite chez D. l'Armoral ; fon refus humiliant de me voir, 8c le refte de mon aven- ture : j'ajoutai cependant que par pure confidé- ration pour le direfteur, je confentois à conful- ter fa maladie à Theguacan s'il vouloit l'envoyer chercher, mais que pour mettre le pied chez lui, c'eft à quoi je ne donnerais jamais les mains : le direfteur étoit confterné, mortifié, & me fit mille excufes pour le malade, 8c même il abandonna entièrement fa caufe, 8c n'infifta plus ; c'eft ainfi que j'eus mon tour, 8c que fans être médecin j'eus l'avantage de venger la médecine offenfée eh ma perfonne ; je partis enfin, 8c le garde de la ferme m'accompagna jufques hors les faux- bourgs , foit par , politeffe , foit pour être sûr que je prenois le chemin de Vera-Crux. Je me croyois échappé des galères, je com- mençois à refpirer, mais je n'ufai de ma liberté que pour m'éloigner précipitamment ; malgré l'exceffive chaleur j'arrivai à Chapuleo à quatre heures après midi ; la chaleur, la foif, m'avoient encore engagés à boire de l'eau de la rivière de Theguacan, elle me fit le même effet que la première fois : j'eus ce jour là un fpeftacle bien nouveau 8c bien curieux pour moi, celui d'une a Guaxaca. 169 montagne de neige fur la zone torride ; c'étoit le volcan d'Oriflava, bien dégagé cette fois de nuages, 8c que je découvrais en plein, quoiqu'à une diftance de plus de dix lieues ; fa figure de ce coté eft [exactement celle d'un pain de fucre, 8c elle ne paroiffoit qu'à un quart de lieue de Chapuleo. On ne pourra pas croire le plaifir que me fit la vue de cet amas de neige mal- gré la chaleur de l'atmofphère où j'étois, il me fembloit en être rafraîchi ; l'eau comme l'on dit m'en venoit à la bouche, 8c je me perfuadois que j'aurois avalé toute cette neige fi j'avois pu la faifir. Je me préfentai tout de fuite chez l'alcalde, dont la maifon fuivant l'ufage étoit en face de la prifon, il fit chercher des chevaux pour moi, 8c comme on n'en trouvoit pas, il alloit comman- der des hommes ; huit Indiens chargés de deux cent livres pefant chacun , auroient tranfporté tous mes effets par de-là l'une des plus hautes montagnes du pays, pour le même prix que l'oni paye pour des bêtes de fomme ; cette idée me: révolta, je conjurai l'alcalde de patienter, j'au- rais mieux aimé ne partir de huit jours, que de voir un fpeftacle fi trifte 8c fi humiliant, fuivant moi, pour l'humanité; cependant on trouva à la fin des ânes pour mon train, 8c un cheval pour moi; je payai d'avance, 8c je demandai que toiit fût prêt pour le lendemain à trois heures du matin. 17® V o y a g a Après ces précautions je me promenai dans le village, j'y refpirois une fraîcheur égale à celle d'Europe; j'entrai chez un bon Indien, dont le jardin étoit rempli de poiriers ; je mangeai tout de fuite une douzaine de poires, moins groffes 8c moins bonnes que le rouffelet ; je trouvai dans un autre l'efpèce de cerifes nommée cappuline , dont je gardai des noyaux; dans un troifième on me montra des vers à foie, 8c ces bonnes gens furent émerveillés de voir que je connoif- fois cet infefte ; après ces courfes je rentrai chez moi ; je mangeai un poulet étique, Se après avoir ouvert toutes mes caiffes pour leur donner de l'air, je me couchai; fur quoi? je le donne en cent à deviner, fur une porte de prifon de rechange : ces portes font faites comme les caille- botis des écoutilles d'un navire, voilà ce qui compofoit l'unique châlit de la café royale, cela pouvoit s'appeler voltiger autour du feu, 8c je craignois bien d'y brûler mes aîles ; cela me rappela les beaux vers du cavalier Mariai ; corre la vaga far/alla al chiaro lume..... Se je m'en- dormis affez doucement , quoique fur un mau- vais lit, après avoir chaffé mes triftes idées &e mes vaines craintes, 8c m'être jeté dans les bras de la Providence. Un froid exceflîf me réveilla le lendemain matin a l'heure que j'avois indiquée; je réfolus de*-marcher pour me réchauffer, mais au jour, comme nous montions, je fautai fur ma haridelle a Guaxaca. 171 pour me repofer. O combien de plantes rares Se curieufes je revis encore ! Sed omnes illacrima- biles urgentur longa nocle..... Au haut de la mon- tagne je rencontrai trois litières qui formoient le train d'un Efpagnol de quelque confidération ; les deux premières étoient occupées par des fem- mes 8c des enfans : la troifième étoit plena ipfo, pleine de lui-même ; ils avoient ainfi gravi la montagne, quelqu'efcarpée qu'elle foit du coté d'où ils venoient. Ce jour-là le volcan étoit enveloppé de nua- ges , je ne pus le voir. J'arrivai à Aquulfingo à midi, 8c j'en repartis une heure après, mais à petits pas ; je voulois n'arriver à Orriffava qu'à la nuit fermée, non feulement pour éviter d'être vifité, mais pour n'être pas confulté par les gardes du tabac ; mais hélas ! on ne peut échapper à fa deftinée. J'arrivai à Orriffava, comme je me l'étois pro- pofé, à la nuit; le corps-de-garde que j'avois vu à la droite étoit fermé, 8c je croyois paffer fans méfaventure ; mais il y en avoit un autre à gauche auquel je n'avois pas fait attention ; on arrêta mon cheval par la bride, nouvelles tran- fes, quoiqu'un peu moins vives qu'à Theguacan ; je commençois à m'aguerrir , je m'arrête 8c je débute par ma formule ordinaire : Meffieurs, je fuis botanifte, je n'ai que des herbes, 8c rien contre les loix de l'état ; je fus interrompu par le chef de la bande qui faute à mon cou, 8c ijz Voyage s'écrie ; ah ! Monfieur, vous voilà, vous voici ! vous avez été long - temps abfent ; d'où venez - vous donc? Ange tutélaire, c'eft vous qui avez guéri le chef de l'autre corps-de-garde , au nom de Dieu venez voir ma femme. — On devine aifé- ment à ce début qu'il ne fut plus queftion de vifiter mes effets, mais il fallut de mon côté que j'euffe la complaifance de voir la malade 5 c'étoit une jeune femme, que cette funefte mala- die qu'on dit originaire de l'Amérique avoit réduite aux dernières extrémités ; je ne le déguifai point à fon mari 8c à fes parens, 8c je nommai la maladie par fon nom, mais elle eft fi commune dans ce pays-là, que cela n'effaroucha perfonne ; j'ordonnai quelques palliatifs, 8c je promis de reve- nir ; après avoir raifonné de manière à enchanter les fpeftateurs, je fus reconduit comme un rare perfonnage ; je n'en fus pas plus vain, 8c je n'emportai qu'un fentiment de douleur, en fon- geant aux funeftes effets de ce poifon redoutable. Le lendemain je ne fongeois qu'à partir, mais ayant été retardé par la faute de l'alguazil, j'eus occafion de paffer devant une boutique où je vis de très-belles peaux de tigres d'Afie ; j'en achetai quatre pour des houffes de chevaux , que je me propofois d'envoyer à mon père, 8c deux petites de chats tigrés, propres à faire des man- chons de femmes, que je deftinois à ma fœur , mais les mittes ayant endommagé les unes 8c les autres, je fus obligé de les vendre, 8c je me A Guaxaca. 173 vis ainfi privé du plaifir d'offrir à mes chers parens un petit tribut de ma reconnoiffance 8c de mon fouvenir. Je les ai vendues une piaftre chacune au Port-au-Prince, 8c elles m'avoient coûté quatre réaies l'une dans l'autre. D'Orriffava je me rendis à Vilîa-Cordoua, où j'arrivai à midi, après avoir été vifité , mais très - fuperficiellement ; je fis un très - mauvais dîner dans une très-mauvaife auberge ; mais j'y vis un tableau curieux, il repréfentoit un jeune Caftillan, voyageur, à table dans cette hôtellerie: derrière lui étoit un jeune nègre , qui d'un piftolet chargé de trois balles s'amufoit à percer un Chrift en peinture pendu au mur ; mais, ô prodige ! on voyoit fortir le fang de la bleffure en fi grande quantité qu'un énorme cuvier s'en trouvoit rempli : tout cela étoit arrivé dans cette hôtellerie, 8c l'hôteffe me le jurait avec des fer* ments effroyables ; je n'entrepris point de la contredire , je lui demandai feulement avec beaucoup de fang-froid, ce qu'elle avoit pu faire de tout ce fang, elle ne fut pas m'en rendre raifon. Je la quittai pour avoir des chevaux, 8c je ne pus en obtenir qu'en promettant une piaftre à l'alguazil chargé de ce diftrift ; il étoit tard, je ne pus arriver à San Severo que de nuit, j'y delcendis chez l'épicier qui m'avoit reçu à mon premier paffage; mon premier foin fut de l'engager à me procurer des chevaux, je ne 174 V O Y A G L pouvois efpérer d'y réunir moi-même dans l'obf- curité d'une nuit très-noire, 8c dans les détours de cette peuplade dont les maifons font comme enterrées dans les haliers ; je promis deux piaf- tres de récompenfc à mon hôte s'il m'en trou- voit, mais le fainéant ne voulut jamais fortir, ni gagner avant de fe coucher 8c en un mo- ment une fomme qu'il n'avoit pas gagnée peut- être dans toute la femaine. Rien n'eft compa- rable à l'ignorance, à la fottife , 8c à l'orgueil de ce perfonnage 8c de fon frère ; ils rioient comme des imbécilles de ne me voir rapporter de mon voyage que des plantes, 8c de ce que pour des chofes de fi peu de conféquence à leurs yeux, je m'expofois journellement à périr de fatigue 8c de faim. Je fus donc obligé d'aller moi-même chez l'alcalde à travers les brouffailles ; c'étoit un nègre, je le trouvai malade, je priai fa femme de s'intéreffer pour moi 8c je lui donnai fix réaies , avec promeffe d'une récompenfe plus confidérable fi elle réuffiffoit ; mais foit orgueil ou pareffe, lorfque j'y retournai quelques heures après , l'alcalde me dit qu'il n'y avoit pas de chevaux; j'enrageois 8c je foupçonnois que ce pareffeux n'en avoit feulement pas cherché ; pour m'en convaincre je redemandai fans façon à fa femme les fix réaies que je lui avois données, elle ne fit aucune difficulté de me les rendre , ce qui dénotoit chez elle beaucoup de bonne a Guaxaca. 175 foi 8c de délicateffe : de la bonne foi, car il lui étoit bien facile de foutenir qu'elle avoit cherché les chevaux; de la délicateffe, en ce qu'elle crut ne pouvoir garder une fomme qui lui avoit été donnée pour une deftination qu'elle n'avoit pas remplie. Enfin je fus obligé de retourner chez mon nègre boiteux (1); il confentoit bien à me con- duire à la Punta, mais je voulois avoir des che- vaux jufqu'à monte Calavaca , il jura de ne me mener que jufqu'à la Punta, 8c moi je jurai de mon côté, mais à part moi , que fi je ne trouvois pas de chevaux à la Punta, je le for- cerais à continuer fa route jufqu'à Calavaca. Nous ne partîmes qu'au point du jour ; toute la route , dans la gorge que nous traverfions depuis Orriffava jufques là, eft tracée par une tranchée de cent 8c cinquante toifes de large, 8c coupée anciennement par des fortins 8c redou- tes , 8c des maifons fortes, dont on voit encore des veftiges en maçonnerie. C'eft une porte du Mexique, qui a été autrefois plus fréquentée que ne l'eft aujourd'hui le chemin de Xallappa à Vera-Crux ; à la place , ou tout près de ces anciennes redoutes, font conftruits les corps-de- garde-tabacs ; je fus encore vifité trois fois dans cette matinée, 8c l'on m'obligea impitoyablement d'ouvrir toutes mes malles, mais je ne dois pas m'en plaindre, car c'eft à cette rigueur que je Ci) Ceci a trait à quelque paffage que j'ai perdu. [j6 Voyage dois le falut de la plus grande partie de mes cochenilles. Je m'apperçus en effet que des chenilles d'une efpèce de phalène, qui s'étoient bâti une forte de gallerie de leurs toiles, maffacroient cruel- lement mes infeftes ; je fus effrayé du ravage qu'elles faifoient, je m'arrêtai pour les nettoyer 8c reparer le dommage , il ne me fallut pas moins d'une heure pour en venir à bout. Pendant que j'étois occupé de ce foin, un employé qui avoit reconnu la cochenille s'avance, 8c me dit d'un air fuffifant que ce n'étoit pas la peine d'aller chercher plus loin ce que j'aurois pu trouver à Vera-Crux : je lui objefte que ce n'étoit pas la même efpèce , 8c qu'il n'y avoit que celle que je rapportois qui fût propre à faire l'onguent pour la goutte ; lui me jure le con- traire , en difant qu'il s'y connoiffoit mieux que moi ; je m'obftine 8c lui tiens tête, autant que je crois néceffaire pour l'entretenir dans fon erreur fur mes vrais projets, 8c enfin je lui laiffe le champ de bataille , en lui promettant de fuivre fes confeils; il y avoit fans doute de quoi rire de la fottife 8c de l'impudence de cet ignorant, mais j'avois mes raifons pour garder mon férieux , 8c je recueillis feulement cette obfervation, que l'ignorance, le fot orgueil 8c l'entêtement marchent toujours de compagnie. J'arrivai à la Punta vers dix heures , les Indiens 8c les Efpagnols de ce diftrift s'y rendoient a Guaxaca. 177 rendoient de tous les côtés dans leurs plus beaux habits : c'étoit le jour de la fête du Saint- Sacrement, la plus folemnelle de toutes en Efpa- gne ; on alloit faire la procefllon fur la place, 8c cette place fe trouvoit plantée de frangipaniers ou plumeriez ( 1 ) à fleurs jaunes, rouges, blan- ches 8c de toutes les nuances; je m'y rendis, je trouvai qu'on avoit conftruît avec des feuilles de bananiers une galerie de verdure dans laquelle paffoit la procefllon, j'y affiftai, après quoi j'allai déjeuner chez ma première hôteffe. Je trouvai chez elle un alcalde indien que je reconnus à un bâton noir, marque diftinftive de fa jurifdiftion; je le priai de me faire donner des chevaux : malgré toutes les perquifitions, il ne s'en trouva point; pourquoi, me dit-il, les mêmes chevaux ne vous conduifent - ils pas à monte Calavaca ? Pourquoi l'alcalde de San Sorcuro ne l'a-t-il pas ordonné au nègre qui vous a conduit ici? Je n'eus pas le temps de lui répondre, vingt voix s'élevèrent d'une foule d'Indiens qui étoient raffemblés là , 8c qui crioient oh e fu nation ! Cela vouloit dire que l'alcalde étoit lui-même un nègre qui favorifoit ceux de fa couleur; alors je pus me faire entendre, je racontai à l'alcalde indien que j'avois donné à celui de San Lorenço fix réaies pour l'engager à me procurer des chevaux pour Calavaca , 8c que ni mon argent, ni mes prières n'avoient pu (l) Pentaudria monogvnia. M $78 Voyage me faire obtenir ce que je lui demandois ; motf Indien à ces mots fronça le fourcil, il fit venir mon nègre topith, 8c lui ordonna de me con- duire à monte Calavaca : le peuple applaudit à ce jugement 8c fe réjouiffoit de voir faire le procès à un nègre ; mais celui-ci ne fe tint pas pour battu , il foutint à l'alcalde qu'il n'avoit de jurifdiftion que fur les habitans de fon dif- trift, 8c que quant à lui, qui étoit d'un autre, il n'avoit point d'ordre à recevoir de lui ; il faifoit beau voir le regard de l'alcalde, il étoit furieux, 8c fi fes yeux euffent été des foudres, le nègre eut été réduit en poudre ; venez me dit-il, en me prenant par la main, je vais faire voir à ce picaro (1), s'il n'a pas d'ordre à recevoir de moi, quand il eft dans ma jurifdic- tion ; il me conduifit en même temps chez le lieutenant de l'alcalde major, où il ordonna au nègre de fe rendre, tout le peuple nous y fuivit; pendant que l'alcalde faifoit fon rapport, je tirai à part le curé, 8c après m'être fait de fes amis en lui propofant de me changer de l'or dont il me parut fort avide, je le priai de s'intéreffer à ma caufe, il me le promit, 8c s'étant appro- ché du lieutenant , il lui remontra avec beau- coup de force , que les ordonnances des rois d'Efpagne commandoient toutes d'accorder aux voyageurs afliftance 8c faveur, 8c qu'il n'y avoit (1) Coquin me'chant. A G U A X A C A. 179 pas de loix plus facrées ; cette remontrance me parut décider le lieutenant, il me demanda combien je voulois de chevaux, pour quel endroit, 8c quel prix j'offrais : je fentis où tendoient ces queftions fort judicieufès, 8c que ma réponfe alloit décider la fentence ; je répondis donc que j'avois befoin de cinq chevaux pour Calavaca diftant de fept lieues , 8c que j'en payerais neuf piaftres ; ma propofition parut fi jufte 8c fi raifonnable, qu'il fe fit un cri général d'ad- miration dans l'affemblée ; on levoit les mains au ciel ; on fe regardoit , 8c on finiffoit par murmurer contre le nègre; celui ci voulut réfifter encore, mais l'alcalde l'ayant menacé de le faire mettre aux fers, 8c de me faire conduire fur fes chevaux par un autre topith > il fe fournit, 8c fe retirait pourfuivi par les huées 8c les injures des Indiens ; ce ne fut pas tout, le lieu- tenant le fit rappeler, 8c me pria, en fa pré- fence, s'il me faifoit quelqu'avanie en route, de lui en écrire auflîtôt : cet avertiffement fut encore plus applaudi, 8c il attira de nouvelles huées à l'infolent topith. Cette fcêne me con- vainquit de la vérité de ce que j'avois lu dans l'abbé Raynal, fur la jaloufie 8c l'animofité qui régnent dans ces contrées entre les Indiens & les Nègres. Je partis à deux heures après midi, il y avoit fept mortelles lieues d'un chemin très-difficile , le malheureux nègre voulant abréger nous égara M ij i8o Voyage d'une grande lieue, 8c il nous fallut revenir fur nos pas après avoir inutilement tenté le paffage de la rivière qui fe jette dans Rio de la Punta. Au-deffus de fa jonftion, je revis ce paffage effrayant , 8c ce miférable pont, 8c ce redoutable foffé de roc vif, dans lequel ferpente en écu- mant ce fleuve profond 8c rapide. Nous cou- rûmes enfuite à toutes brides dans les favannes de la plaine où nous entrions. J'eus quelques démêlés avec mon nègre, mais lui ayant mon- tré les dents, je le mis à la raifon , 8c malgré tous les arrojos, nous arrivâmes à Monte-Cala- vaca à huit heures du foir. Je perdis dans cette route une quadruple cordonnée, qui, de ma bourfe, coula fans doute dans la poche de vefte, 8c de-là par quel- qu'ouverture dans les plaines de fable que nous avions traverfées. Je la regretai, car elle étoit sûrement perdue pour tout le monde : ah ! me difois-je, n'eut-il pas mieux valu la donner à la belle Indienne d'Orriffava, ou plutôt à cette bonne 8c honnête famille d'Alquulfingo. Je retrouvai dans ce village mon vieux rcître, bien étonné de me voir revenir avec un fi grand équipage, moi, qu'il avoit vu paffer feul à pied ; je lui demandai des chevaux, il me dit d'abord que cela étoit impoflible, qu'il n'en avoit pas, qu'ils n'étoient pas là , 8c d'autres raifons aufli contradiftoires 8c aufli frivoles : tout cela ne devoit aboutir qu'à me rançonner , 8c j'eus des A G U A X A C A. l8l chevaux, mais il exigea vingt piaftres pour fix chevaux qui dévoient me conduire dans la jour- née du lendemain à Vera-Crux, diftante de dix- huit lieues. Il'eft vrai qu'ils fe trouvèrent ex- cellens. Avant que de partir, je jetai un coup-d'œil fur le payfage ; en quinze jours il avoit abfo- lument changé de décoration : quelques pluies l'avoient fait paffer de la féchereffe 8c de la nudité extrême, à la verdure la plus fraîche 8c la plus charmante : tout étoit couvert de fleurs, 8c des oifeaux innombrables animoient la nature de tous côtés par leur aimable ramage. Je trouvai à acheter une nichée de fix jolies perruches vertes, à aîles bleues , de la groffeur d'un moineau ; je les apportai heureufement à Vera-Crux dans une calebaffe fufpendue à l'arçon de ma felle; mais elles ont péri en mer. Nous courûmes un train de pofte , Se nous gagnâmes d'affez bonne heure le miférable Rau- cho (i) de la vieille 8c laide nègreffe, où je m'étois déjà arrêté en fortant de Vera-Crux : fatigué, harraffé, demi mort de faim, je lui demandai quatre œufs qu'elle avoit , elle ne voulut jamais m'en donner que deux ; elle n'avoit que de l'eau-de-vie 8c point de vin ; je fus obligé de me faire pour boiffon une efpèce de limo- nade, ce fut tout mon dîné. (0 Mot efpagnol, proprement chambrée de foldats. M iij 1S1 Voyage J'eus de plus le déplaifir de me voir accablé par cette curieufe impertinente de mille queftions faugrenues, 8c de railleries telles qu'elle en eut pu faire à fon égaie. J'étois prêt à perdre pa- tience , mais je jugeai que le mépris étoit la feule arme qui me convînt vis-à-vis d'une telle créature. Je me fuis attaché dans mon voyage à obferver le caraftère des Africains 8c celui des Améri- cains , 8c j'y ai remarqué des différences bien à l'avantage de ces derniers, quoique leur fort foit à - peu - près égal , fous la domination des Ef- pagnols. BiiFérgnce L'Africain m'a toujours paru orgueilleux, em- des carai- , • 1 • • r rr> • > i o tères des porte , vindicatif, efféminé , lâche , cl furtout pa- &'de"s Ame- reffeux : le Mexicain, au contraire, eft phlegma- tique , doux , fournis , fidelle Se laborieux ; fa foumifiion ne tient nullement de la baffeffe : chez les nègres elle eft due à la crainte ; chez eux à la raifon , 8c fouvent à l'attachement, car ils aiment réellement les caftillans autant qu'ils abhorrent les nègres. On leur voit contracter beaucoup d'alliances avec les premiers, aucune avec les derniers. Les nègres font des efpions que l'Efpagnol entretient près d'eux, 8c qui les calom- nient prefque toujours , foit pour flatter leurs maîtres, foit par jaloufie. contre les compagnons de leur fervitude ; femblables à ces dogues pré- pofés à la garde des foibles 8c timides agneaux ; ils fe vengent de la dureté de leur fort fur ceux a Guaxaca. r8$ qui font fournis à leur vigilance , 8c fouvent ils les décjiirent impitoyablement. Les Américains onfv cette politeffe du cœur qui les rend prévenans 8c hoipitaliers envers tous. J'ai rencontré dans mes routes mille Indiens , le falut fortoit fans effort de leur bouche du plus- loin qu'ils m'appercevoient ; 8c combien n'ai - je pas eu à me louer de leur bonne réception ! A peine les nègres daignoient - ils fe courber quand je paffois devant eux, 8c j'ai éprouvé à mon der- nier gîte, 8c ailleurs, combien ils font peu com- plaifans pour les malheureux voyageurs. Les pre- miers vont faire des corvées à dix 8c quinze lieues de leurs peuplades, ils y portent des fardeaux énor- mes , mais je n'ai pu rencontrer un feul nègre portant le moindre paquet, ou même voyageant à pied, Lorfque quelques auteurs ont rêvé que la liberté fera donnée à l'Amérique par un nègre, c'étoit un fâcheux rêve affurément ; fi ce n'eft qu'un bienfait , de quelque main qu'il vienne , eft toujours un bienfait, mais aufli ce n*eft qu'une pure fiftion : non , je ne me perfuaderai jamais que l'Africain, efclave volontaire, homme dépravé, rebut de Ces femblables y jeté fur nos poffef- fions comme l'écume d'une grande mer fur Ces bords ; que cet être vil, méchant 8c lâche, puiffe fentir affez le prix de la liberté pour la donner aux Indiens , 8c la partager avec fes maîtres : je me plais bien plus à croire que cette révolu- M iv 184 Voyage tion viendra d'un peuple doux à la vérité, mais fenfible , qui occupe encore le fol où Ces ancêtres ont été libres , qui s'en fouvient , 8c dont le caraftère peut être à la fin aigri au point de fe- couer le joug qu'il porte, avec la foumiflïon due à la néceflité. Le nègre n'a ni cette énergie dans l'ame , ni cet amour pour la patrie , fources des grandes entreprifes ; fon cœur effentiellcment avili par l'intérêt 8c la débauche ne peut rien imaginer de fublime , le vrai courage eft dans la beauté de l'ame ; 8c qui en eft plus fufceptible que l'habitant de l'Amérique , fi voifin encore de l'état de nature ? Qu'un Indien arbore donc le drapeau de la liberté, cette image me plaît, 8c c'eft ainfi que je veux toujours rêver (1). Après ces réflexions, que les circonftances m'a- voient fuggérées , je revins à celles qui me tou- choient plus immédiatement ; j'avois une vérita- ble joie 8c un vrai fujet de me féliciter de me voir au dernier jour d'un voyage auffi intéreffant, 8c de le voir terminé avec un plein fuccès en dépit de deux vice-rois , de fix gouverneurs 8c de trente alcaldes , de mille lauriers 8c de douze cent gardes de tabac. Cependant, tout près de cette jouiffance étoient logés au fond de mon cœur deux petits vers rongeurs , qui ne laiffoient pas (1) Ceux qui aiment à comparer & à réfle'chir, peuvent rapprocher de ce paflage ce que M. l'abbe' Raynal dit des hègres, pag. 196 & fuiv. nouvelle édition 111-4. a Guaxaca. 185 de me tourmenter : d'abord , je n'étois pas encore à l'abri des recherches du gouverneur de Vera - Crux , 8c je craignois fes reproches s'il venoit à favoir , qu'au mépris de fes ordres , je m'étois éloigné de la banlieue de cette ville. Je reffemblois à l'écolier indocile, qui rentre en trem- blant dans la maifon paternelle au retour d'une échappée qu'il a faite à l'infçu de Ces parens , 8c tandis qu'ils le croyoient à l'école. D'un autre côté , quelque fond que je fiffe fur la lenteur efpagnole , je tremblois d'arriver après le départ de deux navires qui dévoient faire voile pour la Havanne dans les premiers jours de Juin, 8c fur lefquels j'avois toujours compté pour mon retour. C'eft pour cela que j'avois tant pré- cipité mon départ de Guaxaca 8c mon voyage , 8c dans le vrai je n'avois rien à me reprocher , car j'avois fait la plus grande diligence poflible. A quatre heures du foir nous nous trouvâmes à Rio de Jamapa. Quoique ce fleuve fût très-enflé , on nous affura qu'on pouvoit le paffer; l'Indien mon condufteur paffa le premier ; nous eûmes bientôt de l'eau jufqu'aux arçons , fort heureu- fement j'avois toujours la précaution de faire charger mes malles très - haut ; fans ce foin tous mes tréfors étoient perdus , nous - mêmes nous courûmes les plus grands rifques. Ce n'étoit plus cette large 8c tranquille rivière de deux pieds de profondeur feulement, que j'avois paffée dans un canot , c'étoit un fleuve impétueux dont le fij 186 Voyage rapide enrraînoit tout avec lui, 8c qui avoit trois cent toifes de largeur ; outre la courbe que fa rapidité obligeoit de décrire, il nous fallut encore faire un angle pour arriver à la paffe. J'eus befoin de toutes mes forces pour me cramponner fur mon cheval, tremblant lui - même , 8c de tout mon courage pour n'être pas intimidé par la vue du danger : je ne pouvois fixer le cours de l'eau fans éprouver des vertiges capables de me défar- çonner ; nos chevaux tâtonnant à chaque pas furent vingt-une minutes à nous tirer des angoif- fes affreufes de ce paffage dangereux, c'eft le plus grand péril que j'aye couru de ma vie , 8c l'on m'auroit offert vainement un million pour retourner à l'autre bord : je fortis de-là pâle 8c tremblant , 8c j'eus befoin de prendre un peu d'eau-de-vie pour remettre mes fens ; à trois cent pas de-là nous trouvâmes une cabanne, où nous aurions abordé fans la hauteur 8c la rapidité du fleuve. Nous fûmes furpris par la nuit à deux lieues de Vera-Crux; il étoit malheureux de ne pou- voir arriver , mais continuer c'étoit s'expofer à s'égarer dans un pays où les chemins, tracés la veille dans le fable , font effacés le lendemain par le vent ; de plus, nos chevaux étoient excef- fivement fatigués , 8c enfin nous aurions trouvé les portes de Vera-Crux fermées. Il fallut donc nous arrêter. Nous campâmes près d'une caravane de trois cent mulets j je». A G U A X A C A. 187 avois déjà rencontré plufieurs de femblables , 8c j'en avois d'abord conçu , comme on pourroit le concevoir par mon récit , une haute opinion de la population 8c du commerce de ce pays ; mais je me fuis convaincu que cela ne devoit pas en impofer, 8c que relativement à la confommation 8c au commerce de tout le Mexique , cette quan- tité de mulets n'a rien d'extraordinaire. J'ai vu pendant mon féjour à Vera-Crux , charger plus de dix mille mulets, mais il faut confidérer que c'eft là que fe fait l'importation 8c l'exportation d'un pays quatre fois plus grand que la France , quoique vingt fois moins peuplé ; que ces ani-r maux fervent à l'extraftion des denrées de tout le nord du Mexique , de Vera-Crux, de Guaxaca 8c Guatimala , dans une gorge de cinq cent lieues, 8c que les retours qu'ils font, font ou très- volumineux, ou très-pefans , tels que les vins , les huiles, les fers &c. : ce n'eft pas tout, quoi- que la charge ordinaire des mulets du Mexique foit de cinq ou fix cent , il n'en eft pas moins vrai que trente ou même quarante, à caufe des relais, portent à peine autant qu'un de nos rou- liers , par exemple , qui va de Nantes à Stras- bourg chargé de douze milliers ; fix de ces rou^ liers font donc autant de befogne que deux cent mulets, 8c ne préfentent pas l'idée d'un fi riche chargement : qu'on ajoute à ces confidérations que ces nombreufes caravanes ne fe rencontrent que tpus Içs deux ans, lorfque les gallions font 188 Voyage fur les côtes , 8c alors on faura apprécier à leur jufte valeur ces armées impofantes de mulets 8c de muletiers. Nous avions cfpéré de trouver quelques reffour- ces dans le voifinage de ces muletiers, 8c nous n'avions véritablement fait aucunes provifions , ayant compté arriver le même jour à Vera-Crux ; je priai donc les muletiers de me vendre quel- Gaiettes ques galettes de mahys, qu'ils me refusèrent sèche- a ys' ment; mais un inftant après ils m'offrirent gra- tuitement un plat d'haricots 8c du mahys aprêté d'une manière neuve pour moi ; c'eft la plus fine fleur de ce grain tamifé 8c réduite en pâte que l'on fait écailler, comme le feuilleté, 8c fécher enfuite comme le bifeuit : cela fait une chaplure de bribes blanches que l'on mange à pincée, véri- tablement très - bonne Se très - faine , mais qu'il faut long-temps humefter dans fa bouche, tant elle eft sèche 8c dure ; je partageai ce régal avec mon topith. J'ouvris toutes mes caiffes comme les nuits précédentes pour leur donner de l'air : je vou- lus enfuite prendre quelque repos ; mais ce fut en vain que la fraîcheur de la nuit, jointe à l'accablement de la fatigue, m'invitoient au fom- meil, une nuée de maringouins vint empêcher l'effet des pavots que me préfentoit fa main bien- faifante : quelle lutte fatigante! quel tourment! de s'endormir fans - ceffe , 8c d'être fans - ceffe réveillé par le fifflement d'une vipère aîlée, qui A G U A X A C A. 189 ne ceffe d'étourdir vos oreilles que pour vous percer de fon dard, 8c vous caufer une douleur durable, pénétrante , qui loin de s'adoucir Ce change en une démangeaifon plus cruelle, que rien ne peut calmer, 8c qu'on ne fait qu'irriter par un grattement fanglant, dont la fuite eft fouvent un ulcère dangereux; toujours appelé, toujours repouffé, le fommeil fut pour moi une vraie tor- ture, 8c je me trouvai plus accablé à la fin de la nuit, que fi j'euffe paffé huit jours dans les travaux les plus pénibles. Enfin, je vis paroître à l'horizon la brillante étoile du navire Argos ; je jugeai qu'il étoit deux heures, nous partîmes. Nous étions à Vera-Crux à la porte appelée 3i_M*« d'Orriffava, avant le jour ; j'étois dans un état Retour à fi peu préfentable, que je crus devoir aller me changer avant que d'entrer dans la ville; ayant donc laiffe à l'Indien la garde de mes effets, j'efcaladai les murs de la ville , je rentrai chez moi, où je retrouvai tout ce que j'y avois laiffe au même état ; je m'habillai proprement, 8c je retournai à la porte d'Orriffava que l'on venoit d'ouvrir; je fus un peu furpris 8c effrayé de n'y plus retrouver mes chevaux ; mais j'apprîs que n'y ayant point d'employés à cette porte , on les avoit conduits à celle de Mexico ; j'y cou- rus par dedans la ville 8c j'y arrivai comme ils s'y préfentoient au dehors ; les gardes vouloient m'envoyer à la douane, qui ne s'ouvre qu'à huit 1<)0 V O Y A G I- heures ; je fentis tout de fuite l'inconvénient qu'il y avoit à traverfer ainfi toute la ville, 8c a ex- pofer tout mon butin à fes regards, j'en frémis j 8c je ne trouvai d'autres moyens de fortir d'em-* barras que de chatouiller la vanité efpagnole; eh quoi, dis-je au principal commis, ne vous fouvient-il plus du médecin françois, Se voulez- vous me faire valeter pendant quatre heures ? N'avez-vous pas le droit de vifiter vous-même, ne vous y connoiffez - vous pas, 8c tout ve que vous ferez ne fcra-t-il pas bien fait? Voyez, ce ne font que des plantes 8c des Jierbes botaniques, Se tout en difant cela j'ouvrais mes malles ; il î:"en voulut voir que deux, 8c la feule chofe qui frappa mon benêt, ce furent les bâtons qui fou- tenoient mes nopals, il s'imagina que ce devoit être de quelque bois précieux 8c m'en demanda le nom ; je ne fus pas en peine de lui en forger un, 8c il me congédia en ces mots, vai ufted con dios ; Dieu vous conduife. Je ne me fis pas prier j 8c je fus bientôt rendu chez moi. Il n'y avoit encore perfonne de réveillé dans la maifon, pas un paffant dans la rue, 8c tout fut placé en sûreté dans mon appartement fans qu'âme qui vive en fût témoin. Rien n egaloit ma fatisfaftion, je voyois mon expédition achevée contre mon attente, même en vingt jours, encore en avois-je perdu un demi très-inutilement, 8c j'avois féjourné deux jours à Guaxaca, reftent feize, dans lefquels j'avois fait A G U A X A C A. I9X ceux cent quarante lieues, dont quarante à pied, par des chemins difficiles, fouvent impraticables, par une chaleur infupportable, dans un pays pauvre 8c fans reffources, parmi des peuples dont j'ignorais la langue , où je n'avois ni protefteur, ni connoiffances, 8c où tout officier public devoit être par état mon ennemi; avoir fait une route fi longue 8c fi difficile, fans maladie, fans acci- dens , étoit une chofe fi extraordinaire 8c fi heu- reufe que je ne pouvois me le perfuader, je croyois que c'étoit un fonge. Pour affurer mon bonheur 8c pour mieux en jouir, je réfolus de m'enfermer 8c de ne point fortir de toute cette journée. Après avoir déjeûné j'envoyai chercher de la terre pour y planter mes nopals, que j'avois tiré des caiffes 8c mis à l'air: j'y trouvai quelque dégât occafionne par le frottement, mais c'étoit peu de chofe, 8c tout confidéré, je n'avois pas lieu de me plaindre; je mis les nopals dans ma cham- bre à coucher, la plus reculée de mon apparte- ment; quant à la vanille 8c aux autres plantes, elles furent établies avec oftentation dans la pièce d'entrée, afin de fixer fur ce feul objet la curio- fité de ceux que je ne pourrais me difpenfer de recevoir. Quelle que fut ma joie ( 8c en eft-il jamais de parfaite?) je ne me cachois pas le revers de la médaille. Mon retour par mer à Saint-Ddlningue étoit bien quelque chofe d'affez critique; mais 192 Voyage mon principal embarras rouloit fur l'embarque- ment de mon tréfor à Vera - Crux, in confpeâu omnium, à la face de tout Ifraël, Se fur un pareil embarquement à la Havanne, où je prefumois que je ferois forcé de toucher; 8c à combien d'accidens 8c d'inconveniens ces opérations ne pouvoient-elles pas donner lieu, fi dans la foule des curieux il fe trouvoit un feul efprit malfai- fant ? Une autre de mes inquiétudes étoit de trouver un moyen d'arranger, fur le navire qui me tranf- porteroit, toutes mes plantes, fans qu'elles fuf fent endommagées ; mais après avoir imaginé un plan général, je me fis la loi de ne plus fonger à rien que fucceflîvement. La première chofe qui me parut devoir m'oc- cuper , ce fut mon embarquement ; on m'avoit avant mon départ préfènté au marquis d'Hariffon, arrivé depuis deux mois avec un chargement de vins, 8c qui défiroit en retournant à la Havanne avoir un François pour compagnie ; il m'avoit aggréé, 8c nous avions remis à traiter de mon paffage à trois femaines de-là : c'étoit arriver à temps, Se je me propofai de le voir dès le foir même, pour favoir quand il partirait ; je fortis à la brune, 8c je paffai d'abord chez mes ingé- nieurs ( i ), que je favois bien ne pas devoir (i) MM. Forfen & Duparquet, dont il à été parlé plus haut. rencontrer A G U A X A C A. 193 rencontrer à cette heure là, 8c dans la feule inten- tion de faire jafer les domeftiques; les bonnes gens me comblèrent de careffes, ce qui me fit penfer qu'il n'y avoit rien de changé dans l'amitié de leurs maîtres : ils m'apprirent qu'on me croyoit toujours à Madelline, occupé à herborifer, Se -a prendre des bains. Je paffai enfuite chez le géné- ral de la flotte, également certain de ne pas le trouver ; ma furprife fut des plus agréables , lorfque j'appris par fon majordome que D. Anto- nio Ulloa étoit à Mexico ; cette circonftance étoit d'autant plus favorable que ce curieux venoit familièrement tous les jours, qu'il auroit voulu tout voir 8c eut infailliblement découvert ce que je voulois cacher: je fus confirmé dans l'affu- rance qu'on me croyoit arrivant de Madelline ; on favoit à la vérité que j'avois rapporté des caiffes pleines de plantes, mais que m'importoit, fi on n'en foupçonnoit pas davantage ? Je revins donc chez moi fouper bien tranquil- lement ; je trouvai mes matelats, ma moufti- quaire 8c mes draps blancs, d'autant plus agréa- bles que j'avois été bien mal couché, &e que j'avois mal dormi depuis long-temps. Rien n'eft tel que la privation pour procurer des jouiffances. Le lendemain m'étant trouvé bien repofe, bien rafraîchi, je me levai, 8c je m'habillois pour aller chez M. d'Hariffon, lorfque M. de Ferfen entra chez moi : ah ! vous voilà donc libertin, me dit-il, vous n'êtes pas refté tant de temps à N 194 V O Y A G I- Madelline, je le parie? avouez-le moi, ajouta- t-il en riant; je voulus favoir avant tout fi le gouverneur avoit parlé de moi, il me répondit que deux fois il avoit été queftion de moi chez lui, 8c qu'on avoit toujours dit que j'étois à Madelline; alors je lui fis une demi confidence, en lui avouant que dans mes promenades je m'étois laiffe infenfiblcment entraîner par ma curiofité jufqu'au volcan d'Orriffava; il fut étonné que j'euffe pu faire une fi longue courfe, il m'en demanda les détails ; je ne fus pas embar- raffé de lui faire un roman bien ajufté aux lieux 8c aux chofes que j'avois vues, mais dont je plaçois le théâtre entre Orriffava 8c Vera-Crux. Je lui montrai enfuite toutes mes plantes avec une forte de triomphe; que diable voulez-vous faire de tout cela, me dit-il, en fe mocquant de moi? Je le laiffai faire, mais j'eus mon tour, car ayant pénétré dans ma chambre à coucher il y vit des nopals 8c rien de plus, c'eft-à-dire, que ne connoiffant pas la cochenille il n'eut garde de la reconnoître, je ris donc de mon coté , mais fans lui en rien témoigner; avouez, reprit-il, que vous avez vu un beau pays ? 8c bien mifé- rable , ajoutai-je : il en convint, 8c fur l'étonne- ment que je lui marquois du peu de culture Se de population que j'avois remarqué, il me fur- prit bien davantage en m'apprenant que de Panama à la Californie au fud-oueft, 8c à la Sonore au nord-oueft, 8c de Carthagène au Miflif- a Guaxaca. 195 fipi, fur une furface de plus de deux millions de lieues quarrées, les dénombremens ne don- noient pas un million d'am2s, en y comprenant non feulement les Efpagnols, mais encore les Indiens métis 8c nègres. M. de Ferfen m'apprit aufli que M. d'Hariffon ne devoit partir que dans un mois , 8c il me quitta en m'invitant à dîner; je promis de m'y rendre , mais je voulus voir auparavant un me- nuifier pour lui commander différentes caiffes pour mes plantes , 8c conférer avec lui de la meilleure manière de les faire pour le tranf- port. Tout bien combiné, je lui en commandai feize de vingt pouces de long fur dix de large 8c fix de profondeur, pour chacune defquelles il me demanda deux réaies : j'en voulois aufîî deux grandes pour y ranger les petites l'une à côté de l'autre, mais on me demanda quatre- vingt quinze livres, argent de nos colonies, pour chacune ; cela m'en dégoûta, 8c je n'y penfois plus , lorfque paffant fur le marché, je vis , dans la boutique d'un colporteur, deux grands coffres qui fervoient à renfermer toutes les marchan- difes pendant la nuit ; je les eus pour huit piaftres chacun , 8c ils fe trouvèrent plus grands que ceux que je voulois faire faire, de bonnes plan- ches de frêne , bien ferrés 8c fermant à clef. Ainfi débarraffé ^ d'un foin bien effentiel , je ne fongeai plus qu'aux moyens de partir : je paffai chez mon traiteur, 8c j'appris avec une N ij 196 Voyage véritable joie que dans la femaine même D. partoit pour Guarico : ( c'eft ainfi que les Efpa- gnols appellent le Cap François). Il ne s'agiffoit plus que de m'aboucher avec le capitaine ; mais c'eft ce qui m'embarraffoit à caufe de quelque rancune qu'il pouvoit avoir contre moi, 8c voici le fujet : j'avois été fon voifin à l'hôtel de Mexico, il venoit fouvent m'inportuner dans les feuls momens que je pouvois donner à l'étude : mais ce qui m'indifpofa davantage contre lui, c'eft que dans la converfation il affeftoit tou- jours de me parler religion 8c politique , de crier contre le fanatifme de fa nation, Se d'éle- ver aux nues Voltaire 8c les autres auteurs qui ont écrit avec le plus de liberté fur ces matières ; cela ne me parut d'abord que fingulier , mais je le foupçonnai enfuite d'être un efpion qui cherchoit à me faire jafer : alors je le rabrouai très-vertement , en lui difant qu'il ne lui con- venoit nullement de fe mêler de ces matières , qu'il falloit laiffer ces difcuflîons aux puiffances civiles 8c écléfiaftiques, 8c foumettre fes foiblcs lumières à leurs décifions fouveraines. Je craignis, quand je me trouvai avoir befoin de lui, qu'il n'eut confervé quelque reffentimen»: de ma mercuriale ; j'ignorais qu'il fût protégé de l'intendante, qui lui avoit infpiré une partie de la bienveillance dont elle m'honorait ; j'eus bientôt lieu d'en éprouver les bons effets. Dès la première propofition que je lui fis de a Guaxaca. 197 me donner paffage , il me répondit fans héfiter, qu'il le feroit avec beaucoup de plaifir; 8c quand, déterminé à en paffer partout où il voudrait, je lui demandai quel prix il mettrait à ce fer- vice ? Sa réponfe fut : rien , Monfieur. — II me demanda enfuite fi je favois au jufte fa deftina- tion , je lui dis que je la foupçonnois ; if m'a- voua qu'il alloit au Cap , 8c me demanda le fecret far ce point , je le lui jurai , 8c le remis fur le prix de mon paffage , mais il ne voulut point en entendre parler, 8c il me quitta en me difant de me tenir prêt pour le mercredi fuivant. Cette générofité me touchoit, mais encore un peu prévenu contre lui , je craignois qu'il n'en prît droit de me traiter avec peu de ménagement, moi 8c mes plantes , qui ne m'étoient pas moins chères que moi-même : pour faire une plus ample connoiffance , 8c fceller nos conventions , je le menai à la neigerie , où je me propofois de lui payer des glaces , mais il ne voulut point le fouf- frir abfolument ; tout ce que je pus enfin obtenir de lui , ce fut que j'embarquaffe quelque rafraî- chiffement ; j'envoyai donc à fon bord foixante bouteilles de vin , cinquante poules, 8cc. 8cc. 8c dès le mardi j'embarquai tous mes effets , à l'exception de mes nopals. Pendant ce temps on travailloit à mes petites caiffes : quand elles furent prêtes, je trouvai qu'il en entrait tout jufte huit dans chacun de mes grands coffres ; je plantai enfuite dans chaque caiffe N iij 198 Voyage quatre grands pieds de nopal chargés de coche- nilles vivantes , outre vingt feuilles ou articles de nopal, qui venant à prendre racines , auroient formé autant de pieds, fans compter feize grands dont une partie en racines , en tout plus de trois cent pieds ; j'y mêlai aufli quantité d'autres pieds de caftes fauvages de Vera-Crux, fur lefquels à mon retour de Guaxaca j'avois vu Se reconnu la cochenille fylveftre , fans m'en laiffer impofer comme auparavant par la chenille du phalène deftrufteur que D. Ulloa m'avoit dit être la coche nille elle-même ; quant aux plants de vanille , je les mis en tronçons de deux ou trois pieds dans douze barils ou caiffes, mais tellement entremê- lés 8c mafqués par vingt autres efpèces de plantes, qu'il auroit fallu être botanifte pour diftinguer ce qui étoit précieux de ce qui ne l'étoit pas ; j'ar- rofai toutes mes plantes jufqu'à fatieté, afin d'éco- nomifer pendant quelque temps leau à bord, 8c tout étant ainfi préparé, je n'attendis plus que le moment de mon départ, 8c j'en comptai les inftans avec l'impatience d'un amant qui doit re- voir une amante adorée. Je profitai du temps qui me reftoit pour faire mes adieux à toutes mes connoiffances , 8c prin- cipalement à la fegnora de Boutillos , qui étoit de retour de la campagne pour le mariage de fa fille avec le major général de la flotte ; elle me fit, ainfi que fes demoifelles, les offres de fer- vices les plus obligeantes, 8c eut même la bouté a Guaxaca. 199 de me marquer quelque regret de mon départ : je lui offris en retour les vœux les plus fincères pour fon bonheur 8c celui de fa maifon. MM. Duparquet 8c de Ferfen ne furent point oubliés, je leur fouhaitai pareillement toutes fortes de félicités ; ils me plaignoient beaucoup d'avoir tiré fi peu de fruit de mon voyage , je les remer- ciai , mais je n'eus pas la généralité de les défabufer. Ce qui me coûtoit le plus , c'étoit de prendre congé du gouverneur ; je me préfentai cependant chez lui pour l'inftruîre de mon départ , il reçut cette nouvelle avec autant de joie que j'affeftois de trifteffe en la lui annonçant , 8c m'ordonna de le prévenir de l'heure de mon embarquement , afin qu'il pût fe trouver à la porte du port avec fon fecrétaire, 8c verbalifer. Je le lui promis avec une ferme réfolution de n'en rien faire , tant une femblable formalité me fembloit abfurde de fa part 8c humiliante pour moi ! Au fond, cependant, il n'y avoit qu'à en rire , car cet appareil étoit fans doute deftiné à conftater que je n'emportois rien , Se tout mon butin étoit rendu à bord. J'aurois bien voulu y joindre la lettre du vice- roi du Mexique ( 1 ) : cette pièce étoit curieufe, 8c je l'aurais appendue à mes nopals en forme de (1) On fe rappelle que notre auteur avoit écrit au vice- roi du Mexique, pour lui demander la permiflion de voyager dans ce royaume ; il paroît que la réponfe ne fut pis favo- rable , mais le paffage où elle fe trouve c'eft perdu. N iv 200 V O Y A G l trophée ; le gouverneur me l'avoit promife , mais je lui avois laiffe le temps de la réflexion , il fentit apparemment qu'elle ne feroit pas un titre de gloire pour fon fupérieur , 8c il me la refufa tout net ; à cette dernière audience j'infiftois. Vous êtes bien hardi, s ecria-t-il, en s'emportant, vous ne l'auriez pas quand vous en offririez cent mille écus ; fon ton ne m'en impofa pas , je lui dis qu'il falloit bien que je juftifiaffe à mes pro- tefteurs de l'impoflîbilité où j'avois été d'entrer dans le Mexique pour travailler à la botanique ; il ne démentit point fon caraftère, 8c ne crai- gnit point d'ajouter qu'il ne donneroit pas la lettre quand le roi de France lui-même feroit mon protefteur ! Le roi de France, lui répondis- je d'un ton modefte , mais ferme, eft le protec- teur de fes moindres fujets comme le roi d'Ef- pagne peut l'être de Ces fujets les plus élevés. Lorfqu'on bannit un criminel, on lui donne copie de fon jugement , je ne crois pas être dans des circonftances aufli défavorables, je ne dois donc pas être traité moins équitablement. Mon affu- rance lui plut, il ne fe relâcha pas à la vérité fur l'objet de mes demandes , mais il fe radoucit 8c confentit à faire mention dans mon paffeport de l'ordre du vice-roi ( i ). Il me retint aufli le paffeport que M. le mar- quis de la Tour m'avoit donné de la Havanne (i) Copie du paffeport, D. Juan Fernando de P. a Guaxaca. 201 pour Vera-Crux, 8c j'ai toujours foupçonné que c'étoit pour en faire un chef d'accufation contre cet excellent homme, ce qui me caufoit une véri- table peine. Quant à la lettre du vice-roi, je m'en fouciois peu au fond de l'ame , mais je n'étois pas fâché de lui faire croire comme aux autres que je par- fois avec le plus grand chagrin de n'avoir point pénétré dans le pays , Se de lui ôter d'autant mieux tout foupçon fur l'importance de ce que j'emportois. En rentrant chez moi j'écrivis une lettre de remercîment 8c d'adieu à D. Antonio Ulloa à Mexico , elle étoit toujours dans le ftile dolent, je lui marquois au fujet du refus du vice-roi avec une forte de générofité, ou fi l'on veut de rodo- montade, que quelque reffentiment que j'en euffe, il ne tiendrait pas à moi qu'on ne reçut en France tous les Efpagnols qui viendraient y étudier nos arts 8c nos fciences , même avec plus de con fiance 8c de liberté qu'auparavant; ne fût-ce que pour montrer que les François ont l'ame trop haute pour fe venger de fi petites injures. Je réglai enfuite tous mes comptes ; je fus obligé pour payer tout, de vendre non-feulement les meubles que j'avois achetés à Vera-Crux , comme lit, chaifes , tables , 8cc. mais encore ma montre 8c ma bague, de manière qu'il ne me refta que deux gourdes , que je jugeai fuffi- fantes pour les fraix de mon embarquement : j'au- 2ox Voyage rois certainement bien trouvé de l'argent dans quelque bourfe , mais je penfai que ce procédé n'étoit point convenable , qu'il pouvoit laiffer quelques doutes fur mon caraftère 8c fur celui de la nation en général, 8c je préférai de me priver de tout plutôt que de m'expofer à cette honte. Il me reftoit encore quelques jours que j'em- ployai en vifites 8c en promenades , 8c j'eus occafion de voir le dimanche dans l'oftave de la fête-dieu une proceflion très-curieufe, je ne peux réfifter à l'envie d'en donner une idée. On voit à la tête fix figures gigantefques en carton , de vingt pieds de haut , repréfentant un indien 8c une indienne, un nègre 8c une nègreffe, un caftillan 8c une caftillanne, portées par des crocheteurs , 8c danfant l'allemande ; vient après cela un grand drôle , portant une figure françoife en paille, toute déhanchée, 8c dont les membres font tous disloqués ; il la fait jouer comme nos pantins fur une gaule , au bout de laquelle elle eft enfilée comme fur un pivot ; il l'agite , la fait piroueter 8c gamba- der , ce qui divertit beaucoup la populace efpa- gnole ; fuivent dix autres coquins mafqués en poiffons , 8c portant au bout d'un bâton une veflîe remplie de pois, dont ils frappent à droite 8c à gauche tous ceux qu'ils rencontrent ; ces marfouins précédent une baleine figurée fur un chariot roulant, fous lequel font cachés des a Guaxaca. 203 hommes qui la font mouvoir 8c ouvrir une large gueule , prête à dévorer les imbéciles qui en ont peur; à la fuite défilent les confréries 8c les ordres religieux , chacun avec la ftatue en argent de fon fondateur portée fur un brancard par fix dévots ; le refte de la procefllon n'avoit rien d'extraordinaire. J'ai remarqué à Vera-Crux un autre ufage religieux qui ne paroîtra pas moins fingulier : lorfque l'on porte le bon-dieu aux malades , on fe fert d'un carroffe magnifiquement doré 8c orné de glaces , femblable aux carrofîès de parade des princes ; il eft attelé de quatre mules de front qui vont au pas ; à chaque coin de l'impériale eft une lanterne, le porte-dieu eft au fond du carroffe dans une efpèce de niche ou place unique faite pour lui ; vis-à-vis de lui eft un prêtre qui chaffe les mouches avec un cor- poral, afin que le porte-dieu ne quitte point le faint-ciboire qu'il tient de fes deux mains ; le cocher porte une houpelande écarlatte , garnie de bandes 8c plaques d'argent comme celle des bedeaux à Paris ; aux portières font detix gre- nadiers 8c deux miquelets , 8c derrière fuivent les baffes, baffons , violons, guittares 8c autres inftrumens efcortés d'une foule de peuple ; pen- dant la marche on entend la cloche de l'églifè- major tinter lentement. Enfin arriva le mercredi jour de mon embar- quement , je n'étois pas fans inquiétudes, 8c 204 Voyage véritablement ce jour me parut un jour décihh dès le point du jour je fis emporter toutes mes caiffes remplies de plantes, ainfi que les coffres vuides , ferles longiffima rerum ; on eut dit que c'étoit une procefllon , tout étoit rendu avant fix heures à la porte du port , j'avois calculé qu'à cette heure les pareffeux dorment encore , que les foldats 8c officiers fatigués de la garde font étendus fur leurs hamacs, 8c que tout ce qu'il y a de curieux 8c d'oififs eft au marché ; je rencontrai jufte , car à l'exception de quel- ques matelots , de trois ou quatre contadors 8c de la garde, il y avoit très-peu de monde : j'arrive fuivi de trente porteurs , j'arrête un canot, 8c revenant à la porte je fais pofer mes caiffes à terre en préfence des contadors : tout alloit bien jufques là ; mais bientôt, foldats , matelots, bourgeois accoururent pour voir les plantes qu'emportoit le botanifte françois, l'offi- cier de garde me complimenta fur mes recher- ches 8c le choix de mes herbes, les contadors admiraient ftupidcmcnt, mais ils eurent l'hon- nêteté de n'en fonder aucune , quoiqu'ils l'euf- fent pu faire fans endommager mes plantes, 8c le chef de la contadorerie, content de ma fou- miflîon, me dit que je pouvois me retirer; il eft certain que j'aurois pu frauder les droits du roi 8c emporter un million en or , ou une douzaine de talegues , mais j'étois trop bien connu pour que l'on m'en crût capable, je me A G U A X A C A. 205 hâtai cependant de me retirer avec mes effets, de peur que quelqu'un de plus éclairé ne me jouât fans le vouloir ou à deffein quelque mau- vais tour ; toute ma cargaifon défila dans le canot , Se je la fuivis à bord, où j'arrangeai les caiffes dans les coffres que je fermai à clef, 8c fis arrimer bien folidement fur le pont ; je les recommandai aux matelots , 8c leur fis préfent pour ma bien-venue de deux gourdes que je fus obligé d'emprunter du capitaine. Je me rendis enfuite chez le gouverneur pour lui annoncer que je partois à huit heures, je ^e pus le voir; mais je tins ma commiffion pour faite, Se je ne remis plus le pied chez lui ; nous ne partîmes cependant pas encore de plu- fieurs jours , ce qui me chagrinoit beaucoup ; mes plantes, ainfi renfermées , ne pouvant que fbuffrir confidérablement ; il eft vrai que j'avois fait faire à chaque côté des coffres quatre trous d'environ quatre pouces en quarré , pour les jours de tourmente , où je ne pourrais les ouvrir ; malgré cela j'allois deux fois par jour à bord pour leur procurer plus d'air ; mais ce qu'il y avoit de plus cruel, c'étoit de coucher à terre loin de mes chères plantes ; je paffai trois jours dans des tranfes mortelles, 8c jamais avare n'a été fi tourmenté par la crainte de fe voir enlever fon tréfor ; il m'en coûta encore trois piaftres pour ces allées 8c venues, cela faifoit cinq dont je me trouvois endetté envers mon capitaine , io6* Voyage Je me décidai encore à vendre de très-beaux boutons de manche qui me reftoient pour m'ac- quitter , 8c je me trouvai aufli léger que Bias. 7 Juin Enfin la lenteur efpagnole parut fe laffer elle- même , 8c le capitaine me jura que le fàmedi il lèverait l'ancre. J'étois allé ce jour là à cinq heures du matin fuivant mon ordinaire à bord pour donner de l'air à mes plantes ; le canot du capitaine eft venu dire au pilote de lever l'ancre ; croyant voir s'accomplir l'effet de fes promeffes, j'ai fait charger le refte de mes effets, mais après avoir attendu vainement le capitaine jufqu'à trois heures après midi , il a fallu renoncer , en enrageant , à l'efpoir de partir : j'ai cependant couché à bord. b juiR Le dimanche la néceflité d'aller à la méfie 1;rr* nous a encore arrêtés, je fuis defcendu à terre, j'ai fait mes derniers adieux à M. de Ferfen , 8c j'ai encore rapporté cinq ou fix caiffes pleines de terre pour mettre plus au large mes vanilles 8c mon jalap. Enfin à onze heures nous avons quitté le port en faluant le château Se la capitane d'un coup de canon, 8c en criant fept fois viva el rey, l'équipage de la capitane y a répondu une feule fois. Le temps étoit beau, nous filions cinq nœuds ( une lieue f ) par une petite brife : à une lieue de la ville nous nous fommes vus pourfuivis par un canot, qui nous eut bientôt A G u a x a c a. 207 gagné : j'eus encore la foibleffe de croire , comme en fortant de la Havanne, que c'étoit à moi qu'on en vouloit ; je penfois avec quel- qu'apparence de raifon que le gouverneur piqué de ce que je m'étois fouftrait au procès verbal qu'il entendoit dreffer à mon départ, envoyoit ordre de me faire defcendre ; je fus bientôt détrompé en voyant' fauter à bord un homme qui avoit manqué l'heure de l'embarquement , mais cela me donna lieu d'apprendre une cir- conftance curieufe , c'eft que le capitaine ayant été prendre les ordres du gouverneur pour Cam- peche, celui-ci lui demanda fi j'étois à bord, 8c en exigea un reçu de ma perfonne; il voulut favoir auffi fi j'étois bien trifte, à quoi le capi- taine répondit affirmativement. On peut juger que j'ai beaucoup ri de ce récit. Toute la baie eft pleine d'excellens poiffons. La nuit a été effrayante, la pluie, les éclairs , 9 Juin le tonnerre fembloient annoncer un nouveau dé- luge ; peu de vent cependant 8c un roulis infup- portable. Le matin j'ai eu une explication intéreffante avec le capitaine, dont il me parut dès - lors que je n'aurois qu'à me louer. Comme il me voyoit le matin donner de l'air à mes plantes, je vous ai deviné, me dit-il, tout bas, 8c vous n'emportez, je fuis sûr, cette coche- nille que pour la cultiver dans votre pays. La générofité dont il avoit ufé à mon égard , l'air 208 Voyage de franchife avec lequel il me parloit, me déci- dèrent à lui avouer ce que je ne pouvois plus guères au refte lui diffimuler ; je n'eus pas lieu de m'en repentir , 8c grâces à Ces confeils, j'ai fu en impofer aux matelots qui m'obfervoient, 8c dont l'un plus fin que les autres avoit écrafé un de mes infeftes fur un bois blanc ; 8c l'ayant fait voir à fes camarades, lui avoit dit que c'étoit de la coche- nille , 8c que la cochenille étoit contrebande. Pour les détourner de cette idée , nous imaginâmes , le capitaine 8c moi, de jouer une petite fcène, qui les menoit à cent lieues de-là. Une après-dînée le capitaine étant fur le pont avec Ces officiers , Se une grande partie des matelots, me demanda d'un air grave 8c curieux, ce que je prétendois faire de toutes ces plantes : c'eft pour compofer un remède , lui dis-je avec la même gravité , 8c avec le plus de naïveté qu'il me fut poffible. Pour quel mal ? Pour la goutte. Pour la goutte ? Et comment fe fait cet onguent ? On pile les nopals, les cochenilles, la vanille 8c le jalap tous enfem- ble dans un grand mortier d'argent ; on le fait bouillir , 8c on en donne le jus , à la dofe d'une once au malade , 8c on en fait des cataplafmes dont on lui enveloppe les pieds. N'entre-t-il que ces drogues dans votre remède ? J'avois l'air de me faire prier ; je dis cependant qu'il y entroit auffi du baume de la Mecque , de l'encens , de l'or en poudre, de l'argent en feuilles ; ( 8c à demi-voix, 8c de manière à être bien entendu ) j'ajoutai que j'y À Guaxaca. 109 ? y mêlois du linge béni qui avoit touché lés reli- ques de Santo Torribio, puis quelques mots latins que j'entremêlois à tout ce difcours , rendirent ma recette on ne peut plus refpeftable. Jamais fottifes ne s'attirèrent autant d'attention , 8c les matelots ébaubis demeurèrent convaincus de l'in- nocence de mes intentions 8c de l'efficacité de mon remède. Je gémis pour le moins autant que je ris de cette farce ridicule , mais elle étoit indi£ penfable pour éviter les dénonciations qu'aurait pu faire cette canaille à Campeche. Nous n'étions qu'à vingt lieues de Vera-Crux ; les vents , d'abord très - variables, enfuite grand vent , puis calme tout plat ; nous voyions le courier de Campeche à trois lieues de nous, fous le vent , il étoit parti un peu avant nous. Nous avons vu le foir un requin* Il a plu toute la nuit du dix, 8c le calme a I0 J"irt . 1777. duré jufqu'à trois heures de l'après - midi. J'ai planté quelques vanilles, jalaps 8c nopals que j'avois de refte ; trois feuilles de mes grands nbpals chargés de cochenilles ont pourri ( pre- mière douleur ). Je fuis parvenu à reporter les jeunes cochenilles nouvellement éclofes fur d'autres feuilles de nopal bien faines ( petite confolation ). A trois heures après midi le vent eft venu de l'arrière , nous avons fait route à l'eft-fud-eft, nous avons eu tout le jour la compagnie d'une troupe de bonites qui jouoient autour du navire y 0 210 Voyage quoiqu'elles en fiflènt fouvent le tour, elles tenoient conftamment le vent dans leurs yeux ; cette pofition m'a paru digne d'être obfervée ; j'ai vu auffi plufieurs belles dorades. Le foleil a été toute la journée voilé par des nuages, la tem- pérature très - agréable. n juin Le j T ? ie foleil a reparu avec plus d'éclat, il n'y avoit point eu de pluie la nuit, on faifoit peu de route , nous n'étions par l'eftime qu'à trente-cinq lieues du point de départ, calme plat depuis neuf heures jufqu'à trois, grand foleil, forte chaleur, même efeorte de bonites 8c de nombre d'autres petits poiffons qui nous avoient fuivis depuis Vera-Crux; à trois heures un vent de nord s'eft élevé 8c nous a fait filer cinq nœuds. De nouvelles pertes font venues augmenter mes douleurs, j'ai été obligé de jeter à la mer cinq feuilles de mes grands nopals après avoir ramaffé les cochenilles ; quel funefte préfage pour l'ave- nir, fi nous reftons deux mois à la mer comme on nous en menace ! ?z juin. Le n, le vent de nord a régné jufqu'à trois heures du matin, qu'il a paffé au fud-eft; la nuit a été belle 8c fans pluie, à huit heures le vent a calmé, à dix il a paffé au nord, il étoit foible. 13 juin. Le 13, belle nuit, belle matinée, à huit heures calme, à dix vent, pluie à midi, calme jufqu'à cinq heures ; le brigantin de Campeche que nous avions perdu de vue a reparu ; il ne faifoit pas A G U A X A C A. lït plus de route que nous. Pluie, ouragan à huit heures du foir. La nuit du 13 au 14, tranquille ; les vents de *4 Juin nord ont paffé au fud-eft : quoique forts ils ne I?77' nous empêchoient pas de marcher, il a plu par raffales toute la matinée, nous étions par l'eftirne du pilote à quinze lieues de la Sonde, 8c à qua- rante de Campeche : j'ai perdu de belles petites perruches mexicaines que j'avois emportées, Se encore trois feuilles de nopals ; mes cochenilles exigeoient tous mes foins, c'étoit le temps de la ponte, il falloit préparer des nids; ce n'eft pas tout, les ouragans menaçoieut de remplir d'eau toutes mes caiffes 8c l'eau de la mer eft mortelle pour ces plantes ; j'étois obligé de veiller pour les couvrir de nattes épaiffes dans ces momens critiques, 8c alors elles n'avoient d'air que par les petites ouvertures latérales. Si cette naviga- tion n'étoit pas horriblement lente, il feroit agréa- ble de naviger dans le golfe ; mais les vents qui y régnent dans cette faifon, alternativement avec les calmes, étant fud-fud-eft 8c nord-nord- eft, ils ne mènent à auaun port en droite ligne. Nous avons eu le fpeftacle d'une infinité de dorades, le plus beau poiffon de la mer; nous n'avions pas un homme à bord qui eut le cou- rage ou l'adreffe de pêcher. Toute la nuit fuivante il y a eu un ouragan 15 Juin. terrible, la pluie tomboit en groffes gouttes avec le bruit des balles de plomb ; les vents ont été O ij îi2 Voyage déchaînés du nord - eft jufqu'à trois heures du matin, 8c font revenus au fud-eft à cinq heures du foir, point de calme non plus que la veille, nous avons été fur la Sonde depuis dix heures du matin, 8c nous pouvions efpérer d'arriver à Campeche dans cinq ou fix jours. Nous avons vu beaucoup d'oifeaux ; la mer a changé de couleur, Ces eaux étoient bleues céladon. Q;n Toute la nuit grand vent Se pluie par raffales ; ?" le matin du 16, temps gris, le refte du jour très- fin ; malgré toute ma vigilance, mes caiffes ont reçu une lame de mer ; les cochenilles ne réufllf fent pas à s'attacher fur la cacte fylveftre de Vera- Crux, nommée tunas , dix de mes raquettes fe font encore trouvées pourries, perte irréparable. Toute la nuit vent debout. Compagnie de marfouins énormes. uin Le 17, nous avons vu terre au fud, nous avions l'efpoir d'arriver le lendemain, mais le vent qui en fouffloit nous a éloigné pour le refte du jour ; ces terres font baffes Se paroiffent noyées. Com- pagnie de fous 8c frégates ; la couleur de la mer changeoit par bande, fuivant le plus ou le moins de fonds ; à midi nous n'avions que neuf braffes, ciel couvert. Le capitaine a, ce jour, ajouté au fond toujours rehaiffant de mes inquiétudes ; il m'a prévenu qu'à Campeche nous aurions des gardes 8c foldats à bord, 8c qui fait combien de temps encore nous réitérons à cette efcale ? A Guaxaca. 213 Un ouragan encore plus fort que celui du 15 nous a tourmentés cette nuit; le tonnerre 8c les éclairs éclatoient de toutes parts, l'eau tomboit en torrent, 8c les vents faifoient encore plus de bruit que les eaux 8c la foudre ; la terreur 8c l'effroi s'étoient emparés de tout le monde, on avoit été obligé de mettre la balandre toute nue, mes coffres étoient heureufement bien attachés 8c bien couverts, fans cette précaution c'en étoit fait de mes nopals, de mes projets, 8c je crois de moi-même. Après la tempête, les vents font venus avec 18 Juin force du fud, ils nous auroient fans doute beau- coup éloignés, puifque les fondes étoient rede- venues de feize à vingt - fix braffes ; la veille en voyant la terre nous n'avions que fix braffes, 8c n'étions éloignés de terre que d'environ huit lieues, car le nombre des braffes indique la quantité de lieues de diftance, 8c le fond diminue toujours en rapprochant de terre : nous avons vu un requin Se beaucoup d'oifeaux. Le 19 , les fondes ont varié fuivant que le 19 juin: nord nous approchoit ou que le fud nous éloi- gnoit, il fembloit que nous fuflions enchantés, Se que cette malheureufe terre s'éloignât à mefure que nous cherchions à en approcher ; en treize jours nous n'avions pu faire que quatre-vingt-dix lieues; ce jour là nous n'avons pas vu la terre, cependant le foir à neuf heures la fonde ne don- noit que fix braffes, Se toute la nuit nous avons O iij 214 Voyage fenti I odeur de la terre 8c des fleurs , mais nous étions en calme plat. Après, une bouffée de vent, puis le calme a ceffé, nous nous fommes appro- chés par trois braffes d'eau , 8c nous avons mouillé une ancre, point de pluie depuis vingt- quatre heures. so juin Enfin, le vingt nous avons vu la terre à cinq heures du matin ; elle eft plus haute à l'eft qu'au fud : on a levé l'ancre au lever du foleil pour approcher de terre, 8c à fept heures nous avons vu la ville de Campeche au fud-fud-eft. Son port n'eft qu'une mauvaife rade foraine, ouverte à tous vents , 8c à la diftance de trois lieues de la ville, dont un navire de quatre-vingt-dix tonneaux ne peut approcher de plus près ; à neuf heures nous avons mouillé. La Balandre de quatre-vingt-dix tonneaux qui nous mena à Campeche, étoit chargée de mahys que le capitaine comptoit y vendre, Se rempla- cer par un chargement de bois de teinture qu'il auroit vendu fort cher au Cap-François : mais il falloit de l'adreffe 8c des foins pour réuflîr, 8c les rifques étoient confidérables ; la contre- bande étant punie par la confifcation de corps 8c de biens. Le capitaine vendit très-bien fon mahys, dont la rareté l'avoit fait porter à un prix confidérable; mais ébloui fans doute par ces premiers avantages , il perdit le temps 8c l'occafion de profiter de ces fuccès. Pour moi, je fouffrois des tourmens inexpri- a Guaxaca. 215 mables de ces retardemens, 8c des pertes réi- térées qu'ils m'occafionnoient chaque jour dans mes nopals, dont je fus obligé de jeter à la mer plus de quarante. J'eus auffi fingulièrement à me plaindre de l'équipage, contre qui je me vis obligé d'aller porter des plaintes, mais cela me donna lieu de voir la ville. San Francifco de Campeche eft une ville de fix cent toifes en carré , parfaitement bien bâtie en pierres de taille à l'efpagnole , les rues ali- gnées très-propres 8c paffablement larges ; elle eft ceinte de courtines 8c de baftions , fans remparts ni terrâffes ; les murs font de trente pieds de haut fur cinq 8c fix de large , mais fans foffé : un vafte pueblo , ou bourg d'Indiens l'environne du côté de terre, en forme des faux- bourgs qui me plaifoient fingulièrement à caufè des bois 8c des haliers qui environnent chaque café ; ce bourg peut contenir mille Indiens : la ville a trois.mille âmes ou environ, en y comp- tant toute la bourgeoifie 8c la garnifon. L'ar- gent y eft fi rare qu'on fe fert d'amendes de cacao pour monnoie : pour huit amendes on a un œuf au marché, 8c l'on eft défrayé à l'au- berge pour deux réaies par jour. La débauche y eft à l'égal de la misère ; des matelots feuls peuvent s'y plaire, aufli l'appellent-ils leur pa- radis : telle fut la misère dans tout l'Yeucatan. Il y a environ fix ans , que fuivant les Efpa- O iv n6* Voyagé gnols eux-mêmes, il y périt quarante mille âmes î il eft fort douteux cependant que cette province, quoiqu'immenfe, ait jamais contenu autant d'ha- bitans : mais fi cela eft, s'il faut les en croire lorfqu'ils racontent ces affreux homicides , n'eft- ce pas au gouvernement qu'il faut les attribuer ? Comment peut - il négliger à ce point d'appro- vifionner cette province ? Cela feroit d'autant plui facile , que Campeche eft à peine à deux cent lieues de la Havanne, où abondent tous les grains d'Europe, 8c à quatre-vingt de Vera-Crux où j'ai vu régner la même abondance. Cette immenfe contrée a d'autant plus befoin de fecours , que les famines y font néceffairement plus fréquentes : il faut en attribuer la caufe aux féchereffes funeA tes pour ce miférable pays, dont le fol n'a que peu de terre végétale fur un fond de roc, 8c fré' quentes parce que les terres font baffes, 8c qu'au- cune montagne n'y rompant les vents , les nuages paffent toujours au large , à moins qUe le nord ne foit en oppofition avec le fud , 8c que par leurs chocs ils ne faffent perdre aux nues leur équilibre. Si les mois de Mai, Juin 8c Juillet , temps de la femaille du mays , fe paffent malheureufement fans pluie, c'en eft fait , 8c les infortunés colons ne peuvent plus efpérer de reffources. Le feul commerce qui Ce faffe à Campeche eft la pierre de taille que l'on porte à la Vera- Crux , 8c le bois de teinture dont on voit des piles immenfes coupées depuis trente années, que a Guaxaca. 217 ■les Efpagnols aiment mieux laiffer pourrir dans les chantiers que de les vendre aux interlopes ; 8e comment pourraient-ils l'exporter eux-mêmes ? Je n'y ai vu pendant mon féjour que trois brigan- tins en chargement , 8c jamais peut-être on n'y en voit un plus grand nombre. La culture du cacao n'eft pas permife dans ce pays , je ne fais par quelle trifte politique , car il y viendrait très-bien ; il eft au moyen de cela fi cher, que comme je l'ai dit, fes graines ou amendes fervent de monnoie , mais les pauvres fuppléent à la cherté du chocolat qui en eft la fuite , par les pépins de fapote marmue , gros comme des œufs 8c amers comme la coloquinte. J'ai parcouru tous les jardins de Campeche , je n'en ai point trouvé qui fût digne d'un curieux ; j'y ai pris à tout hafard feize pieds de deux efpè- ces de caftes inermes, qui m'ont été très-utiles par la fuite. Cependant, le 6 juillet le capitaine s'eft rendu la navigation feroit éternelle; il n'y en a point de plus difficile que celle du golfe du Mexique , vous éloignez-vous des fondes pour prendre le large ? vous tombez dans des courans, dont vous ne vous tirez plus ; reftez-vous fur les fondes ? vous n'avez que des demi-vents à faire quatre ou cinq lieues par jour aftronomique. Si l'on vient des mers du nord ou du fud pour aller à Vera- Crux, ou en quelqu'autre endroit du golfe du Mexique, il faut non-feulement reconnoître la fonde d'Yeucatan, mais encore celle de la Floride; or on appelle fonde une mer très-peu profonde, qui borde toutes les côtes du golfe du Mexique, depuis le cap Catoche jufques 8c plus loin encore que le cap S. Auguftin, depuis fix jufqu'à foi- xante lieues de la terre ; de manière qu'étant à l'extrémité de la plus grande fonde, à foixante- huit ,braffes, par exemple, vous pouvez juger à quelle diftance vous êtes de la terre, car la fonde diminue d'une braffe par lieue ; de forte qu'à une lieue de terre vous n'avez que trois j deux, même une braffe : ajoutons à ces notions fur le golfe du Mexique, que le nord y eft le vent dominant, 8c s'y fait fentir avec plus de violence que dans aucune autre mer de l'Amérique, de manière que 222 V O Y A G E dans lès mois d'Oftobre ou Novembre , il la rend prefqu'impraticable. iî^Juniet Le Xj ^ Drife du nor(\ avoit été très-forte, il fallut mouiller jufqu'à minuit. 14 juillet. Le 14 à dix heures la brife de terre ceffa ; les vents revinrent au nord , 8c l'après - midi l'on pouffa la bordée eft-fud-eft, en faifant une lieue ' à l'heure. La chaleur eft tempérée fur cette mer ; car, quoique le temps fût ferein , 8c que le fo- leil Ce montrât dans toute fa fplendeur , mon thermomètre ne marquoit que vingt degrés à midi. Nous étions à-peu-près à cinquante lieues de la ville. A cinq heures du foir nous arrivâmes à l'au- berge , car mouiller ainfi tous les foirs à-peu-près à la même heure, en a un peu l'air. Nous avions rencontré une heure auparavant un navire qui étoit plus à terre que nous ; nous vîmes palier aufli un brigantin que nous foupçonnâmes être le courier de la Havanne , il avoit vent arrière 8c toutes voiles dehors, néanmoins il marchoit moins vîte que nous , quoique nous euffions vent con- traire. La journée Se la nuit fe pafsèrent fans pluie , mais il y eut une rofée abondante. A onze heures du foir, le vent ayant changé on leva l'ancre , mais nous fîmes peu de chemin, le vent fud-eft très-foible ayant calmé depuis fept heures du matin , le lendemain jufqu'à dix heures, que le nord eft revenu. 1 s Juillet. Le 15 à onze heures du matin, le nord-eft a Guaxaca. 213 d'abord foible s'accrut au point de nous fair2 faire une lieue. Nouveau mouillage le foir à cinq heures , nons n'eûmes point de pluie en mer quoiqu'on la vît à terre ; nous avions évité une vigie, qui fait paroître l'eau d'un verd jaunâtre , à trois lieues de diftance du rivage : nous apperçûmes auffi le courrier de la Havanne ; c'étoit le même qui étoit parti cinq jours avant nous de Vera- Crux Se qui revenoit de la Havanne ; il nous apprit que M. le marquis de la Tour étoit relevé de fon gouvernement , nouveau motif pour moi de me féliciter d'avoir accompli mes projets fans retard , 8c aurois-je pu me flatter jamais d'obtenir de fon fucceffeur les bontés dont il m'a comblé? Comme ce bâtiment alloit à Campeche notre capitaine lui donna des lettres ^ Juillet pour Cette ville ; à minuit on a levé l'ancre , le vent fud-oueft étoit très-foible, 8c aboutit au calme à huit heures. A midi le nord-eft nous a permis de courir une bordée, mais à trois heures les vents s'étant renforcés, un orage menaçoit ; nous avons mouillé après un ouragan de pluie affreux ; on a mis à terre vis-à-vis d'une guérite pour faire douze bariques d'eau, 8c vingt-quatre fanègues de fel ; j'étois curieux de voir cette faline , 8c d'aller faire une petite récolte de plantes 8c de coquil- les ; mais la crainte des accidens qui pouvoient arriver à mes infeftes Se à mes herbes dans ^24 Voyage mon abfence m'a retenu; c'eft un facrificc qU'iI fallut ajouter à tous ceux que je leur avois déjà faits ; je m'en voyois cependant déjà récom- penfé, ma vanille jetoit quelques rameaux 4 mon jalap, mes nopals pouffoient des feuilles; j'en avois perdu beaucoup, mais ce qui reftoit étoit en bon état, 8c je pouvois concevoir l'ef- pérance la mieux fondée du fuccès. 17 Juillet Nous attendions le 17 notre pilote, qui étoit î"'77« 1 . allé à terre avec quatre matelots , il ne revint pas. Comme c'étoit un maître ivrogne , nous foupçonnâmes qu'il s'étoit ennivré , 8c que c'étoit la caufe de fon retard; le vent du matin avoit été foible, calme , enfuite à l'ordinaire, pluie à trois heures fans beaucoup de vent. Le bri- gantin qui faifoit même route que nous ne fit qu'une lieue dans toute la journée. 18 Juillet. Après avoir paffé le jour dans les plus 'vivesi inquiétudes , je confeillai le foir au capitaine de tirer un coup de canon ; j'étois défolé , une excellente brife de terre fouffloit alors, 8c nous eut fait faire dix lieues cette nuit : malheureu- fement le capitaine n'étoit point du tout marin, 8c nous n'avions plus affez de monde pour manœuvrer. Enfin le 18 au matin le canot eft revenu avec les matelots , ils avoient entendu les coups de pierriers quoiqu'à une lieue 8c demie, 8c au vent ; le pilote les envoyoit avec le fel , Se comptoit lui ne revenir qu'à midi 3 attendant des poules ? a Guaxaca. 225 Jpouks, des œufs, 8c des cochons que les Indiens dévoient lui apporter ; le capitaine furieux lui renvoya le canot avec ordre de revenir fur le champ ; il revint à quatre heures, 8c on leva l'ancre ; mais nous eûmes du calme toute la journée. Mon joli cardinal s'étant échappé de fa cage, s^eft jeté à la mer , le capitaine a promis à mon infçu à un bon nageur une bouteille d'eau- de-vie s'il rapportoit mon oifèau , le matelot h'a point marchandé , Se l'avidité lui fermant les yeux fur le danger, il s'eft précipité à la mer des fenêtres de la chambre 8c a pris une courfe de dix toifes ou environ , il a faifï l'oi- felet , l'a rapporté dans fa bouche-) 8c abordant la quille du bateau par l'arrière, il a faifï l'anneau de fer du gouvernail auquel il s'eft: cramponné , en attendant qu'on lui jetât une corde à l'aide de laquelle il eft remonté; j'étois dans la plus grande inquiétude que quelque* requins fi communs dans cette mèr n'accouruf-. Cent au bruit du nageur 8c ne le dévoraffent ^ 8c j'étois mortifié que le capitaine eut expofé la Vie d'un de fes matelots pour un fi foible inté- rêt ; heureufement il échappa , 8e outre la bou* teille d'eau-de-vie , il eut un beau mouchoir de tête dont je lui fis cadeau. Nous étions mouillés vis-à-vis d'une guérite ou vigie par trois braffes d'eau. Ces vigies font des huttes de bois en formé P ziô Voyage de tours quarrées de vingt à quarante pieds de* haut , bâties de quatre en quatre lieues fur toutes les côtes de la nouvelle Efpagne ; on y pofe des fentinelles qui doivent donner avis de tous les navires qu'ils apperçoivent, 8c ces fen- tinelles qui font des Indiens fe relèvent tous les quatre jours. Il arriva que celui qui étoit prépofé à la garde d'une de ces vigies s'étant ennuyé de ce métier propofa à nos gens de le recevoir dans le canot avec fon paquet, 8c de l'emmener ; ils y con- fentirent très-imprudemment, car il eft défendu fous les peines les plus graves d'embarquer aucun Indien : j'eus la curiofité de vifiter le paquet de ce malheureux , c'étoit fa provifîon pour quatre jours ; elle confiftoit en douze tor- dillas de huit onces chacune, 8c environ deux livres de pâte de mays groflièrement broyée, qui délayée dans l'eau fait une boiffon fingulière- ment agréable aux Indiens; celui-ci eft grand & bien fait , âgé de vingt-un ans, il n'a pas un feul poil de barbe , marié depuis deux ans ; il ne parut pas avoir le moindre regret d'avoir quitté fa. femme ; fur ce que je lui demandois s'il avoit des enfans , il me répondit d'abord que non, puis fe reprenant comme s'il fe rappeloit la vérité , il me dit qu'il en avoit un pequennito, très-petit, 8c cela en fronçant le fourcil, voulant faire entendre qu'il étoit fi petit qu'il ne valoit pas la peine d'en parler ; cela nous |it beaucoup rire* a Guaxaca. 117 Le matin 19 on leva l'ancre, Se Ton fit vent 19 JuîUec Arrière toute la journée par un fud-oueft fort foible ; à fept heures on l'a jetée, 8c levée à huit, lèvent étant paffé au fud-eft. Ce n'étoit «qu'un grain, le calme a fuccédé, on a de nou- veau jeté l'ancre , mais bientôt le vent ayant repris on a mis à la voile, 8c l'on s'y eft tenu toute la nuit. Le 20 toute la journée les vents de nord Se a0 juillet,. de fud nous ont fait faire une lieue à l'heure. Le ciel avoit été couvert toute la matinée ; à trois heures les vents très-foibles ayant changé quatre fois en moins d'une demi-heure, furvint un ouragan de pluie confidérable. Après bien des prières > j'ai obtenu qu'on en ramafsât fix barils , on en eut pu faire trente. Après la pluie on remit le cap à l'eft-fud-eft , car notre pilote fous le prétexte des courans ne vouloit pas quitter la terre, nous faifions de courtes bordées 8c de longs mouillages ; nous nous trouvâmes le foir vis-à-vis de rio de las Gartas , rivière des Lézards > ce qui annonçoit que nous avions fait dix-huit lieues depuis la veille, c'étoit beaucoup, mais il nous reftoit près de quarante lieues de cette côte à prolonger encore. Nous la quittâmes enfin, cette trifte 8c en» nuyeufe terre i nous prîmes le large Se l'on ren- ferma toutes les ancres dans la calle, mais le calme nous ayant repris tout de fuite, on a jeté une petite ancre ; à onze heures du foir le vent P ij 228 Voyage étant revenu fud-eft on appareilla de nouveau 5 1777.e il fraîchit tellement que depuis minuit jufqu'à deux heures , nous avions fait à-peu-près vingt lieues , la mer étoit redevenue bleu indigo : fi le temps eut continué il ne falloit pas plus de quatre jours pour nous rendre à la Havanne ,' ce fut le premier beau temps que nous eûmes depuis notre départ de Vera-Crux : cela me confola un peu de la perte de quinze ou feize pattes de nopal que j'avois faite depuis trois jours : nous découvrîmes un miférable petit bateau fous le vent , bientôt nous devions voir force navires. Mers de nos colonies fortunées ! que vous êtes différentes de ce trifte golphe ! de nombreux 8c riches bâtimens vous fillonnent en tous fens, femblables à ces brillantes routes qui traverfent les capitales, tandis que le golfe du Mexique eft aufli défèrt que les chemins de traverfé qui conduifent à des hameaux ifolés 8c mifërables ! sa Juillet. Le 22 à trois heures du matin le vent s'eft beaucoup rallenti , cependant à midi nous pen- fions avoir fait cinquante lieues depuis le 20, JSe être par conféquent hors d'un haut fond qui s'étend l'efpace de deux lieues à l'extrémité de la fonde nord 8c fud par vingt-trois degrés de latitude boréale, 8c deux cent quatre-vingt-fix degrés dix minutes de longitude méridien du pic de Teneriffe. Il y avoit eu de l'erreur dans cette eftime , car à deux heures après midi un cri d'effroi, élevé de deffus le pont, nous a fait a Guaxaca. 229 voir très-évidemment 8c avec la plus grande épou- vante cette vigie, qui cachée fous l'eau s'étendoit en rameaux lacinîés à droite 8c à gauche une lieue de large fur trois lieues de longueur; on a viré de bord à l'inftant, 8c ayant filé quarante-cinq braffes de fonde, on a trouvé un fond de roche rougeatre qui m'a paru des fragmens de coreaux avec des herbes ;. le banc paroiffoit rougeatre, dans toutes fes parties, 8c donnoit à l'eau une teinte de crayon rouge. Il eft heureux pour noas qu'il fît jour en ce moment ; de nuit nous aurions traverfé tout le banc , 8c peut-être y aurions- nous péri, car quoique la mer n'y brife point, 8c qu'il paroiffe couvert de beaucoup d'eau , on ignore cependant la nature 8c la hauteur^. de ce fond. En réjouiffance d'avoir échappé a ce danger nous bûmes deux bouteilles d'un excellent cidre, dont le capitaine m'avoit fait préfent , le vin de Champagne n'a rien de plus agréable ; cette libation nous rendit le courage. Nous pafsâmes la nuit fans danger , le vent du 2, Tuîl fud avoit foufflé , le navire ne gouvernoit plus» I777* On prit un phocène (marfouin) monftrueux, il avoit huit pieds de long fur cinq Se demi de circonférence , fa queue en avoit deux de large , c'étoit une femelle ; en l'ouvrant on coupa fans doute quelques vaiffeaux laites , car on vit couler plus d'une pinte d'un lait très-pur 8c très-blanc. Le navire étoit entouré d'une troupe nombreufè de. ces animaux , qui, malgré leur taille énor- P iij *3° Voyage me , ne paroîffoient pas plus gros que des carpe» de huit à dix livres. ** Juillet La nuit nous eûmes un peu de vent ; mais le 1777- . r ' 24, calme tout plat. Le vent reprit encore le foir au lever de la lune. aç Juillet. Le 25 à dix heures du matin , on prit un requin , c'eft le fqualle tibum de Linnœus ; cet animal eft hideux à voir dans l'eau , il a quel- que chofe de finiftre , 8c brille le jour comme la nuit ; on l'a harponné avec un dard d'un pied de long emmanché d'une gaule de fix pieds ; quelque dure que foit fa peau , qui réfifte à la pointe du couteau , elle n'a pu éviter le coup de cette arme, 8c le monftre a fait moins de réfif- tance dans l'eau , 8c s'eft moins débattu fur le pont que le marfouin; il avoit cinq pieds de long 8c étoit environné à l'ordinaire du duftor ( pilo- tin) efpèce de perche qu'on nomme ainfi parce qu'elle eft toujours au gouvernail. On a fervi de ce requin , je n'ai pu me réfoudre à en man- ger , quoique ce foit le mets favori des Campê- chiens, ce qui ne fait pas l'éloge de leur goût, y ayant dans leur rade une multitude de poiffons exquis. On en a pris depuis un autre monftrueux, il a fallu un appareil pour le hiffer à bord ; c'é- toit une femelle , mais d une autre efpèce , elle avoit dix pieds huit pouces de long ; j'en ai envoyé des fœtus à M. Daubenton , il paroît que cet animal eft vivipare. A midi il a plu beaucoup , 8c pendant deux a Guaxaca. 2.31; Fleures les grains fe font fuccédés , cela nous a fait faire du chemin en nous donnant du vent , mais le calme a repris à cinq heures jufqu'au lever de la lune que le vent eft revenu affez fort. Le 26 le vent s'eft rallenti par légères bouf- 26 Juillet fiées qui nous faifoient faire une demi - lieue par heure , les grains font venus mais fans vent ; le matelot travailloit fans fin à la manœuvre pour faifir le moindre air de vent, mais fans fuccès, il repaffoit alternativement d'un bord à l'autre , à peine fuffifant pour faire gouverner, 8c puis expiroit à tous momens ; nous rencontrâmes deux énormes pièces de bois flottantes chargées d'oi- feaux ; le pilote fe faifoit à vingt-cinq lieues de la fonde de la Floride , 8c nous étions par vingt- cinq degrés de latitude. Le 27 au matin calme plat , fâcheux repos ! 27 Juillet. cruelle inertie ! Faut-il être arrêté ainfi lorfqu'il me feroit fi doux d'arriver, m'écriai-je cent fois? Mes cochenilles pondoient en effet pour la deuxième fois, 8c je n'avois plus de plantes fur lefquelles je puffe les multiplier , une jeune feuille de nopal 8c une vieille venoient de mourir , un ravet Meta luci* fuga avoit rongé la moitié d'une autre , je me voyois au rifque de perdre cette nouvelle géné- ration , cependant j'eus la petite confolation de voir deux plants de vanille pouffer encore quel- ques rameaux. Plufieurs bonites rodoient autour de notre navire ; ce nom de bonites donné à cette espèce de coriphène vient de l'efpagnol but- P iv t3i Voyage nito , augmentatif de bueno , qui fignifie très-bon; nous vîmes aufli quelques dorades, autres efpèces de coriphènes, Yequifolis de M. Linnée , les ma- telots en ont pris une, elle avoit quatre pieds trois pouces entre tête 8c queue , 8c un pied 8c demi de large à l'eftomach ; la mer n'a pas de poiffon plus beau ni même d'auffi beau , le corps eft d'un jaune d'or éclatant fur un verd chan- geant avec des taches rondes d'un pouce de large, d'un bleu d'outremer, les nageoires Se la queue font d un verd éclatant ; dans le calme fes cou- leurs la faifoient remarquer à cinquante pieds de profondeur dans l'eau. Le foir les vents reparurent 8c l'horifon fe chargea tellement de nuages que l'on craignoit un orage terrible, il n'y eut cependant que peu as Juillet de vent, encore fut-il contraire ; toute la nuit *7?7v le Cap étoit fud. Le matin on avoit couru une bordée au nord - nord - eft , mais le calme eft encore revenu ; j'obfervois depuis huit heures 0 dans la partie du ciel nord-nord-eft , un nuago en forme de queue de cheval nord-nord-eft 8c fud-fud-oueft qui paroiffoit le fignal du calme , comme les procellaria me parurent indiquer du vent. *9 juillet. Le 29 le calme ceffa vers minuit , 8c nous fîmes environ cinq lieues jufqu'à neuf heures, il reprit jufqu'à onze , puis du vent jufqu'à une heure , puis mon nuage à queue de cheval, on fonda, mais fans trouver de fond ; le pilote qui A G U A X A C A. 233 s'étoit cru fur la fonde de la Floride fut détrompé ; je le fus encore plus triftement, quoiqu'à foixante lieues ou environ de la Havanne , nous étions à peine à la moitié de notre voyage ; la trifte , l'ennuyeufe navigation ! Le vent revint à quatre heures du foir, mais à fon train on le reconnut pour un vent frais , 8>c réglé , 8c il n'a difcontînué que le trente au3<3 Tllil! matin pour faire place à la brife de terre. Par I:77, l'obfervation nous avions paffé la fonde de la Floride , on veilla toute la nuit pour éviter las tortugas les tortues, affemblage de quatre ou cinq petites isles au bord de la fonde de la prefqu'isle de la Floride. Nous eûmes tout ce jour un ciel chargé de nuages , Se des grains de pluie. En vifitant mes nopals , j'en ai trouvés trois feuilles de mortes , j'ai nétoyé toutes les autres, Se je les ai vergetées pour en ôter la poudre blan- che dont elles fe couvrent, j'ai exterminé toutes les cochenilles filveftres qui s'étoient mêlées avec les fines, 8c en avoient étouffé une grande partie ; me trouvant beaucoup de ces caftes de Vera- Crux, armées d'horribles épines, j'en ai jeté treize à la mer, enfin j'ai defféché les cochenilles filvc£ très que j'avois recueillies pour les envoyer à mon père , 8c à Mrs. de Roftagin 8c Juflieu. En net- toyant ainfi mes coffres ou plutôt mes jardins, j'ai trouvé trois chacherlas Se une fcolopendre morfitant ; Heureufement ces infeftes ne mangent point la cochenille, car s'en étoit fait de mes tréfors 3 234 Voyage cette occupation me récréa quelques inftans, maïs elle me fatigua beaucoup. ai Juillet Le 31 après avoir louvoyé toute la nuit pour éviter les côtes , au point du jour nous avons vu la terre de Cube, & nous nous trouvions de vingt lieues en-dedans du canal ; le lendemain nous pouvions voir la Havanne , 8c deux jours après debouquer le canal de Bahama , charmante perf- peftive qui nous affuroit un prompt retour. Cependant notre équipage vouloit abfolument aller à la Havanne, mais nous ne pouvions , le capitaine 8c moi, nous y expofer fans courir les plus grands rifques de notre liberté , 8c même de notre vie ; nous réfolûmes donc de les forcer à- nous obéir , ou de tuer les plus mutins, au pre- mier coup de fignal dont nous étions convenus : quelque violent que puiffe paroître ce parti, il faut confidérer qu'il importoit fort peu à nos gens d'être débarqués à tel ou tel port, au lieu qu'il étoit pour nous de la plus grande confé- quence de ne pas defcendre à la Havanne. Portés par le courant 8c le vent, nous nous trouvâmes à midi devant Bahyaonde ; depuis deux jours nous avions la plus belle navigation du monde, mais il nous reftoit quatre cent lieues à faire 8c nous n'étions pas à la fin de nos peines. En effet le vent fe renforça, la nuit fut ter- rible; aux fecouffes que recevoit le bateau, je croyois être prêt à périr, on ôta la bonnette de la trinquette, & on prit des ris dans la grando A Guaxaca. 235 voile, malgré cela le bateau donnoit furieufement la bande, il fallut dormir à platte terre, 8c tout habillé, mais grâces aux voyages cela ne me coûtoit rien. Le 1 Août au matin, malgré les vents con- lAoût , 7 ° I777« traires, les courans nous ayant porté toute la nuit, nous avons vu la table de Marie-Anne, 8c à quatre heures du foir la bordée nous a con- duits jufques fous le canon du fort Maure ; j'ai revu de loin la maifon de campagne de D. Huet, j'en reconnus les environs, ainfi que le fort du prince dont il m'avoit montré les ouvrages; la journée fut belle, mais le vent violent du nord- nord-eft fit reprendre à fix heures du foir les ris qui avoient été largués ; une mauvaife manœuvre penfa nous faire périr, des cris redoublés, des mouvemens violens Se précipités vinrent jeter l'épouvante dans nos efprits, j'eus d'autant plus de peur que je me trouvois riche ; riche, bien entendu, des richeffes que j'avois ambitionnées; je n'eus point que je me rappelle de ces frayeurs en allant au Mexique. Les vents ayant été nord-eft toute la nuit , - Août. nous avions fait peu de chemin, le matin du 2 Août à neuf heures : je vis pour la première fois le matin un orage effroyable ( c'eft le premier exem- ple que j'aye eu d'un orage le matin) en Améri- que, Toute la journée ainfi que la nuit fuivante furent fort pénibles, on a reviré de bord fans fin; à trois heures nous avons vu le pin de 236 V O Y A G E Matances ; la mer étoit terrible, Se il y avorf d'autant moins lieu de tenter le débouquement, que nos manœuvres étoient dans le plus mauvaifr état poffible ; c'étoit encore un exemple de la pareffe efpagnole ; pendant tant de calme que nous éprouvâmes , il leur étoit bien facile de rider les haubans, 8c faute de cette précaution il fallut, malgré mes repréfèntations, s'arrêter 8c perdre beaucoup de temps. 3 Août Après avoir couru des bordées toute la journée du 3 Août, la mer toujours groffe, il fallut fe réfoudre à entrer le foir dans la baye de Matances. Cette baye a environ une lieue d'ouverture fur deux de profondeur ; trois rivières ou plutôt trois ruiffeaux s'y jettent, nous mouillâmes Cm le foir à demi-cable du rivage : ce fort eft quarré, flanqué de quatre baftions, 8c peut avoir trente toifes de long. La courtine qui regarde la mer eft défendue par un ouvrage à couronne, il m'a paru en fort bon état: j'y entrai comme fi je m'en fuffc rendu maître, je ne trouvai de fentinelles ni aux barrières du chemin couvert, ni aux portes, Se je pénétrai ainfi jufques dans la place d'armes, où je trouvai fix foldats qui jouoient aux cartes, 8c qui fans fe déranger, fans me faire la moindre queftion, melaifsèrent fortir comme j'étois entré. Quelque bien fortifié que femble ce château, je ne le crois propre qu'à empêcher la defcente Se l'aiguade à des navires marchands ou corfa-i- A G V A X A c A» *3? jres, 8c sûrement il ne foutiendroit pas le feu d'un vaiffeau de foixante pièces de canons. Matances qui eft au fond de la baye eft un lieu mal bâti, marécageux, froid, humide, 8c mal •fain: il n'y a nul commerce, nulle culture; le peuple qui l'habite offre le fpeftacle de la misère la plus honteufe 8c la plus craffe, il y eft mangé par des crabes monftrueux 8e dégoutans, 8c les mange à fon tour. Le village eft fitué au con- fluent de deux ruiffeaux, fur lefquels on fait flotter de l'intérieur des terres des bois de conf- truftion pour la Havanne ; une miférable redoute en pierre décorée du nom de château, eft au front du village, 5c défend le fond de la baye. On ne devoit s'arrêter dans ce miférable lieu que pour faire de l'eau Se rider les haubans , mais la défertion d'un matelot 8c l'ivrognerie du pilote nous y ont retenu deux jours. Le 5 Août j'ai acheté à Matances fix cardi- ^aoû* naux, deux ciris, deux alouettes, 8c huit autres oifeaux très-jolis, dont j'ignorais les noms; j'en ai rapporté en outre plufieurs feuilles d'un cafte que l'on appelle raquette efpagnole dans nos colo- nies, 8c dont je veux éprouver la qualité par mes cochenilles : j'ai encore vu fe pourrir trois feuil- les de nopal, que de pertes ! que j'avois de cha- grin de ne pas être rendu à S. Domingue ! ' Enfin, le 6 on a levé l'ancre 8c nous fommes « Août, heureufement fortis : le j nous nous faifions à 7 Août- vingt lieues de Matances. Ce malheureux pilote 138 Voyage fit encore une fauffe route, 8c par fa faute nous ne vîmes que le foir les Martyrs , que nous aurions dû reconnoître dès le matin pour embouquer le canal; il fallut donc louvoyer toute la nuit par une mer épouvantable, 8c ce ne fut que le 8 à cinq heures du matin qu'on prit une route direfte au nord-eft, par un vent de fud-eft. Les courans nous ont tellement portés, qu'à midi nous étions par vingt-fix degrés fix minutes , ainfi malgré le vent nous avions fait quarante- deux lieues pendant la nuit. La. mer fut groffe toute la journée mais , elle calma le foir, nous avions eu trois grains. 9 Août Nous aurions pu débouquer le 9 fi les vents euffent été favorables, mais étant eft-nord-eft il a fallu louvoyer toute la nuit> Se faire route au nord-oueft 8c au fud-eft, dans la crainte de donner dans les écueils qui font à droite Se à gau- che ; le foleil s'étoit levé chargé au bas de l'ho- rifon d'une maffe de nuages, pronoftic certain d'un gros temps dans ces mers; il ne fut point trompeur, la mer fut horrible, le vent fuffbquant) les vagues monftrueufes , leur choc joint au clapotage naturel du courant faifoit un bruit affreux ; les vents étoient nord-eft, 8c par confé- quent direftement contraires , nous louvoyions toujours bord fur bord au nord-oueft 8c au fud- eft ; cela ne nous empêcha pas de faire trente- * cinq lieues : tel eft l'effet du courant, que quel- que monftrueufe que foit la lame) elle nefe brife à Guaxaca. z$9 jpoint en formant la vafte coquille qu'elle repré- sente dans d'autres mers ; mais le flot pouffé en fens contraire par deux forces égales, le vent s8c le courant s'élève en pyramide, 8c retombe en clapotant tout à plat fur fa bafe : on peut fe figurer à quelle fatigue font expofés alors le navire 8c les navigateurs. Pour concevoir la caufe 8c le mécanifme du fameux courant qui nous entraînoit 8c en com- prendre l'effet fingulier, il faut le regarder comme un vafte dégorgeoir des golfes du Mexique 8c de Honduras, 8c des mers fupérieures dans lefquelles fe déchaigent l'Amazone, l'Or- mogue , la Madelaine , le Miflifllpi, 8c une infinité d'autres fleuves du fécond ordre. Leurs eaux ne pouvant franchir la barrière que forme l'archipel des isles Caraïbes de l'eft à l'oueft, ie débordent en bas par le canal de Bahama , l'ouverture la plus cave fans doute que laiffent les canaux qui féparent toutes ces isles,, 8c pénè- ïrent par-là dans les mers du nord. En plein calme, ce courant porte une lieue un tiers par heure, à vent contraire il porte une lieue 8c demie. On a vu le trident , vaiffeau de guerre efpa- gnol de foixante canons, faifant vent arrière, en- traîné de devant la Havanne, toutes voiles dehors jufques à la Caroline, fans pouvoir s'en défendre. La mer fut fi terrible pendant la nuit, que l'on mit à la cape. Le vent étoit eft, le cap jjerd, 8c fuiyajnt mon eftime le courant portoit 240 Voyage à l'oueft; cela me fit penfer qu'à forée de dérivée nous irions à la côte ; trois fois j'eus ertvie dé communiquer mes obfervations au capitaine, Se trois fois la crainte de paffer pour un obferva- teur ridicule 8c importun m'a retenu ; j'ai bien-» tôt eu lieu de me repentir de ma folle pudeur ^ car à deux heures du matin le capitaine, ou plutôt l'effroi en perfonne, eft venu me réveiller; il pleurait 8c fe défefpéroit : qu'y a-t-il capi- taine ? maie fumus, perditi fumus , nous fommes perdus ! pourquoi ? Comment ? qu'eft - ce ? hai fundo ! le fond: en effet, on venoit de fonder 8c l'on avoit trouvé le fond à quarante braffes >, le vent 8c le courant nous portoient à terre ; patience , patience, lui dis-je ; je fuis monté fur le pont, 8c prenant alors plus de hardieffe 8c de confiance dans mes idées, j'ai opiné pour porter le cap au fud-oueft. Le capitaine , le pilote 8c le contre-maître y ont confenti: ort a viré de bord, 8c en moins de deux heures* on n'a plus trouvé de fond. Août Le io , le foleil fe leva avec un épouvan- table fombrerc, chapeau , de nuages noirs 8c épais : une foule de taille-vents 8c autres oifeaux de mer fuyoient à cet afpeft ; mes oifeaux Ce hâtoient de manger, le chant de mes allouettes, vraies caffandres, me préfageoit une journée périlleufe 8c funefte : en effet, les grains, les ouragans fe font fuccédés avec rapidité ; je crai- gnois qu'on ne pût prendre hauteur : heureufe- ment A G U A X A C A. 2.41 ment il eft venu un éclairci pendant lequel on a obfervé vingt-neuf degrés de latitude : ainfi, comme je l'avois annoncé au capitaine, la Ba- landre avoit fait malgré le vent, 8c par la feule force des courans, plus de vingt lieues marines, 8c nous nous trouvâmes débouqués : c'étoit là le moment de prendre la route d'Europe, fi nous euffions voulu y retourner, mais nous cherchions S. Domingue, 8c j'avois befoin d'y arriver, pour moi 8c pour mes chers infeftes, qui ne voyoient le jour qu'une heure fur vingt-quatre. Le vent diminua graduellement de force; le " -î: 1777- 11 le ciel 8c la mer furent affez doux, mais les courans nous avoient portés quarante lieues au nord-nord-eft. Les vents fe rapprochoient du fud en tournant de manière à nous faire efpérer d'avoir dans peu la proue à l'eft, 8c alors nous ne devions plus avoir que de la latitude à faire pour defcendre à Saint-Domingue, huit jours de vent arrière pouvoient nous y conduire. Nous nous trouvions par trente-un degrés trente minutes de latitude , à la hauteur de Charleftown, en face de la Caroline : à quatre heures du foir on prit un oifeau que les Efpa- gnols appellent tinofà. C'eft le lavus de M. Linnée. Le 12 nous avons eu calme jufqu'au foir iaAoûr malgré la plus belle difpofition de route, lez vents étoient fud-oueft. Nous avions la proue à eft-quart-eft, à trois heures un fouffle léger nous Q 2.42 Voyage a pris du fud-oueft , Se nous fîmes route au fùd-eft. 13 Août Le 13 les vents fraîchirent peu-à-peu au point I77r' de nous faire filer quatre nœuds à la minute, 14Août. mais ijs ont diminué le quatorze, jufqu'au calme qui nous a pris à midi ; à quatre heures ils reprirent légèrement ; la latitude fe trouva de trente-un degrés quatre minutes. Un foible fud-oueft nous fit faire deux ou trais lieues durant la nuit, mais il fut fuivi 15Août, tout le 15 d'un calme profond, calme cruel qui s'oppofoit fans ceffe à notre retour, 8c m'ex- pofoit à perdre tout le fruit de mes longs 8c pénibles travaux ! Quatre de mes nopals avoient encore péri , dont un chargé de trois jeunes feuilles , 8c d'une ample génération de coche- nille ; ce qui me furprenoit, c'eft que mon mal- heur vint du côté de la plante qui ne pouvoit réfifter, tandis que je l'avois toujours redouté de l'infefte qui fe trouve au contraire d'une patience à l'épreuve 8c d'un tempérament excel- lent ; il ne m'en eft pas mort un feul , j'eus donc bien lieu de me féliciter d'avoir pris à Campeche trois autres efpèces de caftes , qui toutes trois nourriffent la cochenille quoiqu'en moindre quantité, 8c avec moins de fuccès que les nopals. Au coucher du foleil les vents toujours foi- bles, après avoir varié du fud-oueft au fud-eft ^fè font calmés dans la nuit. A G U A X A C A. 243 Le 16 ils furent encore fud-eft, après avoir i^Août louvoyé on fit le fud-oueft au plus près, nous faifions tout au plus une demi-lieue : à onze heures du foir le vent a repris. Nous avons vu le 17 fous le vent une frégate *" Ac'! 8c un autre bâtiment armés en guerre, quatre navires faifant pavillon à bandes rouges 8c blan- ches , 8c plufieurs goélettes qui paroiffoient leurs mouches : nous avons arboré pavillon rouge à la croix de Bourgogne , 8c l'avons affuré d'un coup de canon ; ils font arrivés fur nous, 8c la . frégate armée de trente canons, commandée par le capitaine Chiarey venant de la nouvelle York nous a mis entr'elle 8c fa mouche armée de huit hommes 8c de quatre pierriers braqués, la mèche fumante 8c prête à faire feu ; elle a hélé en anglois, nous n'avons pu répondre qu'en efpa ■ gnol ; alors elle a tourné le navire par la poupe, 8c s'eft placée à ftribord ; la frégate a mis fon canot à la mer ; il étoit monté par un officier 8c fix matelots , l'officier ne fâchant que l'anglois n'a pu que nous donner fa longitude qui fe trouva foixante quinze degrés dix-fept minutes, méridien de Paris; nous lui avons montré nos paffeports avec les regiftres de Vera - Crux, 8c nous lui avons fait figne que nous en venions ; nous lui avons aufli fait préfent de quelques rafraîchiffemens, en patates, bananes Se girau- monts, 8c il eft parti fort fatisfait; ce qu'il y eut de finguliery c'eft qu'on oublia de lui deman- Qij 244 V O Y ACE dcr le nom du commandant de cette petite efcadie , 8c pour or.el parti ils tenoient , s'il étoit anglois ou infurgent ; on pourroit cepen- dant foupçonner qu'il étoit anglois, fur ce qu'il nous dit que fon bâtiment, ci-devant appelé Bofton , portoit aftucllement le nom de Daphné ; les quatre navires dont il étoit efcorté portoient tous des royaux , ce font les premiers auxquels j'en aie vu. Nous reprîmes notre route par le nord-eft. La pleine lune nous donna du vent 8c des grains, j'avois toujours obfervé que le change- ment de lune amenoit ces variations. Cela fe vérifia encore mieux le lendemain 18. Dès trois heures du matin nous avons eu beau- coup de vent 8c de pluie, 8c tout lé jour les grains fe font fuccédés de tous les points de l'horifon; les vents ont été contraires toute la matinée , il a fallu courir bord fur bord, à midi le vent a fraîchi en tournant au fud, puis au fud-oueft, alors le ciel a paru menaçant de mille tempêtes , le vent s'eft renforcé , il eft tombé quelque pluie ; on crut devoir amener les bonnettes du foc 8c prendre des ris dans la grande voile ; mais ce fut inutilement qu'on perdit ce temps précieux, car toutes ces mena- ces s'évanouirent , 8c la nuit fut tranquille': on avoit fait à-peu-près une lieue 8c demie par heure depuis midi, 8c l'on avoit pris un poiffon qui eft le gafleros-terus de Linné. A Guaxaca. 245 Le maudit calme nous arrêta encore le dix- 19 Août neuf Aouft depuis trois heures du matin jufqu'à neuf; à cette heure 8c jufqu'au lendemain le vent reprit du fud , 8c nous avions le Cap à l'eft-quart-nord-eft , on ne fit pas plus d'une lieue à l'heure. Une colonie de petits poiffons émigrans fui- voit agréablement notre gouvernail à droite 8c à gauche ; c'étoient des perches , des gafteros- terus, des duâors, -ces bandes de poiffons d'un autre hémifphère, qu'on rencontre ainfi dans quelques mers , femblent vraiment de petites colonies errantes qui cherchent à fe fixer : qu'elles rencontrent un vaiffeau, c'eft pour elles un rocher , un banc, une isle, un rivage; elles y trouvent fans ceffe de la nourriture, le mou- vement ne leur eft pas moins néceffaire, mais le vaiffeau marche Se elles marchent auffi , arri- vés au port chacun prend fon parti, Ce difperfe 8c trouve fon auberge. ** Le 20 Août les vents étant eft-quart-nord- 2oAoû> eft, nous eûmes le Cap au fud-quart-fud-oueft, depuis il fut au fud Se s'y foutint à peine ; nous faifions tout au plus une lieue à l'heure. Cette navigation n'eft guères moins ennuyeufe que le calme , elle vaut mieux cependant. Il n'y euî ce jour ni pluie , ni orage , le pilote Ce faifoit nord Se fud de la pointe de Mezy par trois degrés vingt-une minutes de latitude , enforte que nous avions encore deux cent cinquante Q «j v i4° V O Y A G E lieues de route au moins, les terres que nous cherchions paroiffoient reculer devant nous 1 nuiTI m'a-t-il toujours femble que le capitaine Se le pilote avoient eu tort de s'abandonner comme ils ont fait aux courants, du canal de Bahama jufques par les trente-trois degrés : je ne faifois pas de doute que ce ne fût la caufe des calmes Se des vents contraires que nous éprouvions, au lieu que fi l'on eut abandonné le canal dès les vingt-huit degrés, on auroit plutôt trouvé le vent, ou en tout cas en côtoyant les Lucayes, on ne pouvoit manquer d'avoir des vents de terre. Le capitaine m'objeftoit à la vérité que les vents étoient contraires le jour où nous avons eu les vingt-huit degrés, mais c'étoit une inauvaife exeufe 8c mon journal faifoit foi du contraire ; les vents étoient alors eft, 8c en mettant le Cap au fud, le mouvement compofé du vent d'eft 8c du courant , qui portoit au nord, auroit à coup sûr fait faire le fud-eft. Nouvelle perte de nopals, nouvelles douleurs , 8c d'autant plus grandes que les infeftes qui font fixés fur la plante morte paroiffent fans reffource, 8c ne peuvent fe tranfplanter fur une autre, comme j'en établirai la raifon quand je donnerai l'hiftoire de la cochenille. J'étois défolé, il y avoit des inftans où je défe£ pérois de pouvoir amener ma petite colonie faine 8c fauve à Saint-Domingue , 8c je ne pouvois en attribuer h caufe qu'à la longueur de notre navi- a Guaxaca. 247 gation , 8c au défaut de fonds qui m'avoit empê- ché de faire des difpofitions plus favorables. Cependant le 21 Août à fix heures du matin, sijvoût les vents qui avoient été foibles à l'eft-quart-nord- eft durant la nuit, font revenus vivement au nord- eft ; nous filions cinq ou au moins quatre nœuds 8c nous nous trouvions à la hauteur du môle St. Nicolas, nord 8c fud avec lui par vingt-neuf degrés quarante - neuf minutes de latitude boréale. Le ciel étoit beau , un large rameau de nuages, atté- nués comme le chanvre ou le lin que les fileufes enroulent fur leurs quenouilles, 8e qui croifoit le ciel du nord au fud, nous indiquoit enfin l'arrivée de ces vents après lefquels nous foupirions. S'ils nous euffent favorifés durant fix jours, nous arri- vions au Cap-François. J'obfervai mercure une heure avant le lever du foleil dans le figne de l'écreviffe. Le 22 filant cinq ou fix nœuds par nord-nord- 23 Août, eft, le vent s'accrut au point qu'à cinq heures du foir il fallut amener les bonnettes du phoque de la trinquette, 8c prendre des ris dans la grande voile. On avoit obfervé à midi vingt-huit degrés quarante-quatre minutes, 8c nousr nous trouvions à la hauteur de l'isle de la Tortue : le lever du foleil avoit été rougeatre, pefant, le coucher fut entièrement obfcurci de vapeurs , 8e l'horizon pris de toutes parts. A dix heures du foir on fut obligé de mettre à la cape fous le phoque, la majeure abattue, 8c Q iv „43 Voyage :ic::: filions encore cinq nœuds. Les coups de mer redoublés frappoient avec un bruit grave Se fourd les flancs du bateau, Se 1 ebranloient par des fecouffes épouvantables ; vingt fois l'eau eft entrée fur le pont, 8c une pluie affreufe fe joignant à ces torrens, il a fallu boucher toutes les fenê- tres : j'ai voulu dormir , inutiles efforts, il n'y avoit pas moyen de refter en place , chaque flot mettoit le navire fur le flanc à angles droits ; une pièce de monnoie n'auroit pas tenu fur le plan- cher. La mer étoit affreufe , tantôt notre frêle machine s elevoit à cent pieds du niveau, tantôt elle retomboit dans des abymes effroyables , 8c le mugiffement des vents dans les cables égaîoit îe bruit du tonnerre. Je voulus contempler cette belle horreur , mais il n'y avoit pas moyen de fe tenir fur le pont, 8c d'ailleurs que voir dans une nuit auffi profonde ? Nous donnâmes de l'eau-de- vie aux matelots ; ils paroiffoient jouir tandis que nous étions dans de mortelles allarmes, 8c chan- toient au fort de la tourmente. Je voulus d'abord en conclure que le danger n'étoit pas fi grand ; mais en réfléchiffant fur la nature de ces êtres û différemment modifiés, je blâmai bientôt ma pre- mière conféquence. s Août Le jour parut fans nous apporter aucun fou- lagement, les vents confèrvèrent toute leur furie, le ciel fes épaiffes ténèbres , 8c la mer toute fou horreur. Nos gens haraffés , le capitaine abattu, nos agres fatigués, relâchés, nos voiles rompue*, A G U A X A C A. *49 tout nous faifoit redouter une nuit pareille à la précédente, 8c en effet, malgré quelques nuages rougeâtres que nous entrevîmes fur les fix heures du foir au fud-oueft 8c que nous regardions comme le préfage du calme ou du changement de vents, ils femblèrent redoubler d'efforts , la pluie re- tomba en ouragan 8c dura jufqu'à minuit. Le 24 au matin quoique la mer fût encore 24 très-haute , les vents avoient calmé , ils étoient au fud-eft-quart-fud : en me levant j'apperçus la lumière du foleil à travers quelques nuages blan- châtres , il éclaira par intervalle, 8c l'on put prendre hauteur à midi; nous nous trouvâmes par vingt-fix degrés vingt-huit minutes nord 8c fud au Cap occidental de Mogane, enforte que malgré la tempête, comme je l'avois prévu, nous n'avions pas perdu un pouce de terrain en longi- tude 8c nous avions fait au contraire cinquante en latitude. Il fallut gouverner à l'eft-nord-eft , quoique ce fut mauvaife route, mais quoi ? la mer étoit encore fi dure ! fi nous euffions eu le Cap au fud, en deux jours nous débarquions fous Mogane , 8c trois jours après nous pouvions être au Cap dont nous n'étions éloignés qu2 de cent- vingt lieues en latitude. Dans fept voyages que j'avois fait fur mer je n'avois pas vu de temps plus mauvais fans foudre ni éclairs ; la tempête avoit difperfé la4 troupe de petits colons qui nous fuivoient, 8c des petits pilotes qui Ce tenoient auparavant à droite 8c à gauche de 250 V O Y A G F. notre gouvernail , je n'en revis que deux petits blancs, 8c deux gros noirs qui font des perches. Mon perroquet 8c mes oifeaux m'avoient annoncé le mauvais temps en s'agitant 8c fe débattant beaucoup 8c en criant d'un fon de voix plus fier 8c plus dur que de coutume ; il m'en eft mort neuf ; mon jalap a été fort maltraité, 8c je ne Cds fi je parviendrai à le fauver, heureufement mes infeftes 8c mes nopals n'avoient pas autant fouffert que je l'avois craint. Ma principale affaire étoit de fauver les premiers , car je pen- fois que je pourrais trouver des nopals au jardin du roi. .< Ao.t Le 25 les vents étant revenus eft-nord-eft j îr7:- nous avons eu le Cap au fud jufqu'à midi feule- ment , il s'eft trouvé par l'obfervation que nous étions à vingt-fix degrés vingt-cinq minutes nord 8c fud des Caïques : les vents furent foibles 8c variables tout le jour. s-sAoût. Le vingt-fix le calme 8c les vents contraires nous ont enchaînés de nouveau fur ces mers , il fembloit que nous ne duffions plus nous délivrer de cette efpèce de captivité, 8c que le capitaine 8c fon pilote fe fuffent entendus pour la prolonger; la der- nière faute qu'ils firent fut durant la tempête, de ne pas fuir fous le vent à l'oueft-fud-oueft , nous ferions à la vérité defcendus plus bas que Mogane, mais à l'aide du fud - oueft , qui fouffla depuis , nous ferions revenus en latitude, 8c nous nous fe: ions trouvés plus avancés de quatre-vingt lieues ; a Guaxaca. 231 il étoit bien cruel de naviguer depuis plus de trois mois, 8c d'avoir fait peut-être deux mille lieues au lieu de cinq cent que nous avions en droite ligne. Le foir cependant les vents reprirent de la partie de l'oueft , mais ils furent fi foibles ainfi que les deux jours fuivans, qu'à peine faifîons- nous une lieue à l'heure : mais ce fut bien pis le 29 , car nous eûmes calme plat. Le 27 à neuf heures du matin nous avions 2? cru voir un écueil, une bande blanche de trente toifes de long paroiffoit à l'avant du navire , étoit-ce un énorme tronc d'arbres comme on en voit fi communément dans le golfe du Mexi- que ? Etoit-ce un bâtiment chaviré ? On voyoit des requins 8c autres poiffons ; tout autour des oifeaux voltigeoient à fa furface , cela me fit juger que c'étoit le cadavre de quelqu'énorme habitant des mers. Le capitaine à mon grand regret de perdre un temps fi précieux fit gou- verner deffus, nous en approchâmes de trente toifes, mais à cent il étoit déjà connu par l'odeur putride qu'il exhaloit ; il nous parut avoir quinze toifes de long d'une feule pièce , outre fept ou huit pièces de deux 8c trois toifes féparées : fa largeur étoit de fept toifes 8c fon épaiffeur de trois pieds au-deffus de l'eau , 8c de fix ou fept au-deffous ; il y avoit fans doute long - temps qu'il pourriffoit , car il ne fembloit plus qu'un large cuir gonflé comme un outre, mais informe, 8c où on ne démçloit aucuns traits ; les entrailles 252 Voyage plongées dans l'eau comme les filamens d'une mol- lufque, s'étendoient en filets de quatre-vingt pieds de long entre deux eaux , plufieurs lambeaux féparés erroient çà 8c là à vingt toifes de la principale pièce. On diftinguoit clairement que c'étoit des chairs pourries, quoiqu'une écume grafle 8c d'un blanc éblouiffant flottât tout à l'entour ; quelques parties paroiffoient noirâtres 8c fanguino- lentes ; le tout flucluoit inégalement, ce qui me fit juger que la charpente des os étoit diffoute , 8c par conféquent que le monftre étoit mort depuis long- temps : mais quel eft l'animal épouvantable à qui ce cadavre immenfe pouvoit appartenir ? C'eft aux naturaliftes, c'eft à notre illuftre Pline (i) à qui toutes les productions de la nature font fi bien connues à le décider. Nous nous trouvâmes le même jour par vingt- fix degrés vingt-une minutes de latitude boréale nord 8c fud avec le fort Dauphin. 30 Août Le 30 nous avions vingt-cinq degrés douze minutes: nord 8c fud avec les Caïques : à fix heures du foir les vents ont repris : durant le calme une nuée d'oifeaux , frégates, mauves, larus 8c foux fuivant à fleur d'eau une bande de dorades 8c de bonites, profitoient de la chaffe que celles-ci donnaient aux poiffons volants, 8c autres, pour les attraper eux-mêmes ; l'eau étoit battue 8c couverte l'eipace de plus d'une lieue par les poiffons qui fuyoient, par les bonites qui Ci) AL de Buffon. a Guaxaca. 253 les pourfuivoient , 8c par les oifeaux qui les pêchoient. Avez -vous jamais vu le roi chaffer dans les plaines de Choify, de mont Rouge ou de Saint-Denis ? le gibier y eft preffé, ramaffé de toutes parts , comme dans une enceinte, ce n'eft plus une chaffe, c'eft une boucherie, telle étoit la chaffe des dorades qui fembloit con- certée avec les oifeaux. L'afpeft du ciel fut tout le foir effrayant, il étoit noir , gris, fillonné de toutes parts de finiftres éclairs, les vents étoient eft-fud-eft, le Cap au fud, quart-fud-oueft. Le lendemain on ne put prendre hauteur; le 3^°;" ciel étoit encore couvert, les vents avoient cal- mé 8c repaffé au fud , puis revenu à l'eft ; une malheureufe vague venant du nord ne nous laiffoit depuis quatre jours aucun repos. Le premier Septembre, à midi, nous nousi^eptem. trouvâmes par vingt-cinq degrés vingt-quatre minutes de latitude , le vent conftamment à l'eft- fud-eft paroiffoit ne devoir plus nous abandon- ner; nous efpérions voir Maria Jaana , dite Mogane par les François , mais n'ayant pu y réuflîr, à huit heures du foir on mit à la cape de peur de donner fur des hauts fonds : il y a eu quelques grains pendant le jour. Le lendemain on remit à la voile à cinq heures s Septern- du matin, 8c à fix on déploya la voile quarrée, dite de fortune, le cap à l'oueft-fud-oueft pour découvrir la terre: à huit heures, en effet, on 254 Voyage découvrit au vent des terres extrêmement baffes 8c bordées d ecueils, fur lefquelles la mer brifoit à vingt pieds de haut au moins, puifqu'à quatre lieues de diftance les brifants paroiffoient des voiles de pêcheurs ; on crut que c'étoient les Calques, 8c nous nous flattions de pouvoir entrer le len- demain au Cap , mais il fe trouva que c'étoit Mogane, comme cela fut vérifié contre l'opi- nion du capitaine 8c du pilote ; nos obfervations annonçant unanimement vingt-deux degrés vingt- minutes, vraie latitude de Mogane. Tant d'erreurs de la part de mes condufteurs m'encourageoient à donner mon avis ; j'avois confeillé au capitaine de courir bord fur bord pour doubler les Inagues au-deffus du vent, parce que nous avions le Cap fur elles ; il n'en a rien fait, 8c s'eft contenté de mettre à la cape. Qu'eft-ii arrivé ? c'eft qu'à huit heures du matin on a vu la petite Inague : on crut que c'étoient les Calques , 8c l'on ne changea pas de route i à midi l'on cria terre ! terre ! les uns difoient : c'eft la Tortue, c'eft la grande terre ; rien de tout cela, c'étoit la grande Inague, que nous fûmes obligés de côtoyer eft-oueft tout l'après midi, pour la doubler enfuite fous le vent, avec le défavan- tage d'un vent debout à des courans. En côtoyant la grande Inague toute entourée d'écueils, à trois 8c quatre lieues, on vit le fond en avant ; l'effroi fut général, 8c les clameurs que font en pareil cas les Efpagnols étoient bien a Guaxaca. 255 capables de le redoubler; à peine eut-on le temps de virer de bord, c'eut été bien là périr au port, 8c grâce à l'ivrognerie 8c à l'inexpé- rience de notre malheureux pilote, qui s'étoit donné pourtant pour un habile homme , nous courûmes plus de dangers que les vents 8c les flots conjurés n'en avoient affemblé depuis trois mois fur nos têtes. L.e vent ayant fraîchi du nord-eft, nous avons fait voile toute la nuit, 8c enfin le lendemain 4 Septembre, à dix heures, nous avons vu les 4 Sentem- termes de St. Domingue. A midi je reconnus la pointe à Jean Rabel 8c le Cap-Fou, qui nous reftoient au fud; j'étois défolé, car j'avois cru que nous pourrions entrer ce même jour au Cap ; mais il n'y avoit pas moyen tant que le vent refteroit à ce rhumb, je ne pus dîner tant j'étois affefté ; le capi- taine m'en ayant demandé la raifon avec inté- rêt 8c amitié, je faifis cette occafion pour le. prier de me mettre à terre au Môle S. Nicolas, offrant de payer tous les fraix d'entrée 8c ancrage que cette efcale pourroit lui occafionner ; il fè mit à pleurer, en fongeant , me dit-il, que le moment approchoit où nous allions nous fépa- rer ; eh quoi ! lui répondis-je, avez-vous donc cru que nous ne nous quitterions plus ? Tout le cours de la vie ne préfente-t-il pas le fpeftacle d'une féparation fucceflîve de chaque objet de nos attachemens? Rien de confiant, rien de dura- 2 50" V 0 Y AGI* ble^ telle eft la loi à laquelle nous devons noua joumettre ou de gré ou de force ; vous m'avez rendu tous les fervices poflibles; la tâche de votre bon cœur eft remplie, que ne puis-je vous en rendre de plus effentiels encore s'il en eft ! Voilà la mienne pour vous témoigner toute la reconnoiffance dont mon ame eft capable. Le capitaine goûta mes raifons, 8c fit mettre le Cap fur le Môle de très-bonne grâce, quoi- qu'avec quelque chagrin; bientôt le plaifir de voir la terre plutôt qu'il n'avoit efpéré, 8c de n'avoir plus à lutter contre les flots durant trois ou quatre jours, peut-être, qu'exigeoit le trajet du canal jufqu'au Cap, fi les vents ne devenoicnt pas plus favorables, lui dérida le front, 8c nous avons tous donné dans la baye du Môle auffi gaiement les uns que les autres : quant à moi, j'étois fi agréablement furpris de me voir à Saint- Domingue , que je craignois que ce ne fût encore quelque fonge trompeur. Mon premier foin fut d'aller voir M. de la Valtiere, lieutenant de roi au Môle Saint-Nicolas ; je lui appris qui j'étois, 8c quel étoit l'objet du voyage que je venois de faire ; il me combla d'honnêtetés 8c d'offres de fervice, Se me fit juf- tice de quelques matelots dont j'avois eu à me plaindre : j'eus encore l'avantage de faire connoif- fance avec MM. Danfteville 8c Dumanoir, ingé- nieurs du roi, dont je reçus toutes fortes de politeffes. J'écrivis a Guaxaca. 257 J'écrivis aufli à M, l'intendant, mais hrûlant d'impatience d'être au Port-au-Prince, fans atten- dre fa réponfe, je profitai des offres de M. de Vaffal pour m'y rendre fur une goélette du roi H?e$ qu'il commandoit ; nous partîmes le 17 Septem- R|*°"ra bre Se nous arrivâmes le 25 au Port-au-Prince. Pr.ince- M. l'intendant m'accueillit de la manière la plus favorable, il me fit payer les deux mille livres qui me revenoieht de l'ordonnance que le miniftre m'avoit donnée fur le tréfor , 8c me donna en outre une place de mille écus dans fes bureaux. Le plaifir de revoir mes amis, la fatigue du voyage, le changement d'air 8e de régime, m'oc- cafionnèrent une révolution dont je fus incom- modé pendant plus de fix femaines. Dès que je fus rétabli, j'écrivis à mes parens 8c à mes amis ; j'adreffai au miniftre un précis de mon voyage, 8c j'envoyai au jardin du roi un premier duplicata des plantes que j'avois rap- portées du Mexique, mais tout a péri avec le capitaine Gillet, commandant le bateau le portil- lon de la Rochelle > qui étoit venu apporter la nouvelle d'un premier embargo. Mon capitaine efpagnol, dont je m'étois féparé inopinément au Môle tandis qu'il étoit occupé à faire efpalmer forr bateau, à une lieue dans le fond de la baye, s'en vengea d'une manière bien honnête, en me renvoyant un billet de qua- rante piaftres fortes que j'avois cru devoir lui R 258 Voyage envoyer avant mon départ, pour le prix de mon paffage, outre quatorze qu'il m'avoit prêtées ; j'ai regretté véritablement 8c je regrette encore ce brave 8c honnête garçon, 8c je ne puis y penfer fans beaucoup d'inquiétudes, n'ayant plus «u de Ces nouvelles depuis, quoiqu'il eût promis. de m'en donner : puiffé-je n'en apprendre jamais que d'heureufes, d'un homme à qui j'ai l'obliga- tion de mon retour, quelques travaux 8c quel- ques dangers qu'il m'ait coûté ! Quelques tracafferies font venues troubler la fatisfaftion que j'avois de mes foibles fuccès 5 j'avois fait quelque chofe d'utile, 8c je ne de- vois pas efpérer que l'envie m'épargnât , mais le trait qui me fut le plus fenfible fut un propos qu'on prêtoit fans doute au capitaine efpagnol mon ami ; on prétendoit qu'il avoit répandu au Cap que j'avois volé la cochenille. Il étoit cependant impoffîble que le capitaine eut tenu ce langage; outre qu'il m'étoit finguliè- rement attaché, c'eft que jamais je ne lui avois fait une pareille confidence ; je lui avois toujours dit, comme c'étoit la vérité, que je l'avois ache- tée dans quatre endroits différens au Mexique , 8c je le crois aufli incapable d'un menfonge que d'une calomnie : tout au plus fe feroit-il permis cette double offenfè envers moi, s'il eut été queftion de fà défenfe perfonnelle, 8c de fe dif- culper aux yeux de fa nation de la complicité de l'enlèvement, bien acquis cependant, que a Guaxaca. ^59 jf-avois fait de la cochenille; mais le capitaine n'avoit pu fe trouver dans ce cas au Cap, 8c je ne crois pas même que l'on put lui intenter une femblable accusation dans fon pays, puifque quelque févères que foient les loix prohibiti- ves de l'exportation de la cochenille sèche, il n'y en a aucunes qui défendent de l'emporter vivante ; il n'y a donc aucune apparence que ce trait foit parti du capitaine, il ne peut avoir été lancé que par quelqu'ennemi fecret de ma tranquillité, ou par de lâches envieux de tout bien. Et croit-on après tout, que fï je n'euffe pu acheter cet infefte précieux, que j'étois fi jaloux de naturalifer dans mon pays, je m'en fuffe fait faute par une fauffe 8c ridicule délicateffe ? Non affurément, pas plus qu'un fauvage qui feroit venu en France pour fe procurer des grains, 8c en enrichir les contrées qui l'auroient vu naître. D'après cet aveu, on peut en croire fans doute la vérité .que j'ai toujours atteftée ; mais il y a mieux, ai-je jamais paffé aux yeux de ceux que j'ai eu l'avantage de connoître pour un imbécille ou pour un infenfé ? 8c n'y auroit-il pas eu de l'extravagance à dérober une chofe précieufe à la vérité pour moi, mais que je pouvois obtenir à vil prix, de la dérober 8c de m'expofer par cette baffeffe à toutes les incafrades 8c les mortifica- tions qui en auroient pu réfulter ? En effet, qu'au- R i) 26'e' Voyage rois-je répondu fi à la première douane on m'eut demandé , comment vous êtes-vous procuré cette denrée ? Le menfonge alors n'eut pas été moins dangereux que l'aveu nuifible; je me ferois vu expèfé à perdre tout le fruit de mon voyage, 8c je me ferois en outre couvert aux yeux des Efpagnols d'un opprobre pire pour moi que la mort. Je ne crois pas me tromper dans les idées que j'ai du jufte 8c de l'injufte ; dérober la coche- nille eut été fuivant moi une baffeffe 8c une injus- tice fociale à l'égard du cultivateur dont j'aurais exfpolié le jardin, c'eft ce que j'ai toujours voulu éviter, 8c je crois y avoir réufll, car en l'ache- tant je n'ai fait tort qu'à la nation de chez qui je l'emportois ; je me fuis en ce moment confî- déré moi - même comme une autre nation à laquelle la nature avoit donné les mêmes préro- gatives 8c les mêmes droits à Ces faveurs, 8c fi après avoir offert de la payer au prix qu'on eut voulu l'arbitrer, tous les Indiens fe fuffènt con- certés pour me larefufer, je me ferois cru alors, comme dans le cas de guerre, libre de la con- trainte des loix fociales: mais en les bleffant même 8c en emportant par rufe ce qu'on m'au- roit refufé de gré à gré, j'aurois 'Voulu dédom- mager le particulier à qui j'aurois fait un tort réel, 8c j'aurois couvert de piaftres la place des nopals précieux que j'aurois enlevés. Que l'on juge d'après ces fentimens que je viens a Guaxaca." 261' d'expofer avec toute la fmcèrité dont je fuis capable, fi j'ai quelques, torts à me repro- cher. Si je décide d'après mon cœur, je ne me Cens pas coupable , mais fur un fujet Û délicat, je ne dois pas prononcer moi-même. Fin du premier volume & du Voyage à Guaxaca* -v: Nota. On trouvera à la fin du tome fécond un Supplément au Voyage à Guaxaca. Riij T A B L E DES MATIERES Contenues dans ce premier Volume. Souscription........page v Liste des Soufcripteurs. . . . . . :x Préface...........xv Éloge de M. Thiery de Menonville. . xcdc Dédicace du traité de la culture du nopal & de la cochenille que M. Thiery fe propofoit d'adrejfer au Roi.......cxix PiÈc es diverfes. Extrait d'une lettre de M. Thiery de Menonville fur la botanique, cxxin Description de la cochenille filvcfîre. cxxix Description de la femelle . . . cxxxr Description de divers coccus qu'on trouve fur les accaciasy la vigne, le goyavier, &c* . . ,.........CXXXIV Extrait d'une lettre de M. le Chevalier Le Febvre Deshayes, correfpondant du cabinet du Roi, affocié du Cercle , contenant la) defcription de diverfes efpèces de raquettes* . . . f.......cxxxvm Projet préfenté au miniftre de la marine pour établir la culture du nopal ù de la cochenille 4 Saint - Domingue......CXLU Voyagea M. Thiery de Menonville à Guaxaca, capitale de la province du même nom au /Mexique ,.,,-•.,,, page j F I N. t -*0 -„; Ij ' Traite de la Culture du Nopal. Volumes 1 and 2. Thiery de Menonville Paris: 1787 National Library of Medicine Bethesda, MD 20894 CONDITION ON RECEIPT: The two full leather laced-in bindings were worn and deteriorated. The spines were split, and parts of the leather were missing. The joints and internai hinges were broken. The sewing was broken in places, and the text blocks had broken in two. Most of the pages were flexible but were dirty, discolored, and slightly acidic. Many were foxed. Two folded plates in the back of volume two were hand colored; some colors were very soluble in water. The reds had transferred to facing pages. Some colors were smeared. The exterior pages were marked with graphite pencil and stamp inks. Some inks might feather or fade slightly in water. TREATMENT PRQVIDED: The pH was recorded before and after treatment: before 5.0, after 7.0. The volumes were collated and disbound. The inks were tested for solubility. The head, tail, and pages were dry cleaned where necessary; the pages were washed and then buffered (deacidified) with magnésium bicarbonate solution. Tears were mended and folds guarded where necessary with Japanese kozo paper and wheat starch paste. The volumes were sewn on linen tapes with linen thread and case bound in full cloth. Each volume was titled using a gold stamped leather label. Northeast Document Conservation Center June2001 DW/MPB \W