Extrait des Archives générales de Médecine, numéro de mai 1865. D E L’AMÉNORRHÉE PAR CAUSES PSYCHIQUES ET PARTICULIÈREMENT PAR LA PEUR EXCESSIVE d’ÊTRE GROSSE OU PAR LE VIE DÉSIR D’AVOIR DES ENFANTS PAR LR Dr RACIBORSKI, ancien Chef de Clinique à la Faculté de Médecine de Paris, Membre et Lauréat de diverses Sociétés, Chevalier de la Légion d’Honneur, etc., etc. La forme de l’aménorrhée que nous voulons signaler dans ce travail à l’attention des praticiens n’a pas encore été décrite par les auteurs; mais nous ne doutons pas que l’attention étant fixée là-dessus on en rencontrera assez souvent des exemples. L’amé- norrhée par causes psychiques nous semble constituer un état pathologique réel ayant son individualité qu’il importe de savoir distinguer des autres espèces d’aménorrhée, autant dans l’intérêt de la science que dans l’intérêt thérapeutique. Souvent il ne s’agit de rien moins que de dissiper des angoisses morales les plus ter- ribles auxquelles bien des malades préféreraient des souffrances physiques. Ce n’est pas d’ailleurs chez la femme seulement que de vives préoccupations de l’esprit réagissent quelquefois d’une manière réflexe sur les ramifications du grand moteur organique (grand sympathique), et étendent leur influence même aux actes dé la vie organique de l’appareil de la reproduction. L’homme en présente également des exemples, et ils sont même plus fa- ciles dans ce cas à apprécier. On a vu souvent des hommes vigoureux devenir momentané- ment impuissants par suite d’une malencontreuse préoccupation basée sur une simple crainte imaginaire de ne pas sortir avec les honneurs voulus d’un rendez-vous où tout devait se passer d’a- près un programme arrêté d’avance. Dans ce cas, plus on redou- ble d’efforts, plus l’imagination augmente la crainte de ne pas réussir, et plus on peut être sûr de voir se prolonger cette ana- phrodisie morale née sous l’influence d’une idée erronée trans- mise par le nerf sympathique, du cerveau aux organes sexuels. Montaigne en parlant de la force de l’imagination raconte un fait assez curieux dans ce genre, donnant presque à entendre que pareille chose était arrivée à lui-même. « Je sais, dit-il, par expé- rience, que tel de qui je puis respondre comme de moy-mesme, en qui il ne pouvait choir de soupçon aucun de faiblesse, et aussi peu d’enchantement, ayant ouï faire le conte à un sien compa- gnon d’une défaillance extraordinaire en quoi étoit tombé sur le point qu’il en avoit le moins de besoin, se trouvant en pareille occasion, l’horreur de ce conte lui vint tout à coup si rudement frapper l’imagination qu’il encouroit une fortune pareille, et de là fut subjet à y rechoir, ce villain souvenir de son inconvénient le gourmandant et tyrannisant. » Les femmes qui ont acquis une certaine expérience là-dessus se garderaient bien, dans de pa- reilles circonstances, de froisser l’amour-propre du pauvre ana- phrodisiaque par des railleries inopportunes, ce qui ne ferait que prolonger son martyre, tandis que quelques paroles douces ne manifestant aucun étonnement, adressées en vue de détour- ner l’esprit de sa préoccupation exclusive, peuvent le faire cesser. L’état matériel qui se produit dans ces défaillances sur les or- ganes sexuels est manifeste; au lieu de s’épanouir, la verge et les testicules se retirent au contraire sur eux-mêmes ; grâce à l’action sympathique des nerfs vaso-moteurs, leurs vaisseaux se crispent, se resserrent ; le sang reflue vers l’intérieur; la tem- pérature baisse; en un mot on voit survenir des conditions tout opposées à celles qui constituent l’érection. Les faits de ce genre sont connus de tout le monde, à cause de la facilité qu’on a pour les observer sur les organes qui sont si- tués extérieurement. Tout porte à croire que, dans certaines cir- constances, sous l’influence des causes analogues à celles dont nous venons d’étudier l'influence chez l’homme, il doit se passer quelque chose de semblable chez la femme dans les ovaires, ce qui peut occasionner des retards plus ou moins longs dans l’ap- parition des règles, ou une aménorrhée d’assez longue durée. Plusieurs fois nous avons eu l’occasion d’être consulté par des femmes auxquelles il était arrivé de succomber dans la lutte de leurs sentiments après avoir vécu longtemps sages et fidèles à leurs devoirs. Effrayées des conséquences possibles de cet acte, sans cesse poursuivies par la crainte d’une grossesse, elles comp- taient avec impatience les jours qui les éloignaient encore de la prochaine époque menstruelle ; en épiant avec anxiété les sym- ptômes qui précédaient habituellement chez elles ces époques, elles attendaient l’apparition des règles comme une sorte d’arrêt auquel était attaché leur honneur. Quoi de surprenant alors qu’une impression morale aussi profonde puisse opérer sympa- thiquement sur les ovaires, ce que nous avons vu se faire pour ainsi dire sous nos yeux sur les organes génitaux essentiels de l’homme ! L’excitation des nerfs vaso-moteurs par l’intermédiaire du grand sympathique doit, dans ce cas, produire des effets ana- logues; elle doit avoir pour résultat d’arrêter la congestion phy- siologique qui se préparait dans un des ovaires pour l’accom- plissement de l’acte périodique de l’ovulation, et d’être ainsi la cause d’un retard dans l’éruption des règles. Cette théorie s’ap- puie d’ailleurs sur des expériences physiologiques des plus con- cluantes de M. Cl. Bernard, et ce n’est pas avec peu de satisfac- tion qu’en voulant faire l’application des progrès récents de la physiologie à l’observation médicale, nous y avons trouvé la clef de plusieurs faits intéressants qui nous avaient frappé depuis longtemps, et dont nous n’avons pu nous rendre compte d’une manière satisfaisante. Il nous serait facile de rapporter un assez grand nombre d’observations de ce genre, mais ce serait vouloir 3 étendre le tableau des faiblesses humaines, sans nécessité et sans aucun profit pour la science. Eu en rapportant deux, dont nous avons été à même de contrôler pour ainsi dire tous les détails, nous pensons pouvoir suffire aux exigences, d'autant plus que notre intention n’est que d’appeler l’attention sur un fait qui a passé inaperçu, mais pas le moins du monde de faire intervenir, avec son aspect imposant, la statistique, et poser des lois rela- tives soit au fait principal, soit à d’autres faits qui peuvent se grouper autour de lui. Parmi les détails dans lesquels nous se- rons obligé d’entrer, on en trouvera peut-être qui paraîtront superflus. Mais il ne faut pas perdre de vue que, pour faire ap- précier l’influence de causes psychiques, il fallait peindre aussi fidèlement que possible l’état de l’esprit des malades ; de là la nécessité d’entrer dans certains détails de la vie qui peuvent mieux faire juger de la force de leurs préoccupations. Observation Ire. — Mme X , âgée de 30 ans, ordinairement bien portante et très-régulièrement menstruée, ne supportant pas bien le climat d’Afrique où elle avait accompagné son mari, n’a pas tardé de rentrer en France, et elle habitait Paris avec ses parents et ses enfants auxquels nous avons eu l'occasion de donner plusieurs fois nos soins, après avoir accouché deux fois ïa mère. Un jour, ayant été mandé pour Mme X , qu’on nous disait être indisposée depuis quelques jours, nous l’avons trouvée alitée, ayant la peau assez chaude et 90 pulsations: figure alté- rée, yeux brillants, et visiblement agitée, sans accuser aucune souffrance particulière. Dans l’impossibilité de rattacher ces sym- ptômes à aucune lésion locale, j’ai adressé à la malade des ques- tions sur ses époques menstruelles; mais j’ai bien vu que cela ne faisait qu’augmenter son agitation ; au lieu de nous répondre là- dessus carrément, elle dit seulement avec un accent de désespoir : « Ne m’en parlez pas, c’est précisément ce qui fait mon malheur. » Il n’en fallait pas davantage pour me faire supposer la cause réelle de son indisposition. Elle ajouta alors qu’elle était réglée avec la plus grande exactitude, mais que cette fois il y avait eu déjà huit jours de retard, ce qui la mettait au désespoir, car elle craignait d’être grosse pour une seule fois qu’elle a manqué à ses devoirs depuis la dernière époque menstruelle. Cet aveu nous étonna, car Mme X paraissait être attachée à son mari, et quoique jeune et très-jolie elle semblait mener une conduite très-régu- lière sous la tutelle de sa mère. Elle nous dit alors qu’à son der- nier voyage en Afrique, elle avait fait en revenant, pendant la traversée, connaissance d’un marin qui, s’étant épris d’elle, avait sollicité et obtenu la permission de correspondre avec elle. Cet état de choses avait duré depuis plusieurs mois, lorsque le jeune officier, ayant reçu l’ordre de partir avec son bâtiment pour une expédition lointaine, craignant de ne plus la revoir, vint à Paris pour lui faire ses adieux. Un rendez-vous fut demandé et ac- cordé, et c’est là que la pauvre femme nous dit avoir succombé, luttant jusqu’à la fin, au moins physiquement, sinon morale- ment. Depuis ce n’étaient que des pleurs et des préoccupations ; la crainte d’être enceinte la poursuivait sans relâche, et cette crainte se changea en désespoir depuis qu’elle n’a pas vu ses rè- gles à l’époque où elle comptait les avoir. Notre premier soin était de chercher à rassurer la malade, et c’est toujours par là qu’il faut commencer, surtout dans des cas pareils. L’examen attentif de tous les détails de la confession de cette pauvre femme , fortifié par l’expérience , nous faisait d’ail- leurs de suite présumer que nous n’avons pas eu affaire à une grossesse, mais plutôt à un simple retard par cause psychique. Nous lui avons donné à entendre que des exemples de pareils retards étaient assez fréquents à la suite de vives préoccupations morales, et qu’il était peu probable qu’une grossesse en fût la cause. A l’instant la physionomie de la malade avait pris un au- tre aspect. Au traitement moral nous avons ajouté de légers nar- cotiques joints à quelques faibles excitants, tels que : bains de pieds sinapisés; quelques tasses de tilleul avec une quinzaine de gouttes d’acétate d’ammoniaque par chaque tasse, etc., etc. Deux jours après, l’apparition des règles leva toutes les inquiétudes de la malade, et elles avaient duré comme de coutume. L’ayant revue quelques jours après, elle nous a déclaré qu’on ne pou- vait pas se figurer le bonheur qu’elle a éprouvé lorsque nous l’avons rassurée en admettant difficilement une grossesse, et elle a promis qu’elle ne s’y exposerait plus jamais de la vie. Obs. II.— MmeZ... âgée de 38 ans. régulièrement menstruée, 6 venait de marier sa fille. Quinze jours plus tard elle comptait avoir ses règles; mais, après six jours d’inutile attente, elle était con- vaincue d’être enceinte et chargea son mari de venir chez nous s’accuser de sa faute, et nous prier de lui faire une visite. M. Z nous dépeignit très-bien les dispositions de l’esprit de sa femme; il nous a affirmé que déjà, depuis longtemps, pour se conformer à son vif désir, il avait cessé d’avoir des rapports con- jugaux, pour ne pas l’exposer à avoir un enfant de plus, et nuire ainsi à l’établissement de leur fille qui était bonne à marier. Ef- fectivement, le mariage projeté depuis quelque temps eut lieu dernièrement. Sous l’influence des idées joyeuses qui n’avaient pas abandonné un instant cette fête de famille , Mrae Z n’eut pas le courage de traiter son mari avec des rigueurs habituelles, et céda un instant à ses avances. Toutefois, d’après les affirma- tions de M. Z , tout se serait passé entre une crainte excessive d’une part et la plus grande circonspection de l’autre, à tel point que pour M. Z il n’y avait pas le moindre doute que sa femme ne pouvait pas être enceinte. Mais malheureusement son esprit avait été tellement frappé par cette idée, depuis le mariage de sa fille, qu’elle était au désespoir d’avoir consenti à une seule excep- tion à sa manière habituelle de vivre ; sa conviction devint en- core plus forte depuis quelle n’a pas vu arriver ses règles à leur époque, et elle n’espérait de trouver un peu de tranquillité que si je réussissais à la rassurer sur sa position. Étant allé voir Mmc Z le lendemain matin, nous la trouvâmes au lit, ne cher- chant point à dissimuler sa tristesse; elle nous affirma de nou- veau qu’elle était toujours très-régulièrement menstruée, et que c’était pour la première fois qu'il lui était arrivé d’avoir un re- tard de sept jours, ce qui lui paraissait significatif. «"Vous voyez en moi, ajouta-t-elle, une malheureuse créature, mais la faute n’est pas à moi, mais à mon mari qui n’a pas voulu toujours sui- vre mes conseils. Nous venons de marier notre fille; les condi- tions de fortune ont été stipulées et garanties ; si j’ai un enfant de plus, ces conditions se trouvent bouleversées, mais c’est notre honneur surtout qui en souffrira, car on serait en droit de nous accuser d’avoir manqué de délicatesse. J’ai la plus grande con- fiance en vous, ami de toute ma famille depuis si longues an- nées , veuillez me rassurer si vous pouvez le faire consciencieu- sement, et vous ferez disparaître de mon esprit les plus terribles angoisses. » J’ai commencé par déclarer qu’il me serait absolument impos- sible de me prononcer sur l’existence d’une grossesse d’aussi fraîche date, que néanmoins ayant bien écouté et pesé tout ce qui m’a été raconté par elle et son mari, m’appuyant en même temps sur ma longue expérience qui m’a permis de voir bon nombre de faits analogues, j’étais tout disposé à croire, avec son mari, qu’elle n’était pas enceinte, et que toutes les com- motions morales qu’elle a éprouvées depuis le jour du ma- riage de sa fille pouvaient rendre suffisamment compte du retard des règles. Nous avons conseillé de garder le lit encore vingt-quatre heures, de prendre quelques tassses d’infusion de fleurs de tilleul et d’oranger. Le soir, on devait ajouter à ces moyens une capsule d’apiol et continuer ainsi pendant quatre jours. Le cinquième jour, nous avons trouvé la malade rayonnante de joie; au bout de deux jours de traitement, les règles avaient déjà paru et elles continuaient encore à notre visite. Avec un peu d’habitude, il ne sera pas très-difficile de distir» guer l’aménorrhée par cause psychique dont nous venons de parler, de l’aménorrhée consécutive à la grossesse. Son caractère dominant est une crainte excessive de devenir grosse, comman- dée presque toujours par la position sociale des personnes ou des considérations de famille. Ici les femmes connaissent parfaite- ment le danger avant de s’v exposer; si elles ont succombé, ce n’est qu’à la suite d’une lutte énergique entre ce sentiment de crainte qui les dominait toujours et un autre sentiment devenu un instant assez fort pour les désarmer. Mais dès le moment où cette crainte est devenue justifiable par les actes, elle prend des pro- portions exagérées; on en trouve l’expression partout : dans les traits de la malade, dans ses yeux, dans ses paroles. On ne voit rien de semblable chez des femmes chez qui le retard est occa- sionné par une grossesse commençante survenue en dehors de toutes ces préoccupations d’esprit. Ainsi, chez les femmes mariées qui se conforment résolument à leur destinée, un retard n’est ordinairement accompagné d’aucun sentiment de crainte, et en- core moins les voit-on se livrer au désespoir; tout y est calme et 8 naturel. Si l’on consulte dans ce cas le médecin, c’est unique- ment pour savoir à quoi s’en tenir, mais nullement par le be- soin d’être rassuré. Il en est de même chez des femmes non ma- riées dont la position ne commande pas tant de précautions. Si alors les rapports sexuels occasionnent quelquefois des regrets, ce n’est ordinairement que plus tard, lorsqu’il n’y a plus de doute sur la grossesse; mais la crainte de devenir grosse préoccupe si peu l’esprit qu’on ne redoute pas de s’y exposer de nouveau; dans l’aménorrhée par cause psychique au contraire, il ne s’agit le plus souvent que d’une seule faute. Le traitement qui nous a le mieux réussi dans l’aménorrhée par cause psychique de cette espèce consiste en premier lieu en des moyens moraux tendant à rassurer et calmer les inquiétudes de la malade. Nous joignons à cela quelques légers excitants du système circulatoire général, tels que des infusions chaudes de tilleul, de sureau, de feuilles de cassis, etc., etc. C’est dans cette espèce d’aménorrhée que l’on obtient surtout d’excellents effets de l’apiol administré sous forme de capsules, à la dose de 2 par jour. Nous ajoutons souvent à ces moyens quelques grammes de muriate d’ammoniaque ou d’acétate d’ammoniaque réparties par 15 à 20 gouttes chaque fois dans les infusions ci-dessus mention- nées. Et qu’on ne vienne pas nous objecter que ces moyens pour- raient avoir des inconvénients, si au lieu d’un simple retard il s’agissait réellement d’une grossesse. Sans doute, loin de nous la pensée qu’on ne soit jamais exposé à commettre cette erreur de diagnostic; mais toujours est-il que, dans ce cas même, on peut être rassuré sur les conséquences. On s’exagère généralement trop les vertus abortives des substances médicinales, et, à plus forte raison , aurait-on tort d’attacher une grande importance à l’ac- tion des moyens tant soit peu stimulants que nous venons d’énu- mérer. L’aménorrhée, qui est la conséquence naturelle de la con- ception , résiste bien autrement que cela à toutes les drogues considérées comme ayant une action spéciale sur la matrice. 11 est rare que les femmes enceintes qui ne craignent pas d’aller jusqu au crime pour dissimuler leur position, n’aient pas eu re- cours successivement à la plupart des médicaments réputés pour cela et connus traditionnellement du public, avant de s’adresser à un médecin. Tous les praticiens qui ont été à même d’apprendre 9 la vérité de ces malheureuses (car on cherche d’abord générale- ment à induire les médecins en erreur dans l’intention d’obtenir encore quelque chose pour rappeler les règles ) savent bien que la plupart des efforts de ce genre restent stériles lorsqu'il s’agit d’une véritable grossesse. Nous croyons même que ce qui a pu contribuer le plus à la triste renommée dont certaines substances jouissent sous ce rapport, surtout dans les campagnes, c’est qu’on a pris le plus souvent pour des grossesses commençantes des aménorrhées par cause psychique, par la peur d’être grosse, et qu’un simple retour de l’hémorrhagie menstruelle retardée était considéré à tort comme une fausse couche. Un des principaux avantages pratiques de ce travail est préci- sément d’avoir cherché à fixer l’opinion des médecins sur ce fait capital qu’il y a des aménorrhées par la peur d’être enceinte, qu’il faut savoir distinguer de la grossesse, et d’avoir mis ainsi, dans plus d’une circonstance, la responsabilité médicale à cou- vert. Et d’ailleurs, une métrorrhagie survenant à la suite d’une suspension des règles plus ou moins prolongée n’est jamais une preuve suffisante d’une fausse couche. Les avortements, même ceux qui succèdent à des conceptions très-récentes, possèdent toujours , comme nous l’avons démontré dans un autre travail, des caractères anatomiques si bien tranchés, que l’œil tant soit peu exercé ne pourra pas se tromper sur la nature des produits expulsés (1). La peur excessive de devenir enceinte n’est pas la seule cause morale capable de provoquer l’aménorrhée. D’après nos observa- tions, une trop grande concentration des idées vers la maternité, l’immense désir d’avoir des enfants peut aussi agir d’une ma- nière réflexe sur les nerfs vaso-moteurs des ovaires et occasionner une suspension plus ou moins longue de la menstruation. Il n’est pas rare d’observer chez de jeunes mariées des retards de plu- sieurs jours se répétant quelquefois, à plusieurs époques succes- sives, avant quelles soient devenues grosses. Ces retards peu- vent, jusqu’à un certain point, être l’effet d’un grand désir, fort (1) De l’Exfoliation de la membrane interne de l’utérus, avec de nouvelles considérations sur les avortements au début de la grossesse. Paris, 1857, chez J.-B. Baillière, libraire-éditeur. naturel d’ailleurs, d’avoir de suite un enfant. Mais, lorsqu’il s’est passé déjà plusieurs mois de mariage sans grossesse, ce désir peut devenir démesuré; la femme, poursuivie par la crainte d’être à jamais stérile, s’en préoccupe constamment, surtout aux appro- ches de chaque époque menstruelle; elle est heureuse si elle n’éprouve alors rien de semblable à ce qu’elle avait l’habitude de ressentir à pareils moments; elle espère déjà que ses règles ne viendront pas et qu’elle est décidément grosse. Chaque nouveau retard ramène avec lui de nouvelles espérances de ce genre, et l’on prend un grand soin pour ne pas les compromettre en s’entou- rant d’une foule d’attentions et de précautions minutieuses. Aussi y a-t-il une grande différence à établir entre la précédente variété d’aménorrhée et celle-ci sous le rapport de la durée des troubles de la menstruation. Dans la variété par la peur de la grossesse, on faisait tout ce qu’on pouvait pour favoriser les règles, et ordinai- rement quelques jours suffisaient déjà pour les voir reparaître. Dans la variété d’aménorrhée qui nous occupe, les choses se pas- sent bien autrement. Tous les soins que Ton prend pour ne pas dé- truire les espérances d’une grossesse présumée, le repos absolu que Ton subit, dans ce cas, presque avec bonheur, l’abstinence complète de toute excitation physique et morale, tout cela n’est pas fait pour déranger les modifications survenues dans l’état de la circulation ovarique par suite de l’excitation des nerfs vaso- moteurs; ce nouvel état tend au contraire à se prolonger et entre- tient l’aménorrhée. La plupart des exemples de grossesses dites nerveuses que Ton rencontre dans les auteurs n’ont pas, à notre avis, d’autre origine, ce sont presque toujours des aménorrhées occasionnées par cette cause psychique qui se sont prolongées plus que de coutume. La dénomination de grossesse nerveuse est d’ailleurs on ne peut plus défectueuse ; une femme est enceinte ou ne Test pas; c’est au médecin à le savoir, et Dieu merci ! dans l’état actuel de nos connaissances, ce n’est pas une chose telle- ment difficile à connaître. Une femme qui par suite d’une per- turbation nerveuse se croit grosse jusqu’à présenter des sym- ptômes qui se rattachent ordinairement à la grossesse, se trouve à peu près dans la même catégorie que ces hypochondriaques qui s’imaginent avoir une affection grave de l’estomac, un cancer par exemple, et qui finissent même, en reportant sans cesse leurs idées là-dessus, par troubler leurs digestions au point de provo- quer quelques symptômes appartenant au cancer d’estomac. On ne peut pas dire pourtant de ces malades, quand ils ont guéri, qu’ils avaient eu un cancer nerveux, ce qui serait trouvé absurde, leur affection ayant consisté tout bonnement dans une perturba- tion du système nerveux qui leur faisait supposer à tort qu’ils avaient une affection cancéreuse de l’estomac. Dans la plupart des grossesses nerveuses , il ne s’agit d’abord que de la crainte de rester stérile, sous l’influence de laquelle il survient l’aménorrhée. C’eût été peut-être un simple retard de quelques jours; mais l’absence des règles, dans un moment aussi décisif où l’esprit est tendu constamment là-dessus, ne tarde pas à transformer ce qui n’était encore que probable, en certitude. Dès ce moment, il n’y a plus de doute pour la femme quelle est enceinte; et il lui est d’autant plus facile de croire à cela que la plupart des personnes qui l’entourent, son mari, ses parents, ses amies, se rendent presque toujours complices de ses errements d’esprit, persuadés devoir déjà ce qu’ils avaient souhaité trop fortement, mais ce qui en réalité n’existe pas. Il se peut alors que l’aménorrhée, née au milieu de pareilles conditions, se prolonge pendant plusieurs mois, et que sous l’in- fluence d’une forte conviction, il se manifeste même des sensations plus particulières à la grossesse, telles que : nausées, sentiment de gonflement dans les seins et dans le ventre, voire même quel- ques contractions brusques dans les intestins faisant croire aux mouvements de l’enfant (I). Grâce aux moyens de diagnostic certains que nous possédons aujourd’hui, les grossesses dites nerveuses sont beaucoup plus (I) Les auteurs citent des exemples de femmes chez qui, sous l’influence de l’imagination fortement frappée, dans les grossesses dites nerveuses, l’aréole des seins prenait la coloration plus ou moins foncée propre aux femmes enceintes ; on en a même vu chez qui les glandes mammaires devenaient le siège d’une sécré- tion lactée. L’espèce humaine ne parait pas d’ailleurs être seule sujette à de pa- reilles bizarreries. Bien des personnes ont dû voir, probablement comme nous, des chiennes qui, après avoir passé leur époque de rut, quelquefois même sans avoir subi l’approche du indle, offraient toutes les apparences de chiennes pleines. On voit alors les tétines s’allonger, les glandes mammaires se développer et même sécréter un liquide d’apparence laiteuse, et tous ces symptômes ne s’arrêtent ordi- nairement qu’au terme de la gestation dans la race canine. rares qu’autrefois et ne durent pas aussi longtemps, la lumière pouvant se faire beaucoup plus tôt. En revanche, l’attention des observateurs étant une fois appelée sur l’influence de certaines causes psychiques sur la circulation ovarique, on peut s’at- tendre à en trouver plus souvent la possibilité d’application à la pathogénie de l’aménorrhée et des grossesses nerveuses. Tout ré- cemment nous avons eu l’occasion de voir un cas de ce genre que nous allons rapporter en terminant, à cause de l'intérêt qu’il paraît devoir offrir aux lecteurs. Obs. III. — Mme de S , âgée de 22 ans, belle et bien por- tante habituellement, était mariée depuis dix - huit mois; ayant fait au commencement une fausse couche de deux mois, elle désirait vivement réparer ce malheur par une nouvelle grossesse. Cependant, ce n’est qu’au bout de huit mois que les règles avaient manqué pour la première fois. La jeune femme, ainsi que sa mère, en avaient conçu la plus vive joie , car elles n’avaient pas eu un instant de doute quec'était le résultat naturel d’une grossesse. D’après Mmc de S...., elle aurait même éprouvé, quelque temps après, des nausées accompagnées de sentiment de gonflement dans les seins et au bas-ventre. Au bout de trois mois d’aménorrhée , se croyant à la fin du quatrième mois de grossesse, elle avait entrepris le voyage de Vichy à Paris, avec l’intention de faire ensuite un autre voyage beaucoup plus long après quelques jours de repos. Mais à peine arrivée à Paris, la malade s’était aperçue de quelques taches de sang sur la che- mise. Dans la nuit, cette petite hémorrhagie a pris l’aspect d’une perte tellement abondante, qu’on nous a prié de passer im- médiatement chez elle, après avoir déjà réclamé l’assistance d’un confrère demeurant plus près de l’hôtel quelle habitait rue de la Paix. A notre arrivée, la malade, son mari et l’honorable confrère qui était déjà très-affairé auprès d’elle , nous ont tous déclaré qu’il s’agissait d’une fausse couche au quatrième mois de grossesse. D’après notre confrère, la fausse couche était im- minente , car il a cru reconnaître des parcelles de placenta au milieu de caillots rendus. Sur ce dernier point il y a eu évidem- ment une erreur d’appréciation. Ayant examiné attentivement les caillots qu’on a eu soin de conserver et qui remplissaient le quart d une grande cuvette, nous n’avons rien vu qui eût les caractères réels du placenta. Tous ces caillots étaient d’un rouge assez clair, évidemment de récente formation , sans exhaler au- cune odeur désagréable. Nonobstant cela, n’ayant eu aucun motif pour mettre en suspicion la déclaration de la malade, nous l'avons crue enceinte sur parole. Le ventre était légèrement tuméfié dans sa partie inférieure; mais nous n’avons pas voulu nous livrer à un examen plus approfondi par la palpation, crainte d’occasionner de la fatigue, d’autant plus que la malade disait éprouver des coliques à des intervalles assez rapprochés. Le col était mou, mais à peine entrouvert. En un mot, s’il y avait lieu de craindre une fausse couche, celle-ci ne nous semblait pas du moins aussi imminente qu’à notre confrère. Nous avons eu hâte de faire enlever les nombreuses couvertures qui enve- loppaient la partie inférieure du corps, en même temps que nous avons fait abaisser la tête pour ne pas favoriser l’afflux du sang des parties supérieures vers le bassin, et ordonné le repos le plus absolu, des lavements laudanisés, des boissons froides lé- gèrement acidulées, etc., etc. Bientôt l’hémorrhagie est devenue presque insignifiante, et les douleurs avaient presque complète- ment cessé. Nous nous applaudissions de toutes ces mesures prises pour conjurer une fausse couche qui ont si bien tourné à l’avantage de la malade et à notre satisfaction. Effectivement, tout allait pour le mieux; au bout de quelques jours la malade prétendait même sentir quelques mouvements qu’elle rappor- tait à son enfant, et a pu faire quelques sorties à pied et en voi- ture sans en être incommodée. Cependant, le vingt-huitième ou le vingt-neuvième jour après l’hémorrhagie dont il a été ques- tion , quelques nouvelles taches de sang avaient apparu sur la chemise, ce qu’on a cru devoir attribuer à un peu de fatigue. Nous nous sommes hâté de prescrire de nouveau le repos et le même traitement qui nous avait si bien réussi la fois précédente. Mais l’hémorrhagie n’a point dépassé les proportions d’une hé- morrhagie menstruelle peu abondante, et s’est arrêtée le cin- quième jour. Frappé de cette particularité, nous éprouvâmes pour la pre- mière fois quelques doutes sur la position de la malade, et nous avons pensé qu’il n’eùt pas été prudent de nous rapporter plus longtemps à sa déclaration, et qu’il fallait absolument nous as- surer par un examen attentif où nous en étions avec cette gros- sesse. La malade nous affirmait d’ailleurs constamment quelle sentait remuer son enfant, et en appelait là-dessus au témoi- gnage de la religieuse qui la gardait, à qui elle aurait fait con- stater plusieurs fois ce phénomène. On peut se faire facilement l’idée de notre surprise lorsque, après avoir cru de bonne foi pendant si longtemps à une grossesse, nous n’avons point trouvé notre malade enceinte. Pour épargner à la malade une commotion morale trop vive, nous lui avons donné à entendre qu’après ce premier examen il nous paraissait peu probable quelle fût enceinte, mais qu’un second examen était encore nécessaire, et il a eu lieu effective- ment deux jours après. Cette fois-ci on ne pouvait plus cacher la vérité; il a fallu se décider d’avouer à la malade quelle se trompait sur sa position, et qu’elle n’était pas du tout grosse. C’était un aveu fort pénible ; heureusement la malade a mon- tré beaucoup de résignation, mais en conservant probablement un reste de doute, elle nous reparlait de nouveau des mou- vements quelle ressentait dans le ventre. Le mari, quoique trôs-étonné de ce dénouement, a trouvé de quoi se consoler en pensant qu’il n’aurait plus d’empêchement de continuer son long voyage auquel il a été obligé de renoncer croyant sa femme grosse. Dans cette situation, j’ai jugé qu’il était prudent que l’état de la malade fût de nouveau constaté par un autre con- frère très-autorisé en pareille matière, et j’ai provoqué une con- sultation avec notre savant confrère et ami M. le professur De- paul, qui n’a pas hésité un seul instant à se prononcer avec nous contre la grossesse. Mais pendant que l’on faisait des préparatifs au départ, la malade recevait une lettre de sa mère qui, ayant appris tout ce qui venait de se passer, suppliait sa fille de rester à Paris jusqu’au terme normal de sa gestation : elle disait que, dans sa conviction, les médecins qui ne la croyaient pas grosse se trompaient. On peut juger par là jusqu’à quel point des con- victions aussi profondes de la mère ont dû influer sur l’esprit docile de la jeune femme, surtout quand celle-ci avait déjà elle- même désiré ardemment devenir enceinte. Nous croyons avoir suffisamment démontré la nécessité de ré- server une place à part pour l’aménorrhée par causes psychiques que nous venons d’ajouter à d’autres variétés d’aménorrhée déjà connues, et qu’il ne faudrait pas confondre avec des suppressions brusques des règles qui peuvent se produire également sous l’in- fluence de pathemata animi, et dont nous nous sommes occupé dans un autre travail (1). Il se pourrait bien que d’autres causes psychiques que celles dont nous avons parlé pussent avoir aussi de l’influence sur la menstruation et occasionner même l’amé - norrhée. Mais notre intention n’était pas de nous occuper de toutes les causes psychiques en général. Nous n’avons pas cher- ché la solution d’un problème arrêté d’avance, mais nous avons voulu modestement raconter ce que nous avons observé, en sui- vant la voie habituelle de nos recherches. Nous n’allons pas terminer sans signaler encore cette particu- larité, qu’avant de présenter des retards plus ou moins longs, la menstruation avait toujours été, pendant quelque temps, l’objet de grandes préoccupations de la part des femmes que nous avons observées. Que ce soit en effet une excessive peur de devenir en- ceinte, ou bien une crainte exagérée de rester stérile qui ait préoccupé ces personnes, c’est toujours sur la menstruation que se portait l’attention de l’esprit frappé; car c’est là que devaient apparaître d’abord les symptômes pouvant, jusqu’à un certain point, justifier les craintes ou flatter les espérances. Loin d’être étonné de cette particularité , on doit au contraire y voir une preuve de plus à l’appui de l’origine psychique de l’aménorrhée dont il est question. Ne voit-on pas, en effet, la même chose dans la plupart des états pathologiques, dont on peut remonter l’étio- logie à la même source? Voyons, par exemple, ce qui se passe chez un hypochondriaque qui se suppose une affection organique du cœur ou chez un autre qui craint d’avoir le cancer d’esto- mac. D’abord tout est purement psychique chez eux; leur esprit seulement est malade, frappé par l’idée qu’ils étaient en posses- sion des affections graves dont ils ont entendu la description, ou dont ils ont vu les tristes conséquences. Cependant, à force de diriger constamment l’attention vers le centre circulatoire, ou fl) Du Rôle de la menstruation dans la pathologie et la thérapeutique■ l’aris, 1856, chez J.-B. Baillière, lib.aire-éditeur. vers l’estomac, ils ne tardent pas à provoquer, du côté de ces organes, quelques-uns des troubles qui appartiennent précisé- ment aux affections qu’ils avaient tant redoutées. C’est ainsi qu’il se manifestera chez l’un des douleurs cardialgiques, des palpita- tions ou des étouffements; chez l’autre, de la sensibilité épigas- trique, de la dyspepsie et même des vomissements, etc. Tous ces troubles ne sont que l’effet sympathique d’un état morbide borné dans l’origine à l’esprit. Depuis les beaux travaux de l’illustre physiologiste du Collège de France, M. Cl. Bernard, sur les nerfs vaso-moteurs, on a plus d’une fois abusé de l’analogie en faisant l’application des faits observés dans les vivisections aux observations cliniques, voire même au mode d’action des médicaments. Quoi qu’il en soit, l’intervention des nerfs vaso-moteurs nous a paru rendre compte si naturellement des modifications de la circulation du sang dans l’anaphrodisie psychique chez l’homme, que nous n’avons pas hésité d’avoir recours à l’action sympathique de ces nerfs pour expliquer ainsi certaines aménorrhées, par une modification de la circulation ovarienne, sous l’influence de causes psychiques ; sans tenir à cette théorie d’une manière absolue, nous la main- tenons jusqu’à nouvel ordre, comme donnant réellement une grande satisfaction à l’esprit. Pakis. — A. PARENT, Imprimeur de 1a Faculté de Médecine, rue Monsieur-le-Prince, il.