RAPPORT A L’ACADEMIE RELATIF A L’OBSERVATION DE L’ÉCLIPSE DU 12 DÉCEMBRE 1871, OBSERVÉE A SHOOLOR (1NDÜUSTAN); Pau M. J. JANSSEN. Extrait des Annales de Chimie et de Physique, 1873. PARIS, GAUTHIER-V1LLARS, IMPRlMËUR-LlBRAfftË de l’école polytechnique, du bureau des longitudes, SUCCESSEUR DE MALLET-BACHELIER, Quai des Grands-Auguslins, 55. 1873 RAPPORT A L’ACADÉIIE RELATIF A L’OBSERYATION DE L’ÉCLIPSE DU 12 DÉCEMBRE 1871, OBSERVÉE A SHOOLOR (INDOUSTAN). On sait que tout l’intérêt de cette éclipse se rapportait à la couronne ou auréole lumineuse qui se montre pen- dant les éclipses totales de Soleil. Je ne m’arrêterai pas à décrire ici ce beau phénomène, si connu aujourd’hui par toutes les descriptions qui en ont été données 5 je passerai également sous silence les anciennes et infructueuses tenta- tives qui ont été fai tes pour en découvrir la cause, et j’ar- rive à l’époque où les méthodes fondées sur la décomposi- tion de la lumière ont fait entrer l’étude de ces questions dans une phase toute nouvelle. C’est à l’occasion de la grande occultation solaire du 18 août 1868 que nos méthodes spectrales actuelles furent appliquées pour la première fois à l’étude des phénomènes d’une éclipse totale ; mais alors on s’occupa surtout des 6 protubérances, dont la nature préoccupait à un si haut point les astronomes 5 la couronne 11e fut point spéciale- ment étudiée; si quelques faits se rapportant réellement à cet objet furent recueillis, ils l’ont été incidemment, et l’on n’en comprit la véritable signification que plus tard, en discutant les résultats des éclipses ultérieures (*). Il en fut tout autrement en 1869. Une éclipse totale eut lieu alors dans l’Amérique du Nord. Le problème de la couronne fut directement abordé, et, s’il ne fut pas com- plètement résolu, les savants américains recueillirent du moins des faits très-importants, parmi lesquels il faut citer ces photographies (2) qui montraient le grand pouvoir actinique de la lumière de la couronne, et surtout la dé- couverte dans le spectre coronal de cette raie verte qui semble caractériser ce grand phénomène lumineux. L’année suivante, une éclipse avait lieu dans le bassin de la Méditerranée. Cette fois, la plupart des nations sa- vantes voulurent prendre part aux observations. De nom- breuses Commissions vinrent s’échelonner sur le parcours du phénomène, en Sicile, en Algérie, en Espagne; mais on se rappelle que le temps ne fut pas favorable. Quelques observations seulement furent faites à travers des éclaircies du ciel; les résultats donnèrent, en général, la confirma- tion des faits acquis en 1869 (3). Tel était l’état de la question en 1871, en présence de la nouvelle éclipse qui semblait promettre de nous fixer définitivement à l’égard de la couronne, dont la véritable (*) Parmi ces faits, il convient de citer la nature du spectre de la cou- ronne, qui fut trouvé continu par ceux qui l’obtinrent, et l’observation importante de M. Rayet qui trouva aux principales raies du spectre d’une protubérance de petits prolongements lumineux. (s) On sait que c’est M. Warren de la Rue qui a ouvert, en 1860, cette voie féconde des photographies d’éclipses totales. (8) Il convient de rappeler ici la belle observation du professeur Young sur le renversement du spectre à la base de la chromosphère. 7 nature avait été pressentie par quelques savants depuis 1869, mais sur laquelle planaient encore bien des doutes motivés. L’éclipse de 1869 avait été, en quelque sorte, améri- caine ; celle de 1871, en raison surtout de l’échec de 1870, excita une vive émulation en Europe. La France, l’Angle- terre, l’Italie, la Hollande, etc., voulurent prendre une part active aux observations. La ligne centrale de totalité devait passer par le nord de l’Australie, à Java, au nord de Ceylan, et sur le continent indien. L’Angleterre se préoccupa naturellement des ob- servations de l’Inde, et elle fit, dans cette circonstance, des sacrifices considérables qui sont tout à son honneur. Par les soins de l’Association britannique, une Commission d’une douzaine d’observateurs, dirigée par l’éminent M. Lockyer, fut organisée et reçut la mission de s’éche- lonner en quatre ou cinq stations, depuis Ceylan jusqu’à la côte de Malabar. Outre cette expédition, MM. le colonel Tennant et le lieutenant Herschel, qui avaient pris une si belle part aux observations de 1868, reçurent du Gou- vernement des Indes la mission d’aller observer sur les Neelgherries. Le savant M. Pogson, directeur de l’Obser- vatoire de Madras, était chargé d’une mission semblable par lord Napier. Enfin de nombreux officiers et amateurs, parmi lesquels je citerai M. le capitaine Fyers, directeur du service trigonométrique, à Ceylan, se préparaient de tous côtés à apporter leur concours à ces travaux. Telle était la part considérable de l’Angleterre. L’Italie allait être bien dignement représentée par M. Respighî, qui applique à Pvome, avec tant de succès, la méthode des pro- tubérances. La Hollande avait à Java un astronome distin- gué, M. Oudemans. A l’extrémité de la ligne centrale, en Australie, le phénomène ne devait pas être moins bien étudié -, les excellents observatoires que possède maintenant cette belle colonie anglaise s’étaient mis en mesure d’en- 8 voyer, au Nord, des astronomes habiles, pourvus des meil- leurs appareils. A l’égard de la France, il était à craindre que les ré- cents événements ne paralysassent la généreuse initiative qu’elle a toujours montrée pour les entreprises scienti- fiques. Déjà même nos savants voisins d’outre-Manche s’étaient émus de cette situation, et de généreuses propo- sitions m’avaient été faites de la part de l’Association britannique pour assurer à l’étude de l’éclipse le con- cours d’un observateur français. Mais l’Académie des Sciences, dont la passion pour la gloire nationale augmente en raison même des difficultés, a su lever tous les obstacles ; par sa haute intervention, par le concours du Bureau des Longitudes (’), par la sollicitude généreuse du Gouverne- ment, 1 expédition fut assurée. J’eus l’honneur d’être dé- signé, honneur dont je sentais tout le péril, et qui me laissa le regret que les circonstances ne permissent pas de me donner des émules français. Le voyage décidé, deux questions capitales se présen- taient : le choix des instruments et celui de la station, Je les aborderai successivement. Choix des instruments, Pendant 1 éclipse de 1868, absorbé tout entier par l’ana- lyse des protubérances, je n’avais point étudié la couronne; niais depuis, ayant beaucoup médité sur les observations (') Le Bureau des Longitudes a pris l’initiative de mon voyage à Trani pour la première application de l’analyse spectrale à l’étude de l’éclipse annulaire du 6 mars 1867. J’ai été également son missionnaire en 1868, 1870 et 1871. Pendant cette période, le Bureau s’est activement associé à l’Académie pour la préparation des expéditions qui ont amené les nouvelles découvertes sur la constitution du Soleil. 9 de 1868, 1869 et 1870, j etais arrivé à cette conviction, que la principale difficulté rencontrée dans l’analyse spec- trale de la couronne devait provenir du manque d’inten- sité lumineuse. On sait, en effet, que nos spectres célestes dérivent d’un faisceau lumineux de à ~ de millimètre de largeur, que le prisme étale sur une surface quelques centaines de fois plus considérable. Or, dans les lunettes ordinaires, l’image de la couronne est-elle assez vive pour supporter un tel affaiblissement et donner encore un spectre où l’oei! puisse percevoir de délicates lacunes de lumière? L’affirmative paraissait bien douteuse, et je fus persuadé qu’il y avait là l’explication de plusieurs faits peu admissibles signalés par la plup.trt des observateurs en 1868, 1869, 1870, notamment la continuité du spectre coronal, résultat qui conduirait à admettre dans la cou- ronne la présence de corps solides ou liquides incandescents. 11 n’était donc pas douteux pour moi que les spectres de la couronne, obtenus jusque-là, avaient été trop peu lu- mineux, pour qu’on pût en reconnaitre la véritable nature, et cette conclusion sera admise par tous les praticiens cpii savent combien la constitution apparente d’un spectre change, soitpar excès, soîtpar défaut d’intensitélumineuse. La première condition à réaliser était donc d’obtenir un spectre de la couronne suffisamment lumineux. J’eus alors la pensée de construire un télescope tout spécial, où les conditions optiques qu’un instrument de ce genre doit réunir seraient sacrifiées, dans une mesure ad- missible, pour tout reporter sur le pouvoir lumineux. Je reconnus, par un essai préalable, sur un miroir de 16 cen- timètres, qu’on peut réduire la distance focale principale d’un miroir à n’ètre que le quadruple de son diamètre, et obtenir encore des images suffisamment pures pour l’objet que j’avais en vue. Or un miroir dont la distance focale est seulement quadruple de son diamètre donnera une image seize fois plus lumineuse que celle d’une lunette as- 10 tronomique de même ouverture, et qui aurait un foyer quatre fois plus long (*). Ce point fixé, je fis construire un miroir de 38 centi- mètres de diamètre qui prit un foyer de im,42 (2) j Ie raP“ port de l’ouverture au foyer était encore un peu plus grand que celui de i à 4, et cependant, avec un bon choix d’ocu- laires, l’instrument montrait dans Jupiter des détails au delà des deux larges bandes équatoriales bien connues. Mais il était un autre desideratum égalementimportant à mes yeux. On sait que dans les recherches d’analyse spec- trale céleste on se trouve dans la nécessité d’associer à la lunette qui porte le speetroscope une seconde lunette faisant fonction de* chercheur pour diriger l’instrument analyseur sur le point qu’on veut étudier. De celte dispo- sition résulte la nécessité de deux observateurs : celui qui dirige le chercheur, et celui qui étudie les spectres. H y a là un grand inconvénient. L’observateur qui étudie ana- lytiquement les phénomènes d’une éclipse a le plus grand intérêt à les voir lui-même, et cela tant au point de vue de l’interprétation qu’il doit en donner, que pour se guider dans le choix des points où devra porter son investi- gation. Il était donc très-important de trouver une combinaison optique qui permit à la même personne de remplir les deux rôles. Ce résultat fut obtenu par une disposition par- ticulière du chercheur. L’oculaire de cet instrument fut muni d’abord d’un prisme à réflexion totale pour rendre la direction de visée parallèle à celle du speetroscope 5 en- suite l’axe optique de ce chercheur fut amené à une dis- tance du speetroscope égale à celle qui sépare les centres pupillaires des yeux. (*) Abstraction faite, bien entendu, des pertes respectives que le faisceau subit dans un miroir et dans un objectif. (5) Ce miroir a été travaillé par M. Gauche, habile artiste de la maison Bardou et lils. 11 Cette disposition si simple permet alors d’aborder l’ob- servation avec les deux yeux, et il suffit de fermer alter- nativement l’un ou l’autre pour obtenir, soit l’image de la région étudiée, soit le spectre correspondant. J’ajouterai que ce chercheur était une excellente lunette, dont la distance focale avait été calculée de manière à ob- tenir dans le champ l’ensemble des phénomènes de l’é- clipse. Elle portait une croisée de fils et un index au foyer commun de l’objectif et de l’oculaire. Quant au spectroscope, il était à vision directe et con- struit sur le principe de celui que j’ai présenté à l’Aca- démie dans la séance du 6 octobre 1862, et qui est de- venu le point de départ de tous les spectroscopes à vision directe, si usités aujourd’hui. L’appareil dispersif de cet instrument était formé de deux prismes composés, comprenant chacun cinq prismes très-purs, réunis au baume de Canada. Je n’ai pas besoin d’ajouter que le foyer du collimateur fut mis en rapport de foyer avec celui du miroir, de manière à profiter de toute la lumière donnée par celui-ci. Ce spectroscopeétait si lumineux qu’il donnaitle spectre des corps les moins éclairés de l’intérieur d’une chambre. Le voyage. L’éclipse devait être totale en Australie, à Java, au nord de Ceylan et au sud de l’Inde. La Nouvelle-Hollande, si éloignée, et n’ofirant d’ailleurs aucun avantage particulier, était en quelque sorte hors de cause pour nous. A Java, le phénomène devait se présenter dans de très-bonnes conditions astronomiques, et la tota- lité y atteignait presque son maximum. Malheureusement, au mois de décembre, Java se trouve soumis îf la mousson d’ouest, qui la couvre fréquemment d’orages et de pluies torrentielles* D’après les avis les plus autorisés, nolani- 12 nient celui de M. Watlendorf, ancien secrétaire général du gouvernement de Pile, les chances d’avoir un temps dé- couvert en décembre étaient bien faibles; quant au ciel très-pur qui m’était nécessaire, il paraissait impossible de l’espérer. Il restait Ceylan et l’Indoustan. De ce côté, nous perdions il est vrai un peu sur la durée de la totalité, mais ce désavantage était largement compensé par des con- ditions climatologiques beaucoup plus favorables. L’Inde, située dans l’hémisphère nord, occupe, par rapport à l’équa- teur, une situation opposée à celle des îles de la Sonde, et les saisons y sont également contraires : les mois de notre hiver sont pour les Indes ceux de la belle saison; il ne paraissait donc pas possible d’hésiter. Je me déterminai pour ces con- trées. Mais la longue ligne qui, partant de Ceylan, dans le golfe du Bengale, traversait la côte Coromandel, les plaines du Carnatic, les monts Neelgherries, les Ghauts, pour aboutir à la côte Malabar, offrait des stations bien diverses, parmi lesquelles il fallait bien choisir. Ce choix avait une importance toute particulière : les Anglais, disposant d’un personnel nombreux, échelonné sur la longue ligne indienne de totalité, étaient toujours assurés de quelques bonnes observations. Pour nous, les circonstances actuelles n’ayant pas permis d’envoyer plu- sieurs commissions, il ne nous était pas permis de nous tromper sur le choix de notre unique station. En conséquence je résolus de ne pas m’en tenir aux don- nées générales que nous possédons en Europe sur le climat des Indes, mais d’avancer mon départ, de parcourir la ligne centrale depuis Ceylan jusqu’à la côte Malabar, et de ne me déterminer que d’après la vue des lieux et les rensei- gnements recueillis aux sources mêmes. Le i5 octobre, je quittai Marseille sur le vapeur à hélice le Donaï, des Messageries françaises. Je lis, pendant la traversée, des observations météorologiques dont je ren- drai compte à paî t, et après vingt et un jours de bonne 13 mer, par un très-beau temps, nous abordions à Galle (Cevlan) le 5 novembre. Nous y laissâmes les instruments et partîmes immédiatement pour Colombo, capitale de l’île et centre de tous les renseignements dont j’avais be- soin. Parmi les personnes avec lesquelles j’ai été en rap- port, et après avoir remercié M. le Gouverneur de son ac- cueil distingué, je dois rappeler surtout M. Lavard et la famille Ferguson. M. Layard, agent du gouvernement à Colombo ( *), se ebargeabien obligeamment de me procurer une collection d’animaux vivants qui m’était demandée par notre Muséum, et que lui seul pouvait rassembler aussi promptement et d’une manière aussi complète, en raison de ses connaissances en Histoire naturelle et de ses grandes relations dans l'île. La famille Ferguson, dont les chefs sont dans la presse et dans l’administration, m’aida sous tous les rapports de la façon la plus obligeanie. Je conser- verai toujours un souvenir agréable de ces relations. Mais, relativement à l’éclipse, le résultat des informations prises aux meilleures sources n’était pas très-favorable pour l’ex- trême nord de File. Le ciel, fort beau en cette saison pen- dant le jour, restait souvent couvert de brumes de mer pendant la matinée 5 or l’éclipse devait avoir lieu le matin. C’était là, comme on voit, une de ces circonstances lo- cales qu’on ne connaît bien que sur les lieux mêmes. Pour Jafna et celte partie de File, cette brume me paraît pro- venir du vent nord-est qui, en hiver, dans ces contrées, souffle plus ou moins au lever du Soleil. Sous ce rapport, la côte Malabar, garantie par le massif des Ghauts contre l’humidité que ce vent peut apporter, offrait certainement plus de chances favorables. Aussi, malgré le voyage un peu long que cette détermination exigeait, je résolus de quitter Ceylan pour me diriger vers la côte Malabar, en doublant le cap Comorin. * ) Cette fonction correspond à celle de préfet en France. 14 Je fis venir les instruments de Galle à Colombo, et m’embarquai pour Tellicherry (côte Malabar), port le plus proche de notre petite colonie deMahé, qui pouvait m’of- frir des ressources. La traversée fut fort belle; chemin fai- sant, je profitai de quelques heures de relâche à Cochin pour y déterminer l’inclinaison magnétique. Tellicherry est un port anglais qui sert principalement à l’expédition, en Europe, des excellents cafés qu’on cultive sur les Ghauts. J’y arrivai le 20 novembre, et j’eus la bonne fortune d’y trouver une famille de négociants français, la famille Baudry, qui m’accueillit avec le plus grand empressement, et me donna le plus utile concours. Notre petite colonie de Mahé est toute voisine de Telli- cherry ; je m’y rendis sans retard. M. Liautaud, notre chargé de service, chef de la colonie, fit tout ce qui dé- pendait de lui pour aider une expédition française (‘). Il s’agissait maintenant du choix de la station. Pour bien comprendre la détermination que j’ai prise, il faut se rappeler la configuration des régions traversées par la ligne centrale dans le sud de l’Inde. L’Indoustan forme un grand triangle dont la base est au nord, et repose sur la chaîne des Himalayas ; la pointe au sud se termine par le cap Comorin. Le côté occidental est bordé par la chaîne, à pentes rapides vers la mer d’Arabie (côte de Malabar), mais qui, du côté de 1 Orient, fournit d’abord les grands plateaux du centre et s abaisse ensuite en pentes douces et prolongées vers le golfe du Bengale. Cette grande chaîne subit vers le sud une inflexion très-remarquable à la hauteur de Ca- licut: elle tourne brusquement à l’est, pénètre dans le cou- ( ) (-e qui a été surtout précieux pour moi à Mahé, fut d’y trouver des Indiens parlant le français et les idiomes des régions que j’allais parcourir, j’en attachai deux à mon service, ‘ 15 tinent et vient se relier au massif montagneux des Neel- gherries ou montagnes bleues, qui réalise au centre brûlant de l’Inde un ciel, une flore, un climat de l’Europe tem- pérée. Les Ghauts reprennent ensuite jusqu’au cap Co- morin ; mais, entre les Neelgberries et les Ghauts du sud, la dépression est si complète, qu’on a pu relier les deux côtes par une voie ferrée (de Beypoor, près Calicut, à Madras). Or, la zone de totalité passant sur les Neelgberries, je devais les visiter, car elles semblaient offrir des postes bien favorables, mais en même temps il était prudent de de- meurer toujours en rapport avec la plaine et de conserver la faculté de se porter là où l’ensemble des informations accuserait les meilleures chances. L’éclipse approchait, et cette facultéde cboisirne pouvait être conservée qu’à la condition d’agir rapidement, c’est- à-dire d’utiliser la voie ferrée en question et le télégraphe. Voici le plan que j’adoptai : Pendant ma visite aux Neelgberries, M. Baudry, que j’avais mis au courant de l’observation à faire tous les matins pour apprécier, sur la côte, la transparence du ciel à l’heure de l’éclipse, devait m’envoyer télégraphiquement ces renseignements. Dans la plaine, j’aurais une station semblable. Quant aux instruments, je les conduirais moi-même à Coïmbatoor, milieu de la voie ferrée et centre de ces opé- rations ; ils attendraient là leur direction ultérieure. Je m’élèverais ensuite daqs les Neelgberries, et, tout en étudiant ces montagnes, je recevrais des données compa- ratives sur la côte et la plaine, et pourrais ainsi, une dizaine de jours après, me déterminer avec pleine con- naissance de cause. Ce plan s’exécuta exactement, et sans trop de difficultés. Le bagage fut conduit de Calicut à Beypoor par des chars à bœufs. Là, il prit le chemin de fer pour Coïmbatoor où il attendit. 16 Coïmbatoor est la capitale de la province. J’y rencontrai M. G. Ellis, juge supérieur du district, et frère de M. R. Ellis, secrétaire général de la présidence de Madras, avec lequel j’étais déjà lié d’amitié. M. G. Ellis m’offrit l’hos- pitalité la plus cordiale, et me servit de tout son pouvoir, qui est fort grand dans la province. Mon arrivée fut immé- diatement télégraphiée à Madras ; mais déjà des ordres avaient été envoyés d’Angleterre pour assurer à l’envoyé de la France l’assistance la plus efficace. J’ajouterai que plus tard, lorsque l’éclipse fut observée, lord et lady Napier nous invitèrent à venir nous reposer à Madras, et nous offrirent, dans la demeure royale de Guindy, l’hospitalité la plus distinguée et la plus affec- tueuse. Aujourd’hui les pouvoirs de lord Napier sont expirés, et lady Napier est revenue en Angleterre; mais elle a laissé dans les Indes le souvenir d’une femme accom- plie, aussi supérieure par l’élévation de son esprit que par l’inépuisable bienveillance de ses sentiments. Les choses disposées à Coïmbatoor suivant le plan in- diqué, je partis pour Ootacamund, chef-lieu du district montagneux des Neelgherries. La route se fait en trois étapes et par des véhicules spéciaux. Des chars attelés de bœufs qu’on lance au grand trot conduisent de Coïmbatoor à Mattepolliuim, village situé au pied des montagnes. De Mattepollium à Koonor, c’est la route d’ascension: elle se fait dans une sorte de chaise suspendue et portée par six ou huit Indiens. Cette ascension est pleine de beautés. A mesure qu’on s’élève, le caractère du paysage change constamment, et dans l’espace de cinq à six heures on passe de la nature tropicale aux plus belles scènes alpestres. De Koonor à Ootacamund, la route est carrossable: le trajet se fait en voiture. Aussitôt mon arrivée à Ootacamund, je me présentai chez M. Breeks, agent du district, qui m’attendait et me fournit les renseignements dont j’avais besoin sur le cli- 17 mat, les moyeus de transport, la construction d’un obser- vatoire, etc. Il a existé autrefois un petit poste météorologique à Ootacamund. Les observations embrassent une dizaine d’années environ et ont été imprimées. Je les consultai et j’y vis, avec une vive satisfaction, que les mois de décembre et janvier sont très-beaux dans les Neelgberries, surtout les matinées, circonstance bien précieuse pour moi. On se rappelle, en effet, que c’était la difficulté d’avoir un ciel très-pur à 8 heures du matin qui m’avait fait abandonner Ceylan et ne me laissait pas encore satisfait de la côte Malabar. Je me mis aussitôt à parcourir la montagne pour étudier le lever du Soleil en divers points du massif. L’éclipse ap- prochant, pour gagner du temps, je disposai les choses de manière à utiliser les nuits. Placé dans un fauteuil lié à des bambous et porté par huit Indiens, je pouvais, en- veloppé dans mes couvertures, dormir pendant la marche de nuit, accomplie d’un pas rapide, à la lueur de la torche. Arrivé avant le jour au lieu que je voulais étudier, j’assis- tais au lever du Soleil. La direction du vent, l’état général du ciel, la pureté des régions voisines de l'astre à l’heure de l’éclipse étaient rigoureusement étudiées et notées. Ces études terminées, nous prenions le repas et nous partions pour un autre point. En même temps, je recevais, par le télégraphe et les courriers indiens, des informations jour- nalières sur la côte Malabar, Coïmbatoor et Ootacamund. Or la comparaison de toutes ces données était incon- testablement à l’avantage des Neelgberries. La première partip de mon programme était donc résolue : j’observe- rais dans ces montagnes. Ma résolution prise, j’envoyai des ordres pour que les instruments fussent amenés de Coïmbatoor à Ootacamund et j’utilisai le temps que ce trajet exigeait pour arrêter le point précis de ma station. Ce choix n’était pas indifférent, comme on va le voir. En 18 effet, dans mes courses à travers ces montagnes, j’avais re- marqué qu’au lever du Soleil un vent léger s’élevait toujours du côté de l’Orient et nous amenait un léger ri- deau de cirrus venant des plaines du Carnatic. Suivant la durée du vent et sa force, ce rideau s’avançait plus ou moins sur nos montagnes. A Ootacamund, qui est à peu près au centre du massif, il arrivait, deux fois sur trois, que le Soleil n’était pas tout à fait dégagé vers yh3om (heure de l’éclipse)*, mais jamais le rideau ne s’étendait beaucoup au-dessus du Soleil, et je vis qu’en fixant à 2 kilomètres la hauteur maximum de ces nuages, au-dessus des montagnes, il suffirait de me déplacer de 10 à i5 kilomètres du côté de l’Occident pour rendre favorables presque toutes les matinées. Je choisis donc en conséquence ma station à l’extrémité nord-ouest du massif, au point où la ligne centrale coupait les der- niers sommets. En résumé, on voit comment la considération de la mousson régnante du nord-est amenait à préférer au nord de Ceylan la côte occidentale de la chaîne des Ghauts; comment les INeelgherries, par leur heureuse situation sur la ligne centrale, leur élévation et leur climat, sollicitaient l’observateur, et enfin comment l’étude attentive de ces montagnes conduisait au point le plus favorable qu’elles pussent offrir. Je choisis mon poste d’observation sur une montagne au pied de laquelle se trouve le village indien de Shoolor, latitude ii°2y,,8 longitude, est de Paris y4°5, village formé de quelques misérables cases, et dont les pauvres habitants vivent de quelque maigre culture et du travail aux plantations de thé dirigées par les Anglais. Nous vé- cûmes pendant notre séjour dans une de ces plantations. II fallait construire la cabane, faire venir les instru- ments, les monter et disposer les observations. Le transport des instruments à travers ces montagnes l9 sauvages, sans routes praticables, parsemées de forets, offrait de sérieuses difficultés. On ne pouvait songer qu’à un transport à bras d'hommes. Voici comment nous procé- dâmes. Les caisses furent bridées par des cordes et suspen- dues à des bambous longs de 3, 4i 5 mètres, suivant l’im- portance des caisses. Aux extrémités, des bambous beaucoup plus petits, disposés en croix, permettaient aux porteurs de s’y placer sur deux rangs. Les grandes caisses.exigèrent une douzaine de porteurs et arrivèrent en parfait état; résultat qui doit être attribué à iêur mode de suspension qui amor- tissait beaucoup les secousses. Au reste, par précaution, les instruments avaient été complètement démontés, noyés dans la rognure de papier fortement tassée, en sorte que les chocs étaient peu à craindre. Le bagage se compo- sait d’une douzaine de caisses. Il fallut, comme on voit, un nombre considérable de porteurs, et, pour les obtenir et les mettre en mouvement, l’intervention de M. Breeks me fut très-utile. En même temps, une trentaine de charpentiers et coolies travaillaient à la cabane. Nous la construisîmes avec du bois tiré de la forêt, des nattes et du gazon. J’avais donné le plan et un modèle au maître charpentier indien. Ce mo- dèle facilitait beaucoup les explications, toujours difficiles, malgré nos interprètes, en ràison de l’idiome local parlé dans ces montagnes. Pour bâter la construction, j’avais fortement intéressé mes charpentiers à terminer dans un délai fixé. Je les excitais, en otitre, par mon exemple; aussi, en quelques jours, la cabane fut-elle élevée et mise en état de recevoir les instruments. Ceux-ci commençaient déjà à arriver au pied de la montagne; les caisses les pins lourdes étaient ouvertes, le contenu divisé en plusieurs lots qu’on amenait à bras sur le sommet. Enfin le g décembre, trois jours avant l’éclipse, les in- struments étaient montés en place. Or j’étais arrivé le 3 à Sboolor. En une semaine, les caisses avaient été amenées 20 d’Ootacamund, à travers un pays sans routes, l’observa- toire érigé, le télescope monté et prêt pour l’observation. Je dois placer ici quelques mots sur la disposition de la cabane et des instruments. La cabane était entièrement close, excepté du côté de l’Orient où une ouverture étroite et élevée formant porte permettait au télescope de suivre le mouvement du Soleil, du lever jusqu’à io heures environ. Les parties de cette ouverture non utilisées par le télescope au moment d’une observation se fermaient par des claies mobiles tenues par des aides. Autour du télescope, j’avais disposé une seconde petite chambre en toile noire qui permettait à l’observa- teur d’être tout à fait dans l’obscurité, tandis qu’un demi- jour régnait dans le reste de la cabane et permettait aux assistants d’exécuter leurs instructions. Quant au télescope lui-même, je l’ai déjà décrit au point de vue de la dispo- sition optique; j’ajouterai qu’il était monté en altazimut, sur un pied en fonte; les mouvements étaient commandés par un système de vis de rappel fixé sur un fort chevalet; cette disposition, qui permet de saisir le corps de l’instru- ment en deux points, donne une grande stabilité. La veille (11 décembre) et à l’heure où le phénomène devait avoir lieu, je répétai avec soin toutes les manoeuvres, et assurai surtout le parfait accord entre l’index du chercheur et la fente du spectroscope. La nuit suivante, veille de l’éclipse, fut très-belle : j’en profitai pour faire quelques observations, vérifier toutes choses, puis je me jetai sur mon lit. A 4 heures, j’étais debout, reposé, et j’ajouterai plein de confiance; je sentais que j’étais prêt. Le capitaine Sargent, officier anglais, qui avait dressé sa tente auprès de la cabane, était aussi sur pied et m’envoyait une tasse de thé chaud préparé par ses Indiens. Il vint bientôt après me voir, et nous admirâmes le ciel, qui était partout d’une pureté parfaite. Mais vers 5h 3om, et quand l’aube était bien accusée, le vent s’éleva 21 comme à l’ordinaire, et un rideau noir menaçant s'avança sur nous. Nous voyions très-bien le Dodabetta dans les nuages. Le capitaine crut que tout était perdu (*) ; mais j’avais trop étudié la marche du phénomène pour m’ef- frayer; je le rassurai et lui prédis que le ciel serait dégagé au moment de l’éclipse. En effet les nuages s’arrêtèrent, et au moment du premier contact le Soleil était tout à fait au-dessus (2). 3e suivais l’éclipse dans le chercheur, muni d’un verre extrêmement obscur qui ne donnait qu’une image très-pàle du Soleil et laissait à ma vue toute sa sen- sibilité. L'observation. La totalité approchait. Le ciel était d une admirable pu- reté. Je m’étais immédiatement tracé un programme, car, l’éclipse totale étant seulement de deux minutes (3), on ne pouvait songer qu’à quelques courtes observations, mais tellement choisies qu’elles pussent lever définitivement les doutes qui planaient encore sur la nature de la couronne. Je devais m’attacher surtout à bien déterminer la véri- table nature du spectre coronal , et si, comme je le pré- voyais, il présentait les caractères d’un spectre de gaz, dé- terminer quels sont ces gaz et quels rapports de nature ils présentent avec ceux des protubérances ; terminer en examinant si les données de l’analyse spectrale s’accordent avec celles de la polarisation. Mais, avant tout, je devais consacrer une quinzaine de secondes à l’examen de la cou- ronne dans la lunette, pour me former une idée exacte du (‘ ) Le colonel Tennant et Herschel observaient à Dodabetta. Le commen- cement de la totalité y fut masqué; mais ces messieurs eurent heureuse- ment ensuite une éclaircie. (’) Delà station de Dodabetta. (’) Le calcul donne deux minutes six secondes pour la durée de la tota- lité à Shoolor. 22 phénomène et arrêter les points où l’étude spectrale devait porter. Cependant le Soleil va être complètement éclipsé : il est actuellement réduit à un mince filet lumineux qui bientôt se résout en grains séparés. Je fais tomber le verre obscur de la lunette, et la couronne apparait dans toute sa splen- deur. Autour de la Lune brillent plusieurs protubérances d’un îose corail qui se détachent sur le fond d’une auréole dou- cement lumineuse de couleur blanche, mate et comme veloutée. Les contours de cette couronne sont irréguliers, mais assez nettement terminés. La forme générale est celle d’un carré curviligne cintré sur le Soleil, et débordant celui-ci d’un demi-rayon dans les parties les plus basses, et de près du double vers les angles. Aucune diagonale n’a la direction de l’équateur solaire. Cette couronne présente une struc- ture très-curieuse dont on peut se servir pour résoudre plusieurs points de théorie. On y distingue plusieurs traî- nées, lumineuses qui, partant du limbe lunaire, vont se re- joindre dans les hautes parties de la couronne. L’apparence est celle d’une ogive ou d’une pétale de fleur de dahlia. Cette structure se répète tout autour de la Lune, et, dans son ensemble, la couronne figure comme une fleur lumi- neuse gigantesque dont le disque noircie la Lune occupe- rait le centre. Je m’arrache à l’extase dans laquelle cet incomparable phénomène m’avait jeté un instant pour exécuter mon pro- gramme. J’examine si la couronne présente des différences essentielles au point de contact et au point opposé. Je ne trouve point de différence. Je suis alors quelques instants le phénomène, afin de voir si le mouvement de la Lune va apporter quelques changements importants dans la struc- ture initiale de la couronne-, or rien de semblable ne se produit. Ces épreuves me donnent la conviction complète 23 que j’ai devant les yeux l’image d’un objet réel situé au delà de notre satellite, et dont celui-ci découvre les diverses parties par les progrès de son mouvement. Ayant terminé cet examen, je reviens aux éléments lu- mineux du phénomène. Ma vue ayant encore toute sa sen- sibilité, je commence par l’examen du spectre des parties les plus hautes et les moins lumineuses de la couronne. Je place la fente du spectroscope à deux tiers de rayon envi- ron du bord lunaire. Le spectre se montre beaucoup plus vif que je ne m’y attendais à cette distance; résultat qui tient évidemment au grand pouvoir lumineux de l’instru- ment et à l’ensemble des dispositions adoptées. Ce spectre n’est pas continu; j’y reconnais de suite les raies de l’hy- drogène et la raie verte dite (1474) (*) : c’est un premier point très-important. Je déplace la fente en restant tou- jours dans les hautes régions de la couronne : les spectres présentent toujours la même constitution. Partant d’une de ces positions, je descends peu à peu vers la chromosphère, examinant très-attentivement les changements qui peuvent se produire. A mesure que j’approche de la Lune, les spectres prennent plus de vivacité et paraissent s'enrichir, mais ils restent semblables à eux- mêmes comme constitution générale. Dans les hauteurs moyennes de la couronne, de 3 à 6’ minutes d’arc, la raie obscure D se perçoit, ainsi que quelques lignes obscures dans le vert; mais celles-ci sont à la limite de visibilité. Cette observation prouve la présence, dans la couronne, de la lumière solaire réfléchie ; mais on sent que cette lumière est noyée dans une émission lumineuse étrangère abondante. J’aborde alors l’observation très-importante qui doit me (*) Mon spectroscope portait une échelle très-précise; mais on va voir comment je me suis servi ensuite des raies mêmes d’une protubérance comme échelle. 24 donner les rapports spectraux entre la couronne et les protubérances. La fente est placée de manière à couper une portion de la Lune, une protubérance et toute la hauteur de la couronne. Le spectre de la Lune est excessivement pâle; il parait dû principalement à l’illumination atmosphérique, et donne une mesure précieuse de la faible part que notre atmosphère peut prendre dans le phénomène de la couronne. La protubérance donne un spectre très-riclie et d’une grande intensité ; je n’ai point le temps d’en faire une étude détaillée. Le point capital ici est de constater que les principales raies de la protubérance se prolongent dans toute la hauteur de la couronne, ce qui démontre pé- remptoirement l’existence de l’hydrogène dans celle-ci. La raie verte (dite 1474)7 si vive dans le spectre de la couronne, paraît s’interrompre dans le spectre de la pro- tubérance; résultat tres-remarquable. Je donne encore quelques instants pour bien constater la correspondance exacte des raies de la couronne avec les principales raies de l’hydrogène dans les protubérances. Il ne me reste alors que quelques secondes pour l’étude polariscopique (*). La couronne présente les caractères de la polarisation radiale, et, ce qu’il faut bien remarquer, le maximum d’effet ne s’observe pas à la base du limbe lu- naire, mais à quelques minutes de son bord (2). J’avais à peine terminé cette rapide constatation que le Soleil réapparaissait. (') Pour étudier la polarisation, j’avais une excellente lunette munie d’un biquartz construit très-habilement par M. Prazmowski. Cette lunette, placée sur le télescope et mise en accord avec lui, pouvait être consultée en un instant. (') M. Prazmowski a signalé ce fait dans ses excellentes observations polariscopiques de l’éclipse du 17 juillet 1860. 25 Discussion, Lorsqu’il s’agit d’un phénomène aussi complexe que celui de la couronne, il est nécessaire de faire concourir des méthodes variées à son étude ; c’est pourquoi j’ai cru indispensable de considérer la couronne au triple point de vue de son aspect, de son analyse lumineuse, de ses mani- festations polariscopiques. Discutons ces diverses observa- tions. Voyons d’abord ce que peut nous apprendre l’examen de la couronne pendant les premiers instants de la totalité. Nous avons vu que la structure générale de la couronne a persisté pendant la durée de l’éclipse. On ne pouvait donc admettre ici un effet de l’ordre des phénomènes de diffraction engendré à la surface de l’écran lunaire par des rayons rasant les bords de cet écran. En effet, reportons-nous aux circonstances géométriques d’une éclipse totale. Au moment où la totalité vient de se pro- duire, le disque de la Lune est tangent, en un point, à celui du Soleil, et va en débordant de plus en plus jusqu’au point opposé. La diffraction se produirait donc dans les circonstances physiques les plus différentes aux divers points du limbe lunaire, et une auréole due à cette cause révélerait par sa dissymétrie cette diversité de condi- tions. En outre, une auréole de cette nature présenterait un aspect incessamment variable pendant les diverses phases de la totalité. Dissymétrique au début, elle se modifierait avec le mouvement de la Lune et tendrait à prendre une figure semblable autour de notre satellite, quand le disque de celui-ci déborderait également partout celui du Soleil. Enfin, à partir de cet instant, cette auréole repasserait par les phases inverses jusqu’à la réapparition du Soleil. 26 Or rien de semblable ne se produisit à Shoolor : la structure générale de la couronne resta semblable à elle- même pendant la durée de la totalité (1). Quant à l’hypothèse d’une auréole produite par une at- mosphère lunaire, il n’est pas nécessaire de s’y arrêter. On sait aujourd’hui que s’il existe à la surface de notre satel- lite une couche gazeuse, elle doit être si peu étendue, qu’il lui serait absolument impossible de produire le phénomène grandiose de la couronne. Notre atmosphère ne pourrait pas davantage être invo- quée comme cause du phénomène, mais il est évident qu’elle joue un grand rôle dans les aspects particuliers que la couronne peut présenter en diverses stations, suivant l’état du ciel en ces stations. Elle agit comme cause modi- ficatrice, mais non productrice. Passons maintenant aux observations spectroscopiques. La couronne présente les raies de l’hydrogène dans toute son étendue visible; en certains points, jusqu’à 12 et i5 minutes de hauteur. Cette observation est certaine : la précision des échelles spectroscopiques, l’habitude que nous avons de ces détermi- nations, enfin le soin qui a été pris dans la dernière obser- vation de comparer les raies de la couronne à celles d’une protubérance, dont elles formaient les prolongements ri- goureux, ne laissait aucun doute sur ce fait. Mais si la couronne présente les raies de l’hydrogène, nous devons nous adresser cette question capitale: cette lumière est-elle émise ou réfléchie? C’est la constitution du spectre coronal qui va nous répondre. Si la lumière de la couronne est réfléchie, cette lumière (') Il est bien évident toutefois que cette constance d’aspect ne se rapporte qu’à des points de structure générale assez éloignés du Soleil pour n’être point influencés par les variations d’éclairement résultant du déplacement de la Lune relativement aux régions basses et très-lumineuses de la chro- mosphère. 27 ne peut avoir qu’une origine solaire: elle provient delà photosphère et de la chromosphère, et son spectre doit être celui du Soleil, c’est-à-dire à fond lumineux avec raies obscures. Or telle n’est point la constitution du spectre coronal; celui-ci nous présente les raies de l’hydrogène se détachant fortement sur le fond; après la raie verte (dite i474)? e’est la manifestation qui prime dans le phénomène. 11 faut en conclure que le milieu coronal brille par lui- même, en grande partie au moins, et qu’il contient de l’hydrogène incandescent. Ce premier point est nettement établi. Mais est-ce à dire que toute la lumière de la couronne soit de la lumière d’émission? Evidemment non; et, sur ce point, une observation délicate d’analyse specti'ale et la polarisation peuvent nous instruire. En effet, le spectre de la couronne m’a présenté, outre ses raies brillantes, plusieurs raies obscures du spectre solaire; la raie D et quelques-unes dans le vert. Ce fait accuse la présence de la lumière solaire réfléchie. On pour- rait demander pourquoi les principales raies fraünhofé- riennes se réduisent à la ligne D. Il faut remarquer que le spectre coronal, n’étant pas très-lumineux, est surtout perceptible dans sa partie centrale, et que, dans cette partie, les raies C, F, etc., sont remplacées par des lignes brillantes. Dans ces conditions, c'est la ligne D qui restait la seule importante ; aussi est-ce sur elle que j’avais dirigé surtout mon attention. Quant aux lignes plus fines, elles étaient beaucoup plus difficiles à apercevoir, fait qui s’ex- plique très-naturellement par l’ouverture assez large que j’avais été obligé de donner à la fente du spectroscope. La constatation des raies fraünhofériennes dans le spectre de la couronne est délicate; elle n’a pas été ob- tenue par les autres observateurs. Ce fait s’explique, et par la grande pureté du ciel à Shoolor, et par la puissance de mon instrument. Je ne doute pas que l’observation ne soit 28 confirmée par les astronomes qui se trouveront dans des conditions aussi favorables. La présence de la lumière solaire réfléchie dans le spectre de la couronne a une grande importance : elle montre la double origine de cette lumière coronale; elle explique des observations de polarisation qui paraissaient inconciliables (*) ; mais surtout elle fait comprendre com- ment, la lumière solaire formant en quelque sorte le fond du spectre de la couronne, on a pu croire ce spectre con- tinu, et l’on sait que cette circonstance a été jusqu’ici le grand obstacle qui s’opposait à ce qu’on considérât la cou- ronne comme étant de nature entièrement gazeuse. Les phénomènes de polarisation présentés parla couronne sont, comme effet dominant, ceux de la polarisation radiale; ce qui montre que la réflexion a lieu principalement dans la couronne, et que celle qui peut se produire dans notre atmosphère n’est que secondaire. La polarisation s’accorde donc ici avec mon observation des raies fraünhofériennes ; mais, pour que l’accord soit complet, il faut que l’analyse polariscopique puisse nous montrer, comme l’analyse spectrale, que la lumière de la couronne n’est que partiel- lement réfléchie. C’est précisément ce qui arrive. Nous avons vu, en effet, que, près du limbe de la Lune, où la lumière coronale est la plus vive, la polarisation paraît moins prononcée qu’à une certaine distance. C’est que, dans ces régions inférieures, l’émission est si forte qu'elle masque la réflexion, et que celle-ci n’apparaît avec ses caractères propres que dans les couches où elle peut re- prendre une certaine importance relative. Ainsi les deux analyses spectrale et polariscopique bien (’) Si Ton consulte l’histoire des éclipses, on verra que les observateurs ont obtenu souvent des résultats contraires, ce qui avait jeté ce genre d’ob- servations dans une sorte de discrédit; mais si l’on discute ces observations en tenant compte de la double nature de la lumière de la couronne et des effets de notre atmosphère, on pourra lever la plupart des difficultés. 29 interprétées s’accordent sur celte double origine de la lu- mière coronale, et toutes les observations se réunissent pour démontrer l’existence de ce milieu circumsolaire. Ce milieu se distingue, et par sa température et par la densité, de la chromosphère, dont la limite, en outre, est parfaitement tranchée, ainsi que le témoignent tous les dessins des protubérances et de la chromosphère. Il y a donc lieu de lui donner un nom. Je propose celui loppe ou à'atmosphère coronale, pour rappeler que les phénomènes lumineux de la couronne lui doivent leur origine. La densité de l’atmosphère coronale doit être excessive- ment faible. En effet, on sait que le spectre de la chromo- sphère dans ses parties supérieures est celui d’un milieu hydrogéné excessivement raréfié ; or comme le milieu co- ronal, d’après les indications spectrales, doit être infini- ment moins dense encore, on voit à quelle rareté ce milieu doit atteindre, Cette conclusion est encore corroborée par les observations astronomiques. La science a enregistré le passage de comètes à quelques minutes seulement de la surface du Soleil; ces astres ont dû traverser l’atmosphère coronale, et cependant, malgré la faiblesse de leur masse, ils ne sont pas tombés sur le Soleil. J’ajouterai ici, touchant la constitution de l’atmosphère coronale, quelques idées qui ne découlent pas d’une ma- nière rigoureuse de mes observations, mais qui me parais- sent très-probables et sur lesquelles, du reste, l’avenir pourra prononcer. J’ai dit, à propos des observatiops dans la lunette, que la couronne s’était présentée à Shoolor avec une forme à peu près carrée, et qu’on y distinguait comme de gigantesques pétales de fleur de dahlia. Il est de fait qu’à chaque éclipse la figure de la couronne a varié; souvent elle s’est pré- sentée avec les apparences les plus bizarres. Je dirai tout d’abord que ce milieu, incontestablement reconnu mainte- 30 nant, et que je propose de nommer Y atmosphère coronale, ce milieu, dis-je, ne représente fort probablement pas toute l’auréole que nous apercevons pendant les éclipses totales. Il est très-admissible, suivant les idées de M. Faye, que des portions d’anneaux ou des traînées de matière cos- mique deviennent alors visibles et viennent ainsi compli- quer la figure de la couronne. 11 appartiendra aux futures éclipses de nous instruire à cet égard; mais, en se bornant môme au milieu coronal, il est incontestable qu’il se pré- sente avec des formes singulières et qui rappellent bien peu l’idée qu’on se forme d’une atmosphère en équilibre. Or je suis porté à admettre que ces apparences sont pro- duites par des traînées de matière plus lumineuse et plus dense, amenée des couches inférieures et sillonnant ce mi- lieu tourmenté.' Les jets protubéranliels, qui vont porter l’hydrogène à de si grandes hauteurs, doivent avoir une part importante dans ces phénomènes. Il y aura à exa- miner en outre si le Soleil, qui exerce une action si mani- feste sur les comètes, ne peut pas avoir une influence par- ticulière sur ce milieu coronal dont la densité est tout à fait comparable à celle des milieux cométaires. Il est donc très-probable que l’atmosphère coronale, comme la chromosphère, est très-tourmentée, et qu’elle change de figure assez rapidement, ce qui expliquerait comment elle s’est présentée sous des apparences diffé- rentes chaque fois qu’elle a pu être observée. En résumé, j’ai pu constater à Shoolor, par des observa- tions certaines et concordantes, que la couronne solaire présente les caractères optiques du gaz hydrogène incan- descent; que ce milieu très-rare s’étend à des distances très-variables du Soleil, depuis un demi-rayon de l’astre environ jusqu’au double en certains points, ce qui donne- rait des hauteurs de 80000 à 160000 lieues de 4 kilomè- tres; mais je ne donne ces chiffres que comme résultats d’une observation, et non comme définitifs. Il est bien 31 certain d’ailleurs que la hauteur de la couronne doit être incessamment variable. Ce résultat semble faire faire un pas considérable au problème général de la couronne. Si nos émules étrangers n’ont pas obtenu un résultat aussi décisif (*) que ceux de la mission française, je crois qu’il faut l’attribuer à la pureté tout exceptionnelle .du ciel dans la station que j’avais choisie avec tant de soins, et aussi à l’ensemble des dispositions optiques, qui ont donné au phénomène lumi- neux qu’il s’agissait de saisir une puissance exception- nelle. (*) M. Respighi a fait à Poodookotali de belles observations purement spectroscopiques qui confirment les miennes; seulement il a trouvé une hauteur de couronne beaucoup plus petite, ce qui me parait tenir au pou- voir lumineux plus faible de son instrument. (Si») Paris.— Imprimerie de ÜAÜTH1EB-VILLAHS, quai des Augustin*, 55. ÉCLIPSE DU 12 DÉCEMBRE 1871 OBSERVÉE V SÜOOLOU (NEELGHERRIES) PAR M. J. JANSSEN.